Oui oui Yapluka j'entends bien, tout ça contrefait bien les habits du jazz, zip zap, mais c'est de la singerie, et au fond il n'y a pas de jazz là-dedans, il y a un plaquage stylistique, ça peut être très beau, mais enfin...
On pourrait discuter des heures, mais je pense que sous un certain aspect de la musique qui raconte quelque chose, comme chez Chopin, jazzifié ou pas, il n'y a pas de jazz. Par exemple, Keith Jarrett, selon ce critère, c'est rarement du jazz, et Bach c'est presque toujours du jazz, ça ne raconte rien, ça ne va nulle part, il y a à peine un thème et la déclinaison combinatoire fait toute la magie de la musique, comme s'il fallait développer un énoncer en entier, le réduire en diverses formes normales, l'écrire selon les canons de la logique des intervalles, le dériver jusqu'à la variation, c'est un pur exercice mental, abstrait, métaphysique, un jeu de l'esprit, et si c'est beau, c'est parce que le monde est écrit en langage mathématique, tout comme cette musique encore baroque.
La musique après Bach, historiquement, a voulu faire entendre autre chose, il y a une certaine tension dramatique, c'est le roman, le romanesque, le romantique, il y a toujours un motif, un tableau, une histoire avec des personnages, des sentiments, de "l'interprétation" (au mauvais sens du terme), les grands élans de l'âme (avec du chevrotement dans la voix), et on l'a déjà remarqué, en tout quelque chose de bourgeois, c'est à dire de l'ordre des soucis du propriétaire, du petit entrepreneur, avec son intérêt particulier, ses affaires privées, ses femmes et ses maîtresses, la tragédie parfois, le grotesque souvent, beaucoup d'artifice, l'idée cinématographique d'un parcours dans la vie et le long des échelons du gabarit social, du réalisme en veux-tu en voilà, dans la littérature, dans la musique, dans la peinture, au théâtre, et enfin des guerres, des contre-révolutions sanglantes, toute l'enfilade du XIX° siècle où les Bovary s'ennuient ferme.
D'ailleurs l'essor du piano, en tant qu'instrument et pratique, date de cette époque classique, et en effet le répertoire principal, les méthodes, les enseignements, encore aujourd'hui, ainsi que les goûts du public et les attentes critiques, tournent quasiment entièrement autour de ces notions, entre classicisme et romantisme, où il y a certes de belles choses, mais rien de moderne, et rien de jazzesque.
D'ailleurs, il faut voir comment on considère encore aujourd'hui Satie comme une sorte de clown triste, Debussy comme un peintre raté, Stravinsky comme un barbouilleur brouillon, Bizet comme un rigolo, Ravel comme un décorateur exotique, tandis que Chopin, tandis que Schubert, tandis que Schumann, tandis que Mozart, alors là c'est la grande musique, attention, chevrotement dans la voix, ce sont des interprétations sublimes, qui déploient un sens de la tragédie inouïe, où l'on aperçoit toute l'envergure de l'âme dans les tourments des tempêtes et du grand tourbillon...
Et dans le jazz, missié, c'est tout aut' chos', on tourn' en rond dans le délasse'ent d'un air, qui tourn' en rond qui monte et qui descend, pis avec une p'tite chanson, pour plaire à la dame là qui danse du popotin. C'est une musique intensément répétitive, il y a peut-être un thème, mais on ne sort pas des cavalcades qui montent et qui descendent la gamme chromatique, c'est cette répétition que l'on aime, pour l'atmosphère qu'elle dégage, en rythme, jusqu'à à l'entêtement, pour la tonalité affective dirait-on, et ce n'est qu'accidentellement, à force de répétition et sous le poids de l'histoire du XX° siècle, que le jazz prend ses lettres de noblesses, que l'on l'écrit, que l'on l'enregistre, que l'on l'enseigne.
Mais enfin, chacun donne son avis, il parait que tous les avis se valent, je ne pense pas que cela soit exact, mais ici on n'est pas au département de musicologie, où l'on théorise par ailleurs ces questions que je résume en passant, on est au beau milieu d'un salon où des musiciens discutent de leur sensibilité.
