Que représente le toucher pour vous ?
Le médium entre ma tête et mes oreilles.
Le toucher : est-ce un geste ? Une sensation ?
Disons qu'il y a une sorte de continuum, depuis l'effleurement des touches sans utiliser l'échappement, jusqu'au toucher surarticulé avec les doigts arrondis. Au milieu de ce spectre, chaque pianiste tend à revenir à un petit nombre de différents touchers. L'impression de palette sonore riche résulte de leur habile combinaison, de l'aptitude au contraste, plus que dans la quantité des différents touchers. Et chaque manière peut se voir associée à un geste enregistré dans la mémoire kinesthésique, et donc bien sur aussi à une sensation. Jouer du piano, c'est en grande partie savoir convoquer les gestes qui permettent de relier une sensation à un objet sonore.
Est-ce que l’adaptation à un clavier que vous ne connaissez pas perturbe beaucoup les repères de votre toucher ?
Il parait que le pianiste est plus important que le piano. Il y a des claviers dont la réponse est certes perturbante, mais je pense qu'on peut se calibrer à quasiment tous les claviers dans la plupart des repertoires, et qu'il ne faut pas renoncer sous prétexte que l'instrument ne semble pas très optimal. Je pense qu'il est très important à la fois de jouer des pianos très différents pour apprendre à adapter son toucher, mais aussi de savoir comment exploiter toutes les ressources d'un excellent instrument. Je suis récemment tombé sur cette
vidéo de Giltburg jouant sur un piano d'aéroport, c'est fou ce qu'il arrive à en tirer, sacré leçon d'adaptation instantanée. On pourrait presque croire qu'il s'agit d'un très bon piano !
Quelle est la place de l’ouïe dans le toucher ?
La même que l'odorat dans le goût. Tout à fait centrale, comme je le précise plus haut.
Est-ce que le toucher peut s’entendre ?
Oui tout à fait, on entend la plupart des gestes. Il n'y a pas des tas de moyens d'obtenir un résultat sonore donné, l'écoute suggère très fortement ce que le pianiste fait. On entend le degré de prise de risque, la proximité du clavier, le type d'articulation, la pédale donne aussi beaucoup d'indices...
Quelle est la place du regard dans le toucher ?
Pour moi le sens de la vue au piano sert essentiellement à prendre connaissance des partitions. Plus les années passent, moins je regarde mes mains et plus je travaille les yeux fermés. La vue pallie à la mémoire du clavier lorsque la gestion de l'espace est complexe, et hors les questions de déplacements, elle me sert surtout à assurer et me rassurer, en particulier en public.
Est-ce que le toucher peut se voir ?
Pas sur... je pense que deux attitudes visuelles très proches peuvent donner des résultats sonores très éloignés, tandis que des gestes qu'on croit différents peuvent sonner presque pareil. La vitesse d'attaque et la force de l'attaque ne se voient pas vraiment. En regardant un pianiste, on voit beaucoup de choses qui ne s'entendent pas et on entend beaucoup de choses qui ne se voient pas.
Pensez-vous que l’on puisse établir un lien entre la singularité d’un toucher au piano et la personnalité intime du pianiste ?
Question difficile, je pense que oui. Le toucher peut être brut, imprévisible, créatif, riche, monotone, recherché, uniformisé... la personnalité intime, c'est peut-être trop dire, mais on perçoit en tout cas une sensibilité. Il est vraiment difficile de répondre car il faudrait dissocier le toucher de la gestion du temps. Je pense que la personnalité du pianiste transparait davantage via le temps que le son ou le toucher.
Le toucher a-t-il une place dans votre enseignement ?
Si j'enseignais, bien sur. Je souhaiterais transmettre les outils qui permettent au pianiste de réaliser ce qu'il a envie de faire. Il n'y a pas beaucoup de raisons lorsque des difficultés se présentent... soit on ne sait pas exactement "quoi" faire, soit on ne sait pas exactement "comment" faire, soit on n'a pas assez travaillé pour intégrer le "comment". Le "comment", c'est le geste, et le toucher constitue une grande partie du geste. L'idée c'est de rendre le geste reproductible, en faire en outil mûr, presque comme l'action des jeux d'un orgue.