Les attitudes des pianistes

[fritz]

C'est un débat qui ne manque pas de ressurgir régulièrement, ce qui n'a pas manqué suite à la prestation de Yumeka Nakagawa lors du deuxième stage du concours Chopin de cette année pendant son interprétation du 15ème prélude (el famoso goutte d'eau). D'aucuns crient à la mise en scène, au dévoiement de la musique, j'y vois plutôt une perte de contrôle qu'il vaut mieux chercher à éviter en tant qu'interprète même si je peux comprendre qu'on se laisse submerger de temps en temps



Mon sentiment sur la question est parfaitement résumé par Schiff dans ma masterclass préférée, "the music has to move not you", plutôt s'inspirer de Rubinstein que de Lang Lang



Ceci dit il y a aussi des moments où j'adore que la carapace se brise, par exemple ce sourire espiègle d'Argerich interprétant la polonaise héroïque magnifiquement décrit par Carrère dans Yoga. Un chapitre s'y intitule Martha, Martha avec un H, comme Martha Argerich. Dans ce passage, Emmanuel Carrère raconte qu’Erica lui a envoyé par mail le lien d’une vidéo YouTube où il est écrit « 5’30 »… S’ensuit alors une description précise, minute par minute ce qu’il entend et ce qu’il voit sur cette vidéo : un film en noir et blanc où Martha Argerich joue cette même polonaise ! Dans ce passage nous sommes comme dans la tête de l’écrivain. A 4’30 par exemple Emmanuel Carrère évoque une petite note jouée « très haut dans le ciel » ! Puis l'on parvient à cette cinquième minute et trente secondes à laquelle Martha Argerich réexpose le thème principal de la polonaise en esquissant un sourire ! Un sourire qu'Emmanuel Carrère décrit comme une épiphanie : « Il dure exactement cinq secondes, de 5’30 à 5’35, mais pendant ces cinq secondes on a entrevu le paradis. Elle y a été, elle, cinq secondes mais cinq secondes suffisent, en la regardant on y a accès. Par procuration mais accès. On sait qu’il existe ! » (https://www.radiofrance.fr/francemusiqu ... re-6188244)



J'ai le sentiment que mon avis est assez largement partagé parmi la sphère mélomane mais je suis curieux d'avoir vos avis et de visionner le cas échéant de ces petits moments magiques où le spectacle se joue aussi dans l'attitude de l'instrumentiste

[jean-séb]

Joli sujet. J'avoue que je n'aime pas trop les expressions trop visibles des pianistes, même de pianistes excellents comme Alexandre Kantorow qui tourne toujours sa tête de côté et d'innombrables pianistes qui lèvent les yeux au ciel, qui se tordent le visage de douleur, etc. Je ne dis pas que c'est du chiqué, c'est juste que je n'aime pas ça, mais bon, si ça me dérange trop, il me suffit de fermer les yeux, c'est tout. C'est pareil pour ce vieux et célèbre pianiste Vlado Perlemuter, merveilleux dans Ravel entre autres, mais dont le visage sur les enregistrements révèle un mouvement des mâchoires quasi permanent comme s'il mangeait du chewing-gum ; c'est agaçant !
À l'inverse de cela, j'ai vu hier un merveilleux concert de piano à la salle Cortot par le très jeune et brillant vainqueur 2025 du concours Van Cliburn, Aristo Sham. Salle bourrée à craquer mais super attentive, presque aucune toux, tout le monde suspendu au jeu si délicat, précis, inspiré et parfois très puissant de ce merveilleux pianiste, qui en plus ne fait aucune grimace. La grâce. 
https://cliburn.org/competitions/2025-c ... risto-sham

Comme le remarque un des intervenants : « Il a aussi gagné le prix du public. J'aime bien qu'il n'abuse pas des muscles faciaux pour les expressions émotionnelles comme beaucoup de pianistes (et violonistes). »

[Philippe Le French]

De tous temps les instrumentistes ont cherché à vivre leur musique. Pour la pianiste Yumeka Nakagawa ci dessus, j'ai d’abord noté son jeu coté audio très expressif, très nuancé. Coté image, je pense qu'elle vit intensément sa musique, sur les plans du visage, on croit qu'elle va se mettre à pleurer, par moment, c'est comme une sorte d’émotion. Ça rajoute un coté spectacle qui m'amuse, et ne me dérange pas, au contraire. C'est pour se démarquer, pour sortir du lot, dans un concours, j'imagine.

[Carla Rocío]

Elle m‘a trop fait rire la vidéo de Martha.
Voici ma théorie -qui n’engage que moi bien sûr-
Elle a pensé à un truc rigolo et… bah ça l’a fait sourire, c’est tout
Nombreux sont les pro qui ont un fonctionnement en arborescence avec la capacité de mener plusieurs fils de pensées en même temps. Il y en a qui font leur liste de courses en jouant un concert solo, sans que ça leur empêche de vivre pleinement leur musique.
Ce qui ne va pas à l’encontre de la théorie d’Emanuel: le paradis évoqué c’est le monde intérieur de Martha où la musique l’y emmène. Et les voix qu’elle a dans la tête sont drôles, les latinos c’est des rigolos. CQFD.

Pour le reste du débat sur les démonstrations, calculées ou pas, je suis pour l’histoire du juste milieu. J’imagine que ça doit pas être facile de préserver son authenticité devant des tas d’observateurs, en répétant un truc pour la 1000e fois.
Ma tendance est qu’un pianiste qui ne montre aucune émotion ne m’embarque pas, mais s’il y en a trop ça me gêne moins que pas du tout.

[fritz]

Elle a pensé à un truc rigolo et… bah ça l’a fait sourire, c’est tout

Ah bah bravo, ça t'amuse de briser les rêves des gens comme ça ?

Possible effectivement mais c'est tellement bien timé avec le retour du thème triomphant que la coïncidence serait quand même troublante !

[pianoforte]

C'est un sujet déjà évoqué par Diderot dans " Le Paradoxe du comédien " , vaste question ....à multiples réponses à mon humble avis ...

[wincher01]

Je suis revenu sur ce topic après avoir vu la candidate japonaise aujourd'hui en finale du concours Chopin. Grimaces à foison, pas très agréable à voir. Mais c'est selon moi très différent de la candidate qui pleure, ce que je peux comprendre quand on joue une musique si ténébreuse (ça m'est arrivé d'ailleurs). Ce n'est pas pour dire "regardez comme je joue bien, c'est à pleurer" mais elle est dans son truc et relâche ses émotions. Je trouve ça beau.

Quant à parler de jeu d'acteurs, franchement je pense qu'ils ont d'autres choses à penser...

[Chtilli]

Je reste fasciné par le fait que ces grands pianistes puissent encore être emportés par l’émotion en jouant des œuvres qu’on entend depuis deux siècles. Comment font-ils pour parvenir à se plonger dedans, alors qu’ils les ont eux-mêmes répétées des dizaines de fois ?
D’ailleurs, cette attitude n’est-elle pas propre aux interprètes romantiques ?

Quant à parler de jeu d'acteurs, franchement je pense qu'ils ont d'autres choses à penser...

Pourtant, ça a du sens : on m’a déjà dit que les interprètes devaient faire appel à leurs talents d’acteur pour simuler une émotion afin de la susciter réellement.

[fritz]

Je reste fasciné par le fait que ces grands pianistes puissent encore être emportés par l’émotion en jouant des œuvres qu’on entend depuis deux siècles. Comment font-ils pour parvenir à se plonger dedans, alors qu’ils les ont eux-mêmes répétées des dizaines de fois ?

Ça ne t'est jamais arrivé ? J'ai deux souvenirs très précis en live moi sur Schubert et Chopin. Le premier je l'ai senti venir, le deuxième beaucoup moins c'était très bizarre comme sensation. Et dans les deux cas je ne pense pas avoir particulièrement bien joué, je ne traversais pas une période particulièrement triste non plus, c'est comme si inconsciemment un truc s'était débloqué mais je suis incapable de l'expliquer.

[Chtilli]

Ça m’arrive surtout quand j’apprends une nouvelle pièce (ou parfois en en reprenant une ancienne). Au moment où les notes commencent à s’ancrer dans mes doigts, j’ai souvent l’impression de trouver la juste interprétation en me laissant guider par mes émotions. J'ai même parfois la gorge un peu serrée… mais ça disparaît vite après quelques répétitions, et une fois la pièce vraiment apprise, je ne ressens presque plus rien. C’est mon drame

[blyssou]

il m'arrive de baver! voila c'est dit!

[Carla Rocío]

Alors moi de ce que j’ai compris des « grands » , il faut absolument garder ses distances avec ses émotions. Ce qui veut pas dire ne pas en avoir ou ne
pas les exprimer, mais ne pas se faire dominer par elles. Car si elles nous emportent pour de bon, qui va finir de jouer le morceau à notre place?
Juste laisser passer la musique à travers soi.

Cela dit moi je suis pas d’accord, je préfère ressentir un max de trucs quitte à foirer mon morceau

[Martipilami]

il m'arrive de baver! voila c'est dit!

C’est de la rage !

[fritz]

il m'arrive de baver! voila c'est dit!

[Hey-J]

il m'arrive de baver! voila c'est dit!

Très drôle

[quazart]

A mon avis ces attitudes font partie du processus de mémorisation de l'interprétation, du moins je l'espère...

Parfois c'est tellement forcé que je me demande si le pianiste n'a pas perdu un pari... comme ici Emile Naoumoff qui fait vraiment le pitre :

(bon c'est un peu long mais j'ai adoré la main sur le coeur... à droite !!! )