Clifford Curzon.

Théorie, jeu, répertoire, enseignement, partitions
louna
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Re: Clifford Curzon.

Message par louna »

Merci merci beaucoup André ! :D

Je ne connais pas le livre auquel tu fais référence. :oops: Je vais chercher et commander.
Car, en fin de compte, un artiste n'est pas payé simplement pour produire des notes, mais pour un petit quelque chose en plus - impossible à décrire, mais sans lequel l'exécution perd toute vie, toute saveur. Magie ? - si vous voulez.
Chez lui, ce "petit quelque chose en plus" est là, omniprésent... Indescriptible. C'est certainement lui qui a fait qu'en écoutant d'abord sa wanderer, puis, en écoutant ce Dvd, le temps s'est comme arrêté.
Même s'il arrive souvent qu'on soit emballé à l'écoute de tel ou tel interprête, de telle interprétation, c'était la première (et unique ?) fois que j'éprouvai ça.


Je partage aussi cette idée :
Un véritable élève doit rester disciple jusqu'au bout. Je ne sais comment l'expliquer, mais la vraie relation de maître à élève, c'est plutôt un compagnonnage à vie.
C'est quelque chose dont on n'entend plus beaucoup parler aujourd'hui, où chaque "pianiste" cherche à integrer telle école parce qu'elle est plus "prestigieuse" que telle autre, puis aller travailler avec untel, puis avec machin puis avec truc, essayer d'imiter...
A l'heure où les "pianistes" (même et surtout (!!) apprentis) ne parlent que de performance, de notes, de technique, de technicité de cours avec mr Truc puis Mme Machin, et de débit de morceau et d'étallage de répertoire... (d'énormités !).. Et j'en passe... Sans finalement Jamais se poser LA question...
(je LA cherche toujours, mais sachons profiter de ce long et savoureux chemin).

Ce texte est une bouffée d'oxygène !


Dommage, je pense qu'il est déjà assez ancien.

On devrait le donner à lire. Un peu comme une "charte" de l'humilité et du bon musicien.

Merci pour cette lueur d'espoir qui va à coup sûr illuminer ma journée, André.
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André Quesne
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Re: Clifford Curzon.

Message par André Quesne »

Clifford Curzon

SUITE...

Ce qui m'étonne parfois, c'est que les gens ne puissent admettre d'emblée, sans se soucier du jour ou du programme, qu'un génie est un génie. Prenez Richter, par exemple: pour moi, c'est un génie. Il y a quelque chose, un invisible et indéfinissable fluide qui émane de lui vers l'auditoire. D'accord, il fait quelquefois des trucs curieux - comme de prendre une oeuvre à une lenteur telle, à une lenteur si incroyable que manifestement "ce n'est pas ça". Mais la question n'est pas là, pas du tout là. Richter a une force, un pouvoir de conviction intime qui relèguent loin à l'arrière-plan les affaires de tempo. Même dans ses interprétations les plus "doctrinaires", il est d'une originalité absolue, il est unique, absolument unique. Et s'il lui prend de jouer un peu lent, plus lent qu'on ne "devrait" (et il faudrait encore s'entendre là-dessus), qu'est-ce que ça peut bien faire ? Les gens ont-ils donc perdu tout sens du divin, toute faculté de s'enthousiasmer jusqu'au délire, de s'émouvoir à en pleurer ? Tout ce qu'ils savent dire, c'est: "Oh, je le joue plus vite que ça !" ou "Dites donc, vous avez vu ce qu'il a fait ?"
A ce propos, voilà une autre belle histoire - sur une élève de Clara Schumann, Ilona Derenburg (née Eibenschutz), qui était allée entendre Anton Rubinstein. D'après tous les témoignages, il était très peu en forme ce jour-là. Ayant déjà rencontré Ilona chez Clara Schumann, il la reconnut en passant et murmura:" Si jamais vous jouez du piano comme cela, gare !"
Le lendemain aux anges, Ilona court raconter son aventure à Clara. Alors Clara, la fixant droit dans les yeux, lui rétorque: "Nous avons tous nos bons et nos mauvais jours - mais n'oubliez jamais que c'est un grand artiste." La remarque en dit long. En faveur de Clara Schumann, d'abord. On sait qu'elle n'aimait pas particulièrement le jeu de Rubinstein - d'une autre école que la sienne. Mais elle ne pouvait tolérer qu'une jeune élève s'appesantisse à ce point sur les défaillances du maître. A ma manière, je ne permettrais pas non plus à un jeune pianiste de se mettre en ma présence à disséquer ou à rejeter, disons... Richter. Je serais ravi de discuter, d'analyser; je dirais: "C'est vrai, je trouve parfois ses tempos trop abusifs, et ses idées étranges; mais la seule chose qui compte pour vous, c'est d'apprendre, et d'aller écouter ce qu'il y a de beau et de saisissant dans son jeu. Cela seul a de l'importance; parce que quoiqu'il fasse, c'est un grand, un extraordinaire artiste."
Schnabel faisait lui aussi preuve d'une belle noblesse envers les autres pianistes, quand ils possédaient comme artistes des qualités qu'il admirait. Si quelqu'un avait le malheur d'évoquer par exemple Cortot s'effondrant dans le dernier mouvement d'un concerto, ou de raconter que tel grand pianiste du moment avait osé quelque chose de soi-disant scandaleux, Schnabel commentait, très simple et très calme: "Ah oui ? Je ne l'ai jamais entendu jouer qu'extrèmement bien." C'était sans réplique.
Il disait aussi: "Quoi que vous pensiez de la manière dont Landowska aborde Bach ou telle ou telle oeuvre, vous devez admirer son immense maîtrise" - et il employait le mot français à dessein sans doute, parce qu'il n'est je crois pas très utilisé en allemand, et en tout cas pas en anglais. De fait, c'est exactement le terme qui convient pour Landowska, son autorité et son métier. C'est en quelque sorte l'envergure et l'autorité, et pas seulement la "correction" ou autre ponctualité du détail, qui rend unique le jeu d'un maître.

Je n'approuve pas du tout le système des concours. A la limite, ils peuvent être nuisibles; et, paradoxalement, c'est aux gagnants qu'ils font parfois plus de tort. Un lauréat (pas un premier prix) est venu me voir récemment, juste avant de faire ses débuts américains en récital à Carnegie Hall. Je lui ai dit - vous voyez, j'ai un côté affreusement mesquin: "Vous allez donner votre premier concert à Carnegie Hall ? Eh bien, Busoni, lui, préférait le Wigmore Hall de Londres car la délicatesse et la subtilité qu'il mettait dans son jeu auraient risqué de se perdre dans une salle plus grande." Je regardais ce jeune homme et je songeais: comment peut-il avoir le culot de choisir Carnegie Hall pour son premier récital aux Etats-Unis ? Des artistes relativement célèbres ne l'auraient jamais fait autrefois, pas même au Queen's Hall de Londres dont l'acoustique était pourtant idéale pour un récital de piano; il fallait être déjà monté très haut dans la profession pour se produire dans cette salle. Mais ce gamin avec ses quelques prix s'était déjà laissé convaincre de vivre très au-dessus de ses moyens musicaux...

Pour ce qui est de la technique pure, je crois avoir sauté tous les bâtons à ma manière. Sans jamais avoir fait méthodiquement du Czerny ou du Hanon des heures d'affilée. De fait, j'étais plutôt paresseux pour les exercices; mais j'ai toujours imité ce que je savais des grands pianistes - par exemple, que Liszt défilait toutes ses gammes sur le doigté de do majeur, excellent entraînement s'il en fut. Il n'en reste pas moins qu'au-delà d'un certain point, c'est à chaque pianiste de décider en fonction de soi; tous les pianistes sont des autodidactes.

C'est d'ailleurs ce qu'exprime Busoni dans sa préface au livre de Breithaupt sur la technique du piano: chaque artiste se fait lui-même sa technique. Rien n'est plus vrai. Passé un certain stade, il ne faut plus compter sur personne. On peut copier, observer, s'imprégner des idées d'un autre; mais pour devenir un vrai musicien, un véritable artiste, on doit finalement se façonner sa propre technique - c'est à dire son moyen personnel d'aborder la musique.

J'entends encore Landowska me déclarer sur le tard qu'elle avait l'impression d'avoir progressé: dans sa jeunesse, elle ratait des choses sans savoir pourquoi - alors qu'à présent, elle en ratait toujours, mais au moins elle comprenait d'où cela venait ! Et c'est juste: désormais, quand je manque quelque chose, j'en vois la raison et puis donc m'arranger pour que ça ne recommence pas. Mais quand j'étais jeune et que cela m'arrivait, je discernais beaucoup moins bien le pourquoi et le comment du défaut, et donc la façon de le redresser.

L'un des grands préceptes de Schnabel était qu'il existait un mouvement, un geste et un doigté justes pour chaque son et pour chaque phrase. Il y revenais sans cesse: il insistait énormément sur le côté physique, et non pas seulement spirituel, du jeu pianistique. De là son inlassable assiduité au clavier pour expérimenter toutes les manières possibles de modeler une phrase, en commençant par la première note, puis par la seconde, en allant jusqu'à la quatrième, ou la cinquième, ici, et là, et partout - il passait des heures à chercher, pour mettre tous les détails physiques absolument d'amplomb. Sinon, expliquait-il, on bâtissait sur du sable.

Je me demande combien de gens - non pianistes, bien sûr, mais aussi pianistes quelquefois - se rendent compte de l'importance cruciale du doigté ? Nous ne possédons que dix doigts pour près de 100 touches. Et c'est l'organisation de ces dix doigts, et la manière dont chacun suit l'autre, qui permet non seulement de jouer exactement les notes, mais de construire la musique et de la faire parler.
Schnabel ne prenait jamais automatiquement le doigté le plus facile. Dans ma jeunesse, on apprenait un mode de doigté conventionnel et passablement rigide où, par exemple, l'emploi du pouce sur les touches noires était en général interdit. C'est logique en un sens car les touches noires ne tombent sous les pouces; mais Schnabel estimait que la phrase l'exigeait - s'il voulait, par exemple, l'attaque ou le poids sur une touche noire - il n'hésitait pas une seconde à l'attraper avec le pouce. Paradoxalement - mais la musique est elle-même pleine de paradoxes - il pouvait tout aussi bien conseiller de jouer un trille avec le pouce, cette fois pour lui donner plus de légèreté.

Pour le phrasé, Landowska se préoccupait plutôt de nous donner l'aisance maximum: étant donné qu'au clavecin, on ne peut pas tenir les notes avec la pédale comme piano, tout y est plus à découvert, effroyablement à découvert. Mais ces deux grands artistes du clavier étaient autant l'un que l'autre des maniaques du doigté. Schnabel visait toujours à obtenir une "deuxième simplicité" - autrement dit la fraîcheur seconde qu'on atteind après avoir victorieusement franchi toutes les difficultés, traversé toutes les épreuves. Et sa méthode pour y parvenir était de chercher la façon la plus naturelle de jouer chaque mesure, chaque parcelle de musique: il examinait tout, explorant chaque phrase pour découvrir comment il arriverait à la jouer du mieux possible sans la travailler; c'est à dire qu'il ne se contentait pas d'éplucher divers schémas et divers doigtés, mais jetait pour ainsi dire sa main sur le piano jusqu'à ce qu'il ait trouvé comment s'y prendre pour faire chanter la phrase avec le plus de beauté. Et alors, même le doigté le plus extravagant devenait celui qui convenait le plus naturellement à la phrase en question.


A SUIVRE...
louna
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Re: Clifford Curzon.

Message par louna »

Passionnant ! Merci ! =D>
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André Quesne
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Re: Clifford Curzon.

Message par André Quesne »

Clifford Curzon

SUITE...

Au fond - je sais qu'on se moque de moi quand je dis cela, cependant ce n'est pas si fou qu'il y paraît - ce qui vient en dernier, ce sont les notes. Il faut d'abord apprendre l'articulation du phrasé, la construction, la place de chaque phrase, la forme d'ensemble de la musique; en effet, si l'on commence par apprendre les notes, on va évidemment leur chercher des doigtés qu'on risque de devoir modifier une fois trouvés le sens et le modelé de la phrase; or, le plus difficile est de désapprendre. En public, si l'on a la moindre hésitation entre l'ancien et le nouveau doigté, entre un pouce et un quatrième, par exemple, on est perdu - tout comme le serait un danseur qui hésiterait entre le pied droit ou le gauche au milieu d'une figure compliquée.
Je soupçonne bien les gens d'avoir une notion tout à fait fausse du rôle du doigté. Ils s'imaginent - eh bien, que quand on a épuisé son nombre de doigts, on passe le pouce et on repart. Et de nombreux pianistes - beaucoup plus qu'on ne croit - jouent effectivement ainsi: ils mettent "Le Doigté". Un pianiste très célèbre m'a même confié un jour, avec un air de conspirateur; "Vous savez, je ne mets pas toujours le doigté de la partition...Et vous ?" Miséricorde ! Quel doigté ? Quelle partition ? Les doigtés imprimés sur la musique, mis par les éditeurs et autres réviseurs, sont souvent assez contestables; mais même s'ils représentent des suggestions intelligentes, chaque exécutant doit malgré tout étudier la question personnellement. Des suggestions: ces indications ne sont rien d'autre. Pour vous en convaincre, regardez donc l'édition Schnabel des sonates de Beethoven: combien de fois verrez-vous, pour une même phrase, non pas un seul doigté, mais deux ou trois.
Evidemment, Schnabel avait cette faculté extraordinaire de pénétrer jusqu'au coeur de la phrase à travers le doigté (et à travers des groupes bien étudiés de doigtés, pour lesquels il avait inventé le terme de "maniés"); et le plus souvent, lorsqu'il ne propose qu'un seul doigté, il est parfaitement probant. Un cher confrère me dit un jour ceci: "Il se passe une chose curieuse avec les doigtés de Schnabel pour Beethoven. On fait une sonate lentement en les essayant, et on se dit: il est complètement fou. On est attaché à son propre doigté, tellement plus simple; et puis on s'énerve un peu, alors on le change, et si ça ne marche quand-même pas, on le change encore - ce qui signifie qu'on n'est pas prêt du tout à jouer l'oeuvre en public; enfin, en désespoir de cause, on reprend l'édition Schnabel, pour découvrir que son doigté est celui qu'on cherchait en vain depuis tout ce temps."

Traditionnellement, la plupart des pianistes travaillaient d'abord un morceau lentement, pour arriver peu à peu au tempo; mais pas Schnabel, ni Landowska. Ces deux-là avaient un nombre étonnant de points communs, quand on y songe. Leur méthode, c'était de prendre une oeuvre par petits fragments et de se lancer tout de suite au tempo. Trouver le tempo; écouter intérieurement la musique; la sentir battre, vivre.
Doigter très lentement un mouvement rapide n'a guère de sens. Car dès qu'on commencera à accélérer, on risque de devoir tout changer: doigtés lents et doigtés rapides ne sont pas nécessairement les mêmes. On sait qu'il y a de la musique lente et de la musique rapide; des allures lentes et des allures rapides; mais à combien d'élèves apprend-on à penser le doigté en fonction du tempo ? On devrait doigter un morceau rapide à la vitesse voulue; puis le travailler lentement avant de retrouver le tempo - mais sans jamais s'écarter du doigté rapide du début.
Tovey répétait sans cesse que la vitesse définitive ne devrait jamais être le but d'une exécution, mais seulement une prime en sus.

Dans ma jeunesse, la grande pianiste Katharine Goodson - que Lechetizky fait figurer dans son panthéon "d'interprètes de génie" - disait à ceux qui lui donnaient l'impression de se relâcher; "Rappelez-vous qu'à la dernière place de la dernière rangée du balcon, il y a une petite vieille dame qui connaît l'oeuvre aussi bien que vous." C'est bien vrai. Quant à Sir Henry Wood, il admonestait les musiciens négligeants aux répétitions en lançant à la cantonnade: "Le public ne dira rien - mais n'en pensera pas moins !" Et cela aussi c'est bien vrai: même s'ils ne font aucun commentaire, même s'ils ne sont pas capables de repérer un manque ou un raté précis, les auditeurs ne sont pas dupes.

Malgré tout, il y a des choses qu'à mon avis ils ne remarquent pas toujours. Je ne suis pas sûr qu'il se rendent compte, par exemple - parce qu'ils ne l'entendent pas chaque fois, ou parce qu'ils oublient - à quel point varie l'interprétation d'une même oeuvre par un véritable artiste; oui, elle varie constamment ! Encore un trait que partageaient Landowska et Schnabel, et qu'ils démontraient quotidiennement. Schnabel prétendait qu'il renoncerait au concert à cinquante ans; estimait-il qu'à cet âge ce serait manquer de dignité que de continuer à se produire en public, ou se figurait-il qu'il n'aurait alors plus rien à dire - toujours est-il qu'il n'en fit rien: ni de s'arrêter, ni d'épuiser son talent bien sûr. C'était un processus de renouvellement constant: il repartait et recommençait sans cesse - devise qu'on devrait graver sur la porte de toutes les salles de cours et de répétitions ! "Sans cesse sur le métier..."
Le concerto que je joue en ce moment, le K.595 de Mozart, n'est plus le même que la semaine dernière et, dans une semaine, j'y aurai encore changé mille choses - il y a toujours des choses à changer. Je suis certain de n'avoir jamais repris une oeuvre ou un programme au cours de ma vie sans les avoir, sous un aspect ou sous un autre, repensés de fond en comble en fonction de ma précédente interprétation.

Un autre fait dont, me semble-t-il, quantité de gens n'ont pas conscience est l'influence de l'instrument lui-même sur le jeu. Ils ne se rendent pas compte qu'indépendamment du toucher de l'interprète, chaque piano a son caractère intrinsèque: de minuscules disparités de réglage ou de mécanique peuvent donner au pianiste des sensations entièrement différentes, qui vont soit dans le sens, soit à l'encontre des automatismes de sonorité de sa main. Il y a en effet une telle part de réflexe dans le mécanisme du jeu - parce que, comme une bête de cirque, on est passé dix mille fois à travers le cerceau, un cerceau en flammes !

C'est bizarre à dire, mais beaucoup de personnes ne paraissent pas comprendre non plus qu'un piano droit et un piano à queue diffèrent énormément: leur mécanique ne produit pas du tout le son de la même façon. Il est fortement déconseillé à un pianiste qui doit jouer sur une queue de s'exercer sur un droit - où on lance les marteaux vers les cordes au lieu de les soulever par en-dessous; l'impression est tellement différente que de travailler sur un droit avant de jouer sur une queue peut bouleverser les réflexes de doigts sensibles. Or, devinez ce qu'on trouve dans le petit foyer des coulisses de presque toutes les salles de concert du monde ? Mais...un piano droit, évidemment !

Tenez, à propos des salles de concert: savez-vous que je ne trouve pratiquement nulle part de tabouret de piano assez bas ? Il faut chaque fois couper les pieds, ou en emprunter un au cabinet de toilette des dames. Quand je joue au Festival Hall de Londres, on en fait venir un spécialement à mon intention. Et ne croyez pas que je m'asseye exagérément bas: c'est simplement que le style pianistique a évolué. D'une façon générale, on est devenu bien plus percussif; on attaque d'avantage de haut - tout le monde est donc censé préférer être assis perché. Et combien de fois on baisse le siège à fond à la répétition; tout est parfait - et puis, le soir, on arrive sur scène pour s'apercevoir que le cher accordeur l'a remonté jusqu'en haut ! Il le lui faut ainsi pour faire son travail correctement - or, moi, ça ne fait pas du tout mon affaire...


A SUIVRE...
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jeff62
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Re: Clifford Curzon.

Message par jeff62 »

BRAVO !!!
-Aimez vous Beethoven...?
-Oui beaucoup mais juste un petit verre...
louna
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Re: Clifford Curzon.

Message par louna »

Oui, bravo, et merci encore, André.

=D>
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dominique
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Re: Clifford Curzon.

Message par dominique »

merci pour ce texte.
Je n'ai pas encore tout lu, mais j'ai fait un copié collé sur ma clé USB.
Bel été à tous,
Dominique
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André Quesne
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Re: Clifford Curzon.

Message par André Quesne »

Clifford Curzon

SUITE...

Mais revenons à l'interprétation. Chacun de mes tableaux est le résultat d'une chaîne de destructions, disait Picasso; la remarque s'applique à merveille au piano. Vous jouez, et ça sonne joli parce que vous êtes musicien et que vous adorez le morceau. Alors vous commencez à pinailler, et vous changez ici ou là. Puis vous le modifiez encore. Et vous le changez ainsi vingt fois, jusqu'à ce que vous trouviez quelque chose qui, le plus souvent, ressemble fort à ce que vous aviez fait la première fois - mais est quand-même différent parce que vous avez vécu les dix-neuf autres fois dans l'intervalle. C'est la clé de tout: il faut sans arrêt détruire. Voilà ce que je veux dire par doigter, et changer, et sentir que les réflexes vont vous lâcher, parce que - et si j'attaquais ce concerto de Mozart sur un pouce ? - bon, faites-le: mais attention, vous allez vous casser la figure ! Le danger - oui, vivre dangereusement ! Il n'y a rien de plus périlleux, ni de plus fondamental, ni de plus excitant en musique que de changer - spécialement le jour du concert. C'est peut-être risqué, mais même si ça vous vient au dernier moment, c'est irrésistible, c'est vital - ce pouce, tout d'un coup, cette soudaine illumination de la phrase.

Les anecdotes, les conseils, à quoi mènent-ils ? C'est Mozart qui disait, je crois, qu'un véritable interprète devrait donner au public l'illusion qu'il est lui-même l'auteur du morceau, qu'il le compose presque en jouant. Pas très difficile pour Mozart, naturellement, à qui cela arrivait souvent - d'être l'auteur et d'improviser directement. Mais pour les autres, c'est un but sublime, irréalisable. Et, paradoxalement, on ne pourra donner l'impression d'être un créateur original, spontané, qu'après être passé par un grand nombre d'interprétations différentes de l'oeuvre - qu'après les avoir toutes détruites, comme Picasso.

Au bout du compte, les interprètes sont libres; mais nous ne le sommes que par l'esclavage - et c'est extrèmement difficile à décrire. Nous nous plions à toutes les disciplines pour gagner toutes les libertés. Nous passons notre vie, chaque minute de nos journées, à dresser des obstacles qu'il nous faudra vaincre, à démolir et à changer, pour parvenir (avec de la chance) à quelque chose qui se rapproche de l'idéal impossible. Alors, nous sommes heureux enfin - jusqu'au lendemain, où le moment sera venu de changer encore...


------------------------------------------

Clifford Curzon Anglais, né en 1907 à Londres. Etudia avec Matthay, Schnabel, Landowska et Nadia Boulanger. Sans conteste le plus grand pianiste anglais vivant - il est mort en 1982 et mon livre est de 1981 - (certains estiment même superflue la mention de nationalité). Perfectionniste, autocritique impitoyable. Apparaît peu en public; mais les Londoniens ont eu le privilège d'entendre plusieurs fois son Concerto K.595 en si bémol de Mozart, inégalé, et quelques récitals mémorables ces dernières années. Au mieux de sa forme, Curzon n'a pas son pareil dans Mozart et Schubert: son jeu est pénétré de la plus profonde poésie, animé des inflexions les plus subtiles, les plus magiques. Pour un pianiste de cette envergure, il a relativement peu enregistré - constat regrettable non pour Curzon lui-même (qui trouve difficile et ingrat de s'exprimer pour le disque), mais pour les milliers de personnes qui ne le verront ni ne l'entendront jamais jouer.

- FIN -
louna
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Re: Clifford Curzon.

Message par louna »

Merci beaucoup André de t'être donné tout ce mal. :)
Déçue que ça finisse déjà. Mais à travers ce texte, je reconnais bien le pianiste que j'ai entendu et vu dans le Dvd (et autres enregistrements). Qu'en penses-tu ?

Il y a de plus dans ce texte maière à débattre, peut-être cela fera-il l'objet de nouveaux sujets ?
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André Quesne
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Re: Clifford Curzon.

Message par André Quesne »

Oui, après l'avoir vu et entendu, je reconnais la sobriété, la sincérité et la modestie de cet immense pianiste qui malheureusement n'est pas assez connu.

Quel dommage d'avoir laissé passer cette mine de trésors !...

Je te remercie encore une fois Louna pour tout ce que tu as fait.

Je suis conscient que ce texte ne sera pas forcément lu et apprécié...c'est peut-être un peu long...Quoiqu'il en soit, j'ai cru bon le reproduire dans son intégralité.

Bonne journée à tous,

André.
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Gastiflex
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Re: Clifford Curzon.

Message par Gastiflex »

Je suis conscient que ce texte ne sera pas forcément lu et apprécié...c'est peut-être un peu long...Quoiqu'il en soit, j'ai cru bon le reproduire dans son intégralité.
C'est pas grave, j'ai quand même tout lu. Tu te l'es tapé entièrement à la main ou tu avais une version numérique ? Ou peut-être avec un OCR ?
Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate.
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sanne
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Re: Clifford Curzon.

Message par sanne »

André Quesne a écrit : Je suis conscient que ce texte ne sera pas forcément lu et apprécié
André, merci pour ce texte, que j'ai lu et apprécié... 8)
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André Quesne
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Re: Clifford Curzon.

Message par André Quesne »

Merci pour vos réponses...

Pour te répondre Gasti, j'ai tout reproduit à la main. J'ai bien pensé scanner mais le bouquin est assez gros avec une couverture cartonnée. Et puis j'ai pensé que la lecture serait plus conviviale de cette manière.

A+ André.
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BM607
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Re: Clifford Curzon.

Message par BM607 »

Oh si certains ont tout lu, c'était très intéressant, c'est vraiment dommage que ce soit terminé.
Je me l'étais même compilé pour (re)lire tout d'un coup.

Merci encore.

BM
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enigma
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Re: Clifford Curzon.

Message par enigma »

J'aime beaucoup ce pianiste, surtout son pianissimo qui me coupe le souffle. J'ai un coffret de ses enregistrements de chez Decca (Schubert, Tchaikovsky, De Falla etc), et un DVD avec une Schubert D 960 sublime (quoique parfois un peu vite à mon goût).
louna
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Re: Clifford Curzon.

Message par louna »

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Gastiflex
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Re: Clifford Curzon.

Message par Gastiflex »

Ca claque ! Merci pour cette découverte !
Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate.
louna
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Re: Clifford Curzon.

Message par louna »

Gastiflex a écrit :Ca claque ! Merci pour cette découverte !
A la maison, j'ai une très belle interprétation du quintette avec Catherine Collard au piano.

Je suis contente d'avoir trouvé cette video. Elle me fait rappeler aussi que ma prof ne m'a toujours pas rendu mon dévédé de Curzon. :evil:
Sa D960 me manque.

D'autres possèdent ce dvd ?
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Stereden
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Re: Clifford Curzon.

Message par Stereden »

J'ai pas le dvd mais j'ai cet impromptu. :wink:
On ne vend pas la musique. On la partage. Leonard Bernstein
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