Michel Legrand a croisé le pianiste Bill Evans lorsqu'il a enregistré "Legrand Jazz" en 1958 (il y avait dans cet album de sacrés pointures : Coltrane, Miles, Phil Woods, Ben Webster, Eddie Costa, Paul Chambers, Herbie Mann, Hank Jones, Art Farmer, Donald Byrd...).
Il a toujours regretté après coup de ne pas lui avoir davantage parlé lors des séances avec Miles. Mais il a toujours suivi son itinéraire, en se nourrisant notamment de ses albums sur le label Verve, comme par exemple "Trio 64" ou "Conversations with myself". Régulièrement, il demande au producteur Nat Shapiro (qui produisait les disques de Bill) de lui remettre ses dernières compositions, comme par exemple "I will say goodby", ou "Orson's theme". Legrand a alors été foudroyé lorsqu'il découvre sa reprise par Bill (en trio) de "Noelle's thème, thème que Legrand avait écrit pour un film, "De l'autre côté de minuit" (réalisé par Charles Jarrot). "Il en fait une interprétation miraculeuse de dépouillement et d'élégance, au point que je me dise : mais ce morceau est sublime quand c'est lui qui le joue", a t-il confié.
En 1980, Helen Keane, agent de Bill, appelle Michel Legrand au téléphone : "Bill voudrait que vous lui écriviez une pièce concertante pour piano et orchestre". Enthousiaste, Legrand lui promet d'y réfléchir. Un mois plus tard, effectuant un cours séjour à New-York, il apprend que Bill se produit au Fat Tuesday's, accompagné par Marc Johnson à la batterie et Joe LaBarbera à la contrebasse. Il s'engouffre dans un taxi jaune et déboule là- bas au milieu du deuxième set : "une heure de bonheur absolu", raconte Michel Legrand. "Le jeune homme de 1958 se cache désormais derrière une barbe hirsute et de grosses lunettes qui lui mangent le visage".
Les deux se donnent l'accolade avec émotion et décident de diner ensemble au premier étage. Lors de la discussion, ils parlent de ce projet commun.
Et Bill de lui dire : "tu as vu mes mains ? S'il te plaît, n'écris pas trop difficile". Bill avait à cette époque les doigts boursouflés par la cortisone : "je peine tu sais, il faut que la partition soit assez simple pour que j'en vienne à bout". Ils se quittent à une heure du matin.
Le lendemain, Michel Legrand apprend que Bill a été admis à l'hôpital dans la nuit. Son coeur cessera de battre cinq jours plus tard.
Quelques mois plus tard, Warner publie son ultime album, à titre posthume. Bill y avait repris "You must believe in spring", titre américain d'une chanson des Demoiselles de Rochefort. C'est là quintessence de l'art de Bill Evans, la combinaison d'une extrême intensité avec une totale économie d'expression, un chainon manquant entre l'impressionnisme et le swing. C'est beau comme une épure, on voit presque flotter les fantômes de Debussy et de Satie, musiciens que Bill vénérait. "Je pose ce disque sur ma platine, j'écoute et je pleure. Notre concerto de piano restera à jamais un rêve, une chimère, mais à défaut, Bill me tend la main à travers les nuages".
