Je lisais récemment un passage de Merleau-Ponty et ça m'a beaucoup rappelé ce qui se passe quand on travaille au piano. Ce que lui appelle "habitude", en parlant de taper au clavier, on l'appelerait "technique" au piano. J'avais envie de le partager avec vous

C'est ça "faire corps" avec le piano, incluant l'intégration de la géographie des touches mais aussi toute autre action.Merleau-Ponty, dans La Phénoménologie de la perception a écrit :L’habitude exprime le pouvoir que nous avons de dilater notre être au monde, ou de changer d’existence en nous annexant de nouveaux instruments. On peut savoir dactylographier sans savoir indiquer où se trouvent sur le clavier les lettres qui composent les mots. Savoir dactylographier n’est donc pas connaître l’emplacement sur le clavier de chaque lettre, ni même avoir acquis pour chacune un réflexe conditionné qu’elle déclencherait lorsqu’elle se présente à notre regard. Si l’habitude n’est ni une connaissance, ni un automatisme, qu’est-elle donc ? Il s’agit d’un savoir qui est dans les mains, qui ne se livre qu’à l’effort corporel et ne peut se traduire par une désignation objective. Le sujet sait où se trouvent les lettres sur le clavier comme nous savons où se trouve l’un de nos membres, d’un savoir de familiarité qui ne nous donne pas une position dans l’espace objectif. Le déplacement de ses doigts n’est pas donné à la dactylographe comme un trajet spatial que l’on puisse décrire, mais seulement comme une certaine modulation de la motricité, distinguée de toute autre par sa physionomie.
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Nous disions plus haut que c’est le corps qui « comprend » dans l’acquisition de l’habitude. Cette formule paraîtra absurde, si comprendre c’est subsumer un donné sensible sous une idée et si le corps est un objet. Mais justement le phénomène de l’habitude nous invite à remanier notre notion du « comprendre » et notre notion du corps. Comprendre, c’est éprouver l’accord entre ce que nous visons et ce qui est donné, entre l’intention et l’effectuation — et le corps est notre ancrage dans un monde. Quand je porte la main vers mon genou, j’éprouve à chaque moment du mouvement la réalisation d’une intention qui ne visait pas mon genou comme idée ou même comme objet, mais comme partie présente et réelle de mon corps vivant, c’est-à-dire finalement comme point de passage de mon mouvement perpétuel vers un monde. Quand la dactylographe exécute sur le clavier les mouvements nécessaires, ces mouvements sont dirigés par une intention, mais cette intention ne pose pas les touches du clavier comme des emplacements objectifs. Il est vrai, à la lettre, que le sujet qui apprend à dactylographier intègre l’espace du clavier à son espace corporel.
Puis il analyse l'exemple de l'organiste capable de s'adapter à toutes sortes de nouveaux instruments.
C'est-à-dire que, si l'on prend l'exemple d'un déplacement sur le clavier, on n'a pas besoin de penser le mouvement de déplacement, simplement la destination (ce que j'appelle "téléportation"). Et cela vaut aussi pour d'autres types de mouvements, où l'on s'imagine le son qui va avec, et le mouvement le réalise. Bref ça c'est le résultat final, ça ne dit pas comment on y parvient, mais c'est bon à garder en tête, pour éviter de faire fausse route dans le travailMerleau-Ponty, dans La Phénoménologie de la perception a écrit :Pour chaque jeu et pour chaque pédale, ce ne sont pas des positions dans l’espace objectif qu’il apprend, et ce n’est pas à sa « mémoire » qu’il les confie. Pendant la répétition comme pendant l’exécution, les jeux, les pédales et les claviers ne lui sont donnés que comme les puissances de telle valeur émotionnelle ou musicale et leur position que comme les lieux par où cette valeur apparaît dans le monde. Entre l’essence musicale du morceau telle qu’elle est indiquée dans la partition et la musique qui effectivement résonne autour de l’orgue, une relation si directe s’établit que le corps de l’organiste et l’instrument ne sont plus que le lieu de passage de cette relation.
Désormais la musique existe par soi et c’est par elle que tout le reste existe.
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Or le corps est éminemment un espace expressif. Je veux prendre un objet et déjà, en un point de l’espace auquel je ne pensais pas, cette puissance de préhension qu’est ma main se lève vers l’objet. Je meus mes jambes non pas en tant qu’elles sont dans l’espace à quatre-vingts centimètres de ma tête, mais en tant que leur puissance ambulatoire prolonge vers le bas mon intention motrice. Les régions principales de mon corps sont consacrées à des actions, elles participent à leur valeur, et c’est le même problème de savoir pourquoi le sens commun met dans la tête le siège de la pensée et comment l’organiste distribue dans l’espace de l’orgue les significations musicales. Mais notre corps n’est pas seulement un espace expressif parmi tous les autres. Ce n’est là que le corps constitué. Il est l’origine de tous les autres, le mouvement même d’expression, ce qui projette au-dehors les significations en leur donnant un lieu, ce qui fait qu’elles se mettent à exister comme des choses, sous nos mains, sous nos yeux.

Cela rejoint cette publication sur les golfeurs experts qui portent davantage leur attention sur la trajectoire (le but), que sur le mouvement à réaliser pour parvenir à réaliser cette trajectoire :
Marjorie Bernier, Romain Codron, Emilie Thienot, Jean F. Fournier. The attentional focus of expert
golfers in training and competition: a naturalistic investigation. Journal of Applied Sport Psychology,
2011, 23 (3), pp. 326-341. 10.1080/10413200.2011.561518. hal-01813485