Phénoménologie de la technique pianisitique

Théorie, jeu, répertoire, enseignement, partitions
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BluePhoenix05
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Phénoménologie de la technique pianisitique

Message par BluePhoenix05 »

hello !
Je lisais récemment un passage de Merleau-Ponty et ça m'a beaucoup rappelé ce qui se passe quand on travaille au piano. Ce que lui appelle "habitude", en parlant de taper au clavier, on l'appelerait "technique" au piano. J'avais envie de le partager avec vous :D
Merleau-Ponty, dans La Phénoménologie de la perception a écrit :L’habitude exprime le pouvoir que nous avons de dilater notre être au monde, ou de changer d’existence en nous annexant de nouveaux instruments. On peut savoir dactylographier sans savoir indiquer où se trouvent sur le clavier les lettres qui composent les mots. Savoir dactylographier n’est donc pas connaître l’emplacement sur le clavier de chaque lettre, ni même avoir acquis pour chacune un réflexe conditionné qu’elle déclencherait lorsqu’elle se présente à notre regard. Si l’habitude n’est ni une connaissance, ni un automatisme, qu’est-elle donc ? Il s’agit d’un savoir qui est dans les mains, qui ne se livre qu’à l’effort corporel et ne peut se traduire par une désignation objective. Le sujet sait où se trouvent les lettres sur le clavier comme nous savons où se trouve l’un de nos membres, d’un savoir de familiarité qui ne nous donne pas une position dans l’espace objectif. Le déplacement de ses doigts n’est pas donné à la dactylographe comme un trajet spatial que l’on puisse décrire, mais seulement comme une certaine modulation de la motricité, distinguée de toute autre par sa physionomie.
[...]
Nous disions plus haut que c’est le corps qui « comprend » dans l’acquisition de l’habitude. Cette formule paraîtra absurde, si comprendre c’est subsumer un donné sensible sous une idée et si le corps est un objet. Mais justement le phénomène de l’habitude nous invite à remanier notre notion du « comprendre » et notre notion du corps. Comprendre, c’est éprouver l’accord entre ce que nous visons et ce qui est donné, entre l’intention et l’effectuation — et le corps est notre ancrage dans un monde. Quand je porte la main vers mon genou, j’éprouve à chaque moment du mouvement la réalisation d’une intention qui ne visait pas mon genou comme idée ou même comme objet, mais comme partie présente et réelle de mon corps vivant, c’est-à-dire finalement comme point de passage de mon mouvement perpétuel vers un monde. Quand la dactylographe exécute sur le clavier les mouvements nécessaires, ces mouvements sont dirigés par une intention, mais cette intention ne pose pas les touches du clavier comme des emplacements objectifs. Il est vrai, à la lettre, que le sujet qui apprend à dactylographier intègre l’espace du clavier à son espace corporel.
C'est ça "faire corps" avec le piano, incluant l'intégration de la géographie des touches mais aussi toute autre action.

Puis il analyse l'exemple de l'organiste capable de s'adapter à toutes sortes de nouveaux instruments.
Merleau-Ponty, dans La Phénoménologie de la perception a écrit :Pour chaque jeu et pour chaque pédale, ce ne sont pas des positions dans l’espace objectif qu’il apprend, et ce n’est pas à sa « mémoire » qu’il les confie. Pendant la répétition comme pendant l’exécution, les jeux, les pédales et les claviers ne lui sont donnés que comme les puissances de telle valeur émotionnelle ou musicale et leur position que comme les lieux par où cette valeur apparaît dans le monde. Entre l’essence musicale du morceau telle qu’elle est indiquée dans la partition et la musique qui effectivement résonne autour de l’orgue, une relation si directe s’établit que le corps de l’organiste et l’instrument ne sont plus que le lieu de passage de cette relation.
Désormais la musique existe par soi et c’est par elle que tout le reste existe.
[...]
Or le corps est éminemment un espace expressif. Je veux prendre un objet et déjà, en un point de l’espace auquel je ne pensais pas, cette puissance de préhension qu’est ma main se lève vers l’objet. Je meus mes jambes non pas en tant qu’elles sont dans l’espace à quatre-vingts centimètres de ma tête, mais en tant que leur puissance ambulatoire prolonge vers le bas mon intention motrice. Les régions principales de mon corps sont consacrées à des actions, elles participent à leur valeur, et c’est le même problème de savoir pourquoi le sens commun met dans la tête le siège de la pensée et comment l’organiste distribue dans l’espace de l’orgue les significations musicales. Mais notre corps n’est pas seulement un espace expressif parmi tous les autres. Ce n’est là que le corps constitué. Il est l’origine de tous les autres, le mouvement même d’expression, ce qui projette au-dehors les significations en leur donnant un lieu, ce qui fait qu’elles se mettent à exister comme des choses, sous nos mains, sous nos yeux.
C'est-à-dire que, si l'on prend l'exemple d'un déplacement sur le clavier, on n'a pas besoin de penser le mouvement de déplacement, simplement la destination (ce que j'appelle "téléportation"). Et cela vaut aussi pour d'autres types de mouvements, où l'on s'imagine le son qui va avec, et le mouvement le réalise. Bref ça c'est le résultat final, ça ne dit pas comment on y parvient, mais c'est bon à garder en tête, pour éviter de faire fausse route dans le travail :)

Cela rejoint cette publication sur les golfeurs experts qui portent davantage leur attention sur la trajectoire (le but), que sur le mouvement à réaliser pour parvenir à réaliser cette trajectoire :

Marjorie Bernier, Romain Codron, Emilie Thienot, Jean F. Fournier. The attentional focus of expert
golfers in training and competition: a naturalistic investigation. Journal of Applied Sport Psychology,
2011, 23 (3), pp. 326-341. 10.1080/10413200.2011.561518. hal-01813485
Quelques traductions de poèmes chinois à ma sauce
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rzn
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Re: Phénoménologie de la technique pianisitique

Message par rzn »

Merci BluePhoenix, c’est passionnant !

Bon, j’essaie de rebondir, même si je doute fortement d’être à la hauteur, désolée si j’écris n’importe quoi, quelqu’un de plus éclairé prendra le relais !

Alors une question un peu naïve : est-ce que tu penses que ce mouvement naturel, qui nait de l’intention et va directement au son, suffit vraiment à un pianiste ? Que ce mouvement naturel soit nécessaire, que l’on parvienne à intégrer notre corps, l’espace qu’on parcourt, le moment de contact au clavier, et tout l’instrument lui-même comme des lieux de passage et des extensions de nous-mêmes et qui conduiraient à l’accomplissement d’une essence musicale portée par le texte, ça me parle beaucoup.

Mais est-ce qu’on peut vraiment s’en tenir là ? Est-ce qu’il n’y a pas une plus grande richesse, palette dans notre façon d’aborder le clavier, que dans les exemples cités par Merleau-Ponty (orgue et piano notamment : 2 mondes, l'air et la corde…), et qui nécessiterait des moments de retour à la conscientisation, à tout moment du travail ? Est-ce que se fier toujours à cette idée du prolongement de soi-même, ce n’est pas s’enfermer dans un soi-même justement ? Est-ce qu'il ne faut pas aller chercher parfois à l’extérieur de soi, en mettant justement à distance le geste décrit par Merleau-Ponty ? Quelque chose de plus concret qui relèverait du geste de l’artisan, parce qu’on travaille très concrètement avec des marteaux et des cordes ?
Pos
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Re: Phénoménologie de la technique pianisitique

Message par Pos »

C’est un très beau sujet que tu proposes.

Je comprends cette idée d’intrument qui fait corps que l’on connaît si bien qu’on ne visualise plus les déplacements. Je peux sans réfléchir faire un intervalle de tierce majeure ou un octave. Mais je n’ai pas encore assez d’entraînement pour sans réfléchir plaquer une quarte augmentée. Je peux sauter d’octave en octave, mais pas de deux octaves à la fois. Je peux piqué trois notes sans réfléchir au geste, je peux engraisser mon son pour quelques notes par la simple volonté sans penser à mes mouvements Les repères sont plus longs à acquérir et à autonomiser que sur un clavier de machine à écrire mais ils existent indubitablement.
Mais j’ai du mal à imaginer que même avec beaucoup d’entraînement, nous puissions avoir ces repères spatiaux, de toucher, et de ne réfléchir qu’au but (le rendu musical) sans réfléchir au chemin pour y parvenir (les mouvements) dans le cadre d’un instrument polyphonique. Avec lequel chaque doigt pourrait avoir son propre but finalement. Par exemple sur deux tierces successives, je serais bien incapable sans avoir décomposé le mouvement au préalable de lier la note basse et piquer la haute. Et c’est pourtant un exemple simple de deux doigts. Je pense que ça rejoint un peu le questionnement de Rzn (ou alors pas du tout, et j’ai rien compris :lol: )
blyssou
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Re: Phénoménologie de la technique pianisitique

Message par blyssou »

je n'ai rien compris. et quand je ne comprends pas, c'est a dire quand ce n'est pas bien expliqué (car comme disait Dalida, le problème vient aps de moi #-o ) , je me méfie.
Abegg63
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Re: Phénoménologie de la technique pianisitique

Message par Abegg63 »

Les gestes compliqués sur le piano c’est effectivement une question d’entraînement.
Par contre je pense qu’il faut toujours un minimum de conscience pour être sûrs de les réaliser correctement.
Je ne pense pas qu’on puisse laisser aller la main seule sans aucun contrôle dessus au risque que ça ne fonctionne pas à tous les coups.
BluePhoenix05
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Re: Phénoménologie de la technique pianisitique

Message par BluePhoenix05 »

Il y a besoin de conscientiser et travailler lentement chaque geste bien sûr, mais ensuite on peut "jeter".

Si on prend l'exemple d'un déplacement, il vaut mieux viser, puis se déplacer quitte à se tromper (et ensuite corriger son estimation), on s'arrête au dessus de la destination, sans jouer (sans enfoncer). On recommence. Faire le geste lentement pour s'assurer qu'aucune tension ne subsiste durant le déplacement. Tout cela est très différent de commencer à se déplacer sans savoir où l'on va, puis chercher où l'on va atterir en tournoyant la main plus ou moins en l'air jusqu'à s'arrêter quand on est à proximité. On a besoin de conscientiser la destination et la relaxation davantage que le déroulement du déplacement lui-même.

Mais bon peut-être qu'un nouveau sujet spécifique aux déplacements serait plus pratique.
Pos a écrit : lun. 28 avr., 2025 11:13 Je peux sauter d’octave en octave, mais pas de deux octaves à la fois.
Ca c'est plutôt étonnant ! En général la correspondance d'octaves marche très bien, même pour les débutants. Et si tu voyais deux octaves comme 1 octave + 1 octave, en élidant l'arrêt au milieu ? Tu travailles en faisant 1 puis 1, et ensuite directement 2. Je ne sais pas si c'est parlant ^^
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Re: Phénoménologie de la technique pianisitique

Message par BluePhoenix05 »

Avant le passage que j'ai cité, Merleau-Ponty prend l'exemple d'une dame qui porte un chapeau avec une plume, et sait éviter les obstacles qui risquent de casser sa plume, comme si la plume faisait partie d'elle. Pareil avec un conducteur qui gare sa voiture et sait estimer l'espace pour manoeuvrer et ranger son véhicule. Il "habite" l'entièreté de l'habitacle du véhicule.

Je pense que ce sont des sensations qui doivent parler à de nombreuses personnes.

Ca explique pourquoi on peut avoir l'impression de toucher directement les cordes lorsqu'on enfonce les touches du piano. C'est qu'on les "frappe" vraiment. :idea: :o
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