nox a écrit :
Ne pensez-vous pas que les bons pianistes sont justement ceux qui ne se sont jamais posé autant de questions, et qui soit n'ont même pas conscience de ce problème
Non, je ne le pense pas.
Mais je ne pense pas davantage que se poser cette question transforme qui que ce soit en un bon pianiste.
Disons que le bon pianiste qui se pose cette question... est plus près de la solution que le mauvais pianiste.
Celui qui ne se pose jamais ce genre de questions a bien de la chance et effectivement on ne va pas le forcer, hein.
nox a écrit :...........
Ne pensez-vous pas que les bons pianistes sont justement ceux qui ne se sont jamais posé autant de questions, et qui soit n'ont même pas conscience de ce problème, soit le compensent par une technique et une musicalité hors du commun (qui même diminués de 50% à cause de la présence du public, restent remarquables).
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Par expérience, ayant abordé ce sujet avec de très bons pianistes, et ayant été à l’affût d'interviews d'autres pianistes excellents que je n'ai pas approché personnellement, au contraire, ces pianistes n'ont jamais imaginé qu'il puisse y avoir d'autres questions !
caminante, no hay camino, se hace camino al andar. Veritas odium parit, obsequium amicos
Je pense que pour les pianistes en mode interview, c'est plus un exercice d'introspection au moment d'expliquer ce qui se passe sur scène qu'une véritable question posée à un moment lambda de leur progression.
Enfin c'est mon impression, mais dans ce domaine je pense que beaucoup ici ont connu plus de pianistes professionnels que moi.
Je ne pense pas qu'il y ait vraiment de musicien confronté au public qui n'ait jamais effleuré ces questions. En fait, je pense qu'ils y pensent autant voire plus qu'à la musique elle-même. Je ne peux pas imaginer qu'on interroge un musicien se produisant régulièrement et qu'il/elle réponde : "c'est fou, je me suis jamais posé(e) la question de mon rapport au public, je monte sur scène, je joue mon programme en donnant tout, et puis voilà." C'est impossible car d'une part l'expérience du public est trop intense pour ne pas susciter des interrogations sur ses enjeux. D'autre part, il n'est pas possible que tous les concerts se passent bien, même en étant prêt à 150%. Se trouver dans un "mauvais jour" alors qu'on peut intrinsèquement faire beaucoup mieux est complètement lié à tout ça. Et c'est un trop gros problème ayant de trop grosses conséquences pour qu'on s'offre le luxe d'en faire le déni. Tout musicien qui est amené à partager sa passion, du petit amateur à la légende vivante, y a été et/ou y sera un jour confronté.
Par contre, je pense qu'il y a plein de musiciens qui subissent les choses telles qu'elles viennent (qu'ils se posent ou non ces questions), sans essayer de se développer aussi dans cette direction, sans tenter de devenir la meilleure version d'eux mêmes. C'est plus ou moins handicapant selon les natures. Jouer souvent et beaucoup est le meilleur remède, mais tous ceux qui jouent beaucoup ont commencé par jouer moins au début. Je vais aller plus loin : je suis certain que beaucoup de grands artistes n'ont pas eu de carrière ou alors une carrière minée, car ils n'ont jamais surmonté ces aspects, en dépit de qualités artistiques hors normes. Je pense à des pianistes comme Volondat, mais ce n'est pas le seul (il y en a plein qu'on ne peut pas nommer justement à cause de ça). Et dans un autre registre, on doit bon gré mal gré inclure la reine Martha qui a du abandonner assez tôt les récitals solo exactement pour ces questions.
Procéder à une telle introspection ne va pas dérailler la machine, pour moi au pire ça ne changera rien, et au mieux, il y a de belles choses à conquérir et la possibilité de mieux se connaître. Rien ne force à remettre en question son approche si on ne le souhaite pas.
Alors oui ça fait peur, j'avoue que je ne me suis pas lancé là-dedans avec gaité de coeur ou legereté, mais je suis arrivé à un stade où j'en avais vraiment besoin donc j'ai arrêté de procrastiner. C'est un territoire inconnu, on ne sait pas ce qu'on va trouver. Je n'ai pas du tout aimé ce que j'ai vu dans le miroir, mais je suis devenu un meilleur pianiste dans la seconde qui a suivi. Ayant obtenu après plusieurs semaines de reflexions et de lectures certaines conclusions bénéfiques, j'ai souhaité les partager ici. C'est aussi simple que ça.
Modifié en dernier par Okay le lun. 19 mai, 2014 17:57, modifié 1 fois.
Richter dit que tel passage difficile, dans Schumann, il le travaille et le réussit mieux les yeux fermés.
Chamayou dit qu'il ne travaille jamais les mains séparées, vu qu'il recherche l'équilibre entre les deux.
Le jeune Benjamin Alard dit qu'il pose 2 règles, une sur chaque main, pour vérifier qu'il garde le bon équilibre.
Ce ne sont pas des exercices d'introspection après coup !
Je n'ai pas tout en tête là maintenant, mais j'ai bien d'autres exemples.
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Okay a écrit :Alors oui ça fait peur, j'avoue que je ne me suis pas lancé là-dedans avec gaité de coeur ou legereté, mais je suis arrivé à un stade où j'en avais vraiment besoin donc j'ai arrêté de procrastiner. C'est un territoire inconnu, on ne sait pas ce qu'on va trouver. Je n'ai pas du tout aimé ce que j'ai vu dans le miroir, mais je suis devenu un meilleur pianiste dans la seconde qui a suivi. Ayant obtenu après plusieurs semaines de reflexions et de lectures certaines conclusions bénéfiques, j'ai souhaité les partager ici. C'est aussi simple que ça.
Merci de l'avoir fait.
C'est très fort ce que tu écris.
Pour rester avec Richter, c'est bien pour ça non qu'il a resorti les partitions à la fin de sa vie (pour faire écho au fil des grands amateurs).
A quoi sont dues les interruptions de carrières et retours d'Horowitz ?
Pourquoi Michelangeli annulait autant de concerts ? Peut-être était-il simplement plus clairvoyant que les autres sur ses mauvais jours, et surtout pouvait se le permettre. Je vous défie de trouver un live raté de Michelangeli !
Chopin n'avait-il pas les plus grandes difficultés à jouer en public ? On a plein de lettres où il en parle, notamment concernant son fameux dernier concert.
Il y a plein d'anecdotes sur Rubinstein ("mes doigts sont des spaghettis ... je vais avoir plein de trous de mémoire ... je ne rejouerai plus jamais ..."), j'ai lu quelque part qu'Ashkénazy faisait un jogging pour venir à la salle de concert pour se décontracter (vrai ou pas, je n'en sais rien) .... la liste est infinie
Le jeu en public est,pour moi, un partage d'émotions (le pianiste est un médiateur entre l'oeuvre et les auditeurs). Et vu sous cet angle, le trac apparaît comme un obstacle à cette transmission, obstacle que l'interprètre érige égoïstement , par peur du jugement (je sais, excusez moi, je fais un peu d'auto-analyse, mais ce sujet est intéressant et permet une remise en question ). Donc, pour interpréter dignement une oeuvre, il faut un minimum d'abnégation , et aussi se laisser aller à ses propres émotions (en lien avec la musique ). Belle piste de réflexion pour évoluer et relativiser les passages devant le public!
"Je suis croyante, ma religion est la musique". Valérie.
J'ai aussi assisté à un récital de 3 sonates de Beethoven, salle Pleyel, par Brendel.
Il restait au contrôle, c'était désespérant. Puis, tout d'un coup, il lâchait. Une pure merveille, mais pas pour longtemps ! Il reprenait tout de suite le contrôle. Il n'y a pas eu plus de 3 ou 4 passages libres. C'était fin des années 70 ou années 80.
Barenboim a longtemps joué en contrôlant tout ! Mais progressivement, je l'ai entendu relâcher de plus en plus. Il s'est nettement bonifié !
Nemirovski, pour ceux qui le connaisse, c'est le prof de Lise de la Salle, a arrêté la scène, soit disant pour se consacrer à l'enseignement, il est actuellement prof à la royal school de Londres, mais en fait parce qu'il n'a jamais su gérer ça !
Pour moi, le pianiste le plus libre et proche de la musique, c'est Richter en public, particulièrement dans son concert en juin 1975 à Aldeburgh, capté par la BBC. On le trouve sur YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=dlwK3IIT6jo
caminante, no hay camino, se hace camino al andar. Veritas odium parit, obsequium amicos
nox a écrit :Ah oui certes, mais ce ne sont pas non plus des recherches de solution face à une situation problématique vis-à-vis des exécutions publiques !
Mais si, Nox, justement ! C'est pour avoir le jeu qui permet de surfer sans crainte !
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J'ai lu vos sentiments et vos pensées avec beaucoup d'intérêt.
Vous parlez de "partage" mais quelque part le piano n'est pas vraiment fait pour le vrai partage à cause de sa façon d'être. Différemment que la clarinette, le violon, le chant, et plein d'autres instruments, c'est absolument impossible d'être plutôt face au public. Nous sommes en permanence face seulement à notre instrument, il le faut. Donc ce n'est pas une communication dans les 2 sens, jamais, c'est le pianiste qui s'exprime par son instrument, ça fait dejà une barrière. Par ailleurs, peut-être pas vous, mais moi je suis occupée avec 2 mains et 1 pied (vous peut-être même 2), quand j'aimerais "conduire" en vitesse automatique et pas manuel (comme une vraie américaine quoi), comment je peux avoir de la place dans ma tête de penser à communiquer au public que je ne vois même pas ?
En fin compte, je me demande après avoir lu ce fil si ça explique la raison pour laquelle je peux monter sur scène pour chanter, réciter, parler, même dans une langue étrangère d'un sujet que je connais mal, avec beaucoup moins de symptômes paralysants du trac que le piano. Le piano, tous nos membres travaillant, nos oreilles, nous exprimons dans un sens, car le public, on ne le voit pas et on n'entend pas (ou mal). Même si on pouvait voir ou entendre, on ne peut pas réagir dans notre jeu, on est en train de jouer ! Bref, trop est trop. Pour moi je ne pense pas que ça soit l'égoïsme, je pense que c'est surcharge du système !
“Wrong doesn't become right just because it's accepted by a majority.” - Booker Washington
Il ne s'agit pas de penser au public pendant qu'on joue, c'est plutôt avant en fait, se dire qu'on est là pour lui partager notre musique. C'est ce que JPS expliquait quand il a reformulé l'idée de base. Le but n'est pas de nous saturer mais au contraire de nous soulager. Ce n'est pas une communication directe, c'est se dire qu'on joue pour passer quelque chose avant tout, c'est très indirect, et se produit à sens unique ou presque. C'est comme ça que je le vois.
J'ai retrouvé la phrase de Trifonov qui m'a frappé et a donné naissance à ce fil :
"dans la pratique on cherche plusieurs manières de jouer, mais sur scène il n'y a qu'à suivre le courant. Les vagues de l'océan guident le surfer, c'est la même chose dans mon domaine, les vagues de la musique suggèrent une direction à l'interprète."
Je traduirais plutôt par "travail" que "pratique", mais on comprend qu'il s'agit de cette phase là.
C'est curieux. Moi j'entends que je suis entendue. J'entends aussi, à l'inverse, quand on ne m'écoute pas (là c'est horrible). Mais s'il y a une qualité généreuse dans l'écoute, je le sens. Je perçois la concentration et l'absence de concentration, je pourrais presque dessiner une carte de ce qui se passe derrière moi. Est-ce que ce que je "sens" est ce qui se passe vraiment, peut-être pas, mais je perçois quand même quelque chose; non seulement je ne peux pas en faire abstraction, mais en plus ça peut me porter et me faire aller plus loin que ce que je pensais. Je joue pour "eux qui m'écoutent". C'est très clair dans mon esprit, ça. L'idée de ne jouer que pour moi est une sorte de cauchemar, pas très grave bien sûr (c'est quand même beau la musique) mais quand même, je suis contente que la vie m'apporte des occasions de ne pas m'y enfermer.
Mais sans doute ai-je beaucoup eu dans ma vie l'impression non seulement de ne pas être écoutée (lors des échanges verbaux); mais aussi de parler dans le vide, de parler pour rien, de parler pour ne rien dire; l'usure des mots, l'absence de vérité aussi (pardon pour ce grand mot mais on est entre nous).
Alors, quand quelques personnes ouvrent les oreilles pour écouter ce que je joue, j'y suis vraiment sensible. Je ressens une vraie gratitude. (et du coup je n'ai pas envie de les abreuver de fausses notes).
C'est vraiment extrêmement intéressant.
Peut-être que c'est ça, mon plus grand problème, une volonté de contrôle absolu (j'ai bien dit volonté). Mais finalement, quand on joue devant un public peu connaisseur, ce contrôle, on le veut dans la technique. C'est ce qui m'arrive quand je joue en public. C'est presque mécanique, je fais les choses quand je dois les faire, et non pas quand j'ai envie de les faire.
Je vais réfléchir à tout ça, essayer de le mettre en application, je joue en public dans quelques semaines, et je reviendrai ici pour raconter mon expérience.
C'est vraiment incroyable, j'ai l'impression d'être sorti de la caverne, et de pouvoir comprendre le monde de la scène. Il va falloir longuement y réfléchir.
Pourquoi, en tant qu'auditeur, sent-on parfois que "quelque chose" passe au concert, alors qu'à d'autre moments, si belle/parfaite que soit l'interprétation, elle ne nous touche pas vraiment ? Je suis persuadée que ces instants magiques où l'interprète vous tient dans le creux de sa main et vous élève sont très étroitement liés à son désir de faire partager "quelque chose", et si je reste vague sur cet objet du partage, c'est que je ne suis pas encore très sûre de sa nature : la beauté ? une atmosphère ? une émotion ?
J'ai très peu de recul sur le jeu en public mais, tout comme Oupsi, je sais très bien si on m'écoute, si on m'accompagne. Nul besoin de faire face au public pour le percevoir, je pense que pour une grande part c'est la qualité du silence qui me le fait sentir. Les rares fois où j'ai quelque peu contrôlé le trac et permis à la communication de s'établir, j'ai eu le sentiment d'être portée, de disposer soudain d'une immense énergie pour repousser mes limites, d'être plus disponible à la musique tout en contrôlant mieux mon jeu, et sans doute de jouer mieux.
Vraiment, la dimension de l'échange me paraît primordiale, le don de l'interprète se nourrissant du don du public. Mais cela nécessite une grande disponibilité de part et d'autre.
Cette discussion est absolument passionnante. J'y retrouve plein de questions que je me pose mais que je n'avais pas réussi à exprimer si clairement.
Pour moi la musique est très liée aux autres: si je prends beaucoup de plaisir à la jouer seul, c'est incomparable quand je la partage avec d'autres, qu'ils soient public ou musicien (comme en musique de chambre ou je peux trouver en répétition des sensations et des libertés comme en concert). Je fais de plus en plus de concerts en appartement car dans cette proximité avec les auditeurs je trouve une plus grande facilité à surfer sur le moment présent, qui met à profit le travail passé tout en l'oubliant totalement (en tout cas consciemment). Le concert en salle, en piano solo en tout cas, me donne une impression de trop grande rigidité, de mise en spectacle qui m'incite à trop contrôler. Il demande une sûreté musicale et technique maximale que je n'ai pas encore pour arriver à se décrisper vraiment. Le public intime ne me produit pas cette pression.
Pour répondre à Legato qui a écrit pendant que je murissais laborieusement mon message, j'ai l'impression que la volonté de partage n'est pas la première raison. Avant tout c'est un plaisir de jouer, de s'imprégner et se nourrir de la musique et de l'instrument (le plaisir physique de jouer du piano est pour moi important). Évidemment le partage est là et désiré, mais je ne suis pas sûr qu'il soit la motivation première.
Je suis aveugle mais on trouve toujours plus malheureux: j'aurais pu être noir. Ray Charles
Je dois vous citer un extrait que je viens de lire dans "paroles de musiciens". C'est dans la préface écrite par les auteurs Françoise et Bertrand Ballarin:
"Contrairement à la peinture, à la sculpture ou à l'écriture, qui induisent une relation personnelle, individuelle, entre l'artiste et l'amateur, la musique est destinée au concert. On sait que ce mot est venu, au XVe siècle, de l'italien concerto, qui signifie accord. Cette notion d'accord se retrouve ainsi à l'intérieur même de la musique, et constitue le fondement de l'harmonie. Mais elle se retrouve également à l'extérieur de la musique, dans la communion des auditeurs autour du musicien et de ses interprètes, en des moments qui touchent parfois à la magie."
Et nous y voilà.
Je suis aveugle mais on trouve toujours plus malheureux: j'aurais pu être noir. Ray Charles
Donc en gros on peut :
1/ Rester dans une bulle transparente / opaque / iridescente
2/ Etre télépathe et donc soutenu par le public
3/ Décider qu'on veut s'exprimer au public et s'en fout d'eux après
4/ Surfer sur le sueur qu'on dégage
5/ Surtout ne jamais penser ("quand pensez-vous?" "mais jamais")
Et ceux qui ne peuvent rien de ceux-ci comme moi, alors on coule sous la vague. Oui, tout s'explique.
“Wrong doesn't become right just because it's accepted by a majority.” - Booker Washington