Pour une fois, je me sens capable de commenter un enregistrement sur PM ! Cette sonate, je l'ai travaillée avec mon prof à partir de juin 2019. Je l'ai découverte sur IMSLP, à la recherche (à sa demande) d'une Andante en mineur: coup de foudre immédiat. Elle m'a tout de suite énormément inspirée - mais j'ai quand même eu besoin de son aide pour l'interprétation de certains passages. Nous l'avons retravaillée par intermittence depuis (comme on fait avec toutes mes sonates), pour paufiner, mais déjà à la fin de l'été 2019, mon prof me disait que je la jouais très bien, que ça s'entendait que je l'aime, donc je me sens à la hauteur pour te guider si tu le souhaites.
D'abord, bravo, c'est beaucoup mieux que ce que tu suggères ! Le texte est là et je ne comprends pas trop de quoi tu parles quand tu écris qu'a tempo tes sixtes 'cafouillent' (j'espère bien que tu n'as pas l'intention de jouer ça plus vite !!)… mais pour moi aussi, les sixtes ont été un problème (et le sont encore, quand je la reprends après trop de semaines sans la jouer). Je dois refaire une écoute attentive avec partition, mais à l'oreille tout est là, que des détails à consolider - mais c'est le temps de te lâcher et d'interpréter !
Oui bien sûr, c'est une première version, sans interprétation aucune. Je te donnerai des pistes à mesure si tu le souhaites, mais pour l'instant, une première piste, très importante: ça ne respire pas. Pose-toi à la fin des phrases, imagine que tu chantes… il faut respirer quand on chante ! Et si, en chantant, il te vient l'envie de faire des nuances soi-disant 'romantiques' en variant la durée entre les notes, go ! Fais-les, on te dira si on trouve que c'est trop.
Commenter en détails, ça prend du temps, faudra que j'écoute attentivement plusieurs fois avec la partition, mais voici déjà quelques indications, en vrac et seulement sur les premières mesures (à transposer ensuite):
Mes. 4-5 dans la longue descente en doubles-croches, il faut varier la durée entre les notes, pour que ça parle. À toi de trouver un parlando qui te 'parle'. Ça s'était imposé à moi spontanément lors du déchiffrage (j'ai beaucoup écouté de musique baroque), mais mon prof me l'a confirmé dès notre premier cours sur cette sonate: au conservatoire, il a suivi un cours d'introduction au clavecin (avec notre meilleur claveciniste, un baroqueux, professeur à l'Université Laval) et c'est son prof qui lui a dit qu'il faut étirer le temps, varier le temps entre les notes (sans abuser) dans ce genre de passage long et monotone, sinon c'est indigeste, ça ne raconte rien. Trifonov le fait, d'ailleurs, mais très discrètement, moi je le fais plus marqué (ne jamais oublier que l'art baroque, c'est l'art de l'excès). Donc si ta prof te dit de ne pas faire ça, elle est dans les patates.
Les appoggiatures… Pour rappel, on joue les appoggiatures longues lorqu'elles précèdent une valeur longue. Perso je joue la plupart des appoggiatures de cette sonate longues. A commencer par celles des mesures 2 et 3. Là, on peut toujours discuter, mais perso je trouve que l'esprit de cette sonate l'exige. Sinon, c'est sec. Alors pourquoi il a mis une appoggiature, par exemple au 3e temps de la mesure 2, au lieu d'écrire 4 doubles-croches ? D'une part, tous les temps de ce passage sont écrits pareil: 2 doubles, une croche (liée à la double suivante). Donc on garde la même chose au temps 3, et l'appoggiature, qu'on doit jouer plus fort que le fa, y a une fonction de souligner le fa (d'autant plus que ce fa est lié à celui du 4e, donc étiré, sonnant comme une croche pointée, valeur nettement plus longue que les doubles-croches qui la précèdent). Il me semble que de jouer une appoggiature brève juste avant ce fa long contredit un peu l'intention d'étirement - c'est un ressenti, je ne connais rien en analyse musicale. (Je t'invite à bien écouter les appoggiatures de Trifonov; il en joue certaines brèves que je fais longues, mais en joue plusieurs longues que tu joues brèves - curieusement, il ne joue pas du tout celle-ci).
Mais en tout cas :
Mes.5 L'appoggiature devant la blanche doit être jouée longue (1 temps complet sur les 2)
Mes 6,7,8 et toutes les autres du même pattern (les fameuses sixtes): l'appoggiature sur la sixte noire finale est aussi une appoggiature longue. Tu la joues courte (comme une double-croche), il faudrait la jouer comme une croche, la moitié de la noire. Ça changera beaucoup l'effet: ça permettra de te poser après la descente en doubles-croches, ça te permettra de respirer ! En passant, il me semble que tu accélères à partir de la mesure 6 par rapport aux précédentes, ce qui n'aide pas à sentir ta respiration ! En plus, tu ne tiens pas tes noires un temps complet à la fin de chaque mesure, tu te précipites vers la suivante. Respire doublement !
Pourquoi respirer là ? Je dirais, parce qu'après une longue descente en doubles-croches, on remonte sur la noire, et en plus, pour bien souligner qu'on remonte, on joue une appoggiature avant de remonter. C'est comme un point à la fin d'une phrase, ou plutôt, ici, un point-virgule, car la phrase se répète ensuite plusieurs fois. En tout cas je le sens comme ça. Mais c'est mon ressenti, je ne suis pas versée en analyse.
En résumé, tu peux ne pas partager mon point de vue sur ces divers éléments, mais il faut trouver moyen d'insérer des pauses, de respirer ! Je te suggère de jouer plus lentement et de te concentrer sur la respiration.
Cette remarque n'est pas justifiée. Trifonov, on aime ou on n'aime pas. J'aime généralement Trifonov, mais je n'aime pas trop son interprétation de cette sonate, qui est loin d'être une interprétation de référence à mon humble avis - pas parce qu'il la joue romantique, mais parce que j'y attends plus d'écarts dynamiques, une plus grande diversité de caractères. C'est trop juste doux, ça ne raconte qu'une seule chose tout du long. L'écriture de cette sonate me suggère tout autre chose. Mesures 11 et ss. par exemple, le ton change, le rythme devient saccadé (alternance mg md), moi j'y entends du tourment. Il y a du tourment dans cette sonate… où est-il, sous ses doigts?
Je ne suis pas puriste, je n'ai rien du tout contre le jeu soi-disant romantique dans Scarlatti et je ne crois pas du tout les prétentions selon lesquelles les musiciens baroques ne faisaient pas de 'rubato'. Pas de rubato au sens chopinien, non, mais la musique baroque est une musique de discours, elle parle et doit parler - et on ne parle pas recto tono. Les 'baroqueux' jouent dans un style 'parlando' - va écouter Harnoncourt par exemple (pas dans Scarlatti évidemment), ou écoute les jeunes clavecinistes de la nouvelle génération. Le baroque, il faut que ça parle, et le clavecin n'a pas beaucoup de moyens de parler, autres qu'en variant la durée entre les notes ! Alors vas-y Pianojar, cette sonate te parle, alors raconte ce qu'elle te dit !