
Je vais continuer sur Bill en essayant à chaque fois de prendre un angle particulier du personnage, sans forcément me référer à une chronologie temporelle de sa carrière. Bien sûr, en procédant de cette façon, le risque est grand que ces chroniques donnent plus à la finale l'impression d'un immense et indigeste goubli boulga que celle d'un tout cohérent...
On verra bien.
Je vais d'ailleurs commencer ici par la fin, avec les années 79 et 80 où il jouait le morceau Nardis presque à chacun de ses concerts.
Il faut savoir que Bill Evans, à force de jouer et rejouer sans cesse un nombre finalement limité de thèmes (cela dit, il en aura joué en fait plus d'une centaine), en aura exploré tous les aspects jusqu'aux plus petits recoins, jusqu'à les révéler à eux-mêmes. Avec persévérance, et en les redessinant à chaque nouvelle improvisation, il leur aura donné une profondeur et une richesse inattendues et, en quelque sorte, plusieurs vies.Il semble que Bill Evans ait été hanté par ce qui se cache au-delà des apparences et des évidences, poursuivant la quête d'un Graal, repoussant sans cesse les limites. Explorateur infatigable, il déclarait qu'il valait mieux passer vingt-quatre heures à jouer un seul thème que de les passer à en travailler vingt-quatre. C'est ainsi qu'il n'a cessé de se plonger à l'intérieur de standards, inlassablement repassés au crible de différentes improvisations, comme s'il traquait quelque secret, une révélation cachée. Il y avait chez-lui une façon de mélanger les oppositions lumière-ténèbres, force et délicatesse, romantisme-modernité, solidité-vulnérabilité, avec un lyrisme particulier. C'est cela qui donne à ses interprétations toute leur force et leur mystère. Au fur et à mesure qu'il développe ses lignes harmoniques, c'est comme si le thème nous révélait son ambivalence et ses mystères.
Ce qui me passionne dans ce pianiste (au même titre par exemple que le trompettiste Miles Davis ou que le pianiste Herbie Hancock), c'est qu'il a choisi toute sa vie la voie du changement. Pour Bill, cette voie, cette construction de l'intérieur, s'est faite avec patience, ténacité et lucidité. Le souci d'évoluer était chez lui une préoccupation constante. La musique est faite pour articuler ce que les mots sont incapables de dire. C'est comme une autre parole. Pour Evans, il s'agit de transmettre du sens et de transfuser de la sensibilité. On pourrait dire que son langage tient beaucoup du discours amoureux : une parole individuelle (et d'une forme singulière) qui s'adresse en particulier à chacun de ceux et celles qui, en fonction de leur équation personnelle, sont en mesure de l'entendre. Et ce qui délivre le message, pense Bill, c'est l'expression : « Je m'efforce d'articuler des choses fortes, d'exprimer des idées fortes... (…) Je pense à m'immerger dans le flot de la musique, pour permettre le développement de l'oeuvre dans la durée ». (…) Mais vous devez fréquenter le clavier de nombreuses années avant que ce qui est à l'intérieur de vous puisse passer dans vos mains et être transféré au piano. J'ai vécu cela comme une frustration permanente, des années et des années durant. J'avais la volonté de m'exprimer au moyen de cet instrument, mais pour une raison ou une autre, cela ne marchait pas. Il a fallu que je m'y applique très longtemps. Dans cette perspective, jouer Bach, semble-t-il, m'a beaucoup aidé ». S'il faut en croire son témoignage, son assiduité ne fut récompensé qu'en 1957 (il avait alors 28 ans) : « Un an environ avant de rejoindre Miles Davis, j'ai pu atteindre pour la première fois à un certain degré d'expressivité. Croyez-moi, j'avais joué beaucoup de jazz avant cela. Je m'y étais mis quand j'avais treize ans. Là, enfin, le piano prenait en charge certains de mes sentiments. ». Et il ajoutait : « bien entendu, éprouver les sentiments en question est une autre aventure, une autre paire de manches. »
Bill Evans a fini par se trouver, mais il est bien décidé à ne pas en rester là. Évoluer est pour lui une constante, ainsi qu'une source de remords quand il ne parvenait pas à y répondre. Néanmoins, même si l’œuvre ne se rebâtissait jamais assez vite à son gré, et jamais de manière assez radicale, il avait une conscience aiguë (plus que ses critiques et même que ses admirateurs) des modifications, des patients coup de lime et de polissoir, des retouches imperceptibles, des plus infimes perfectionnements qu'il apportait à sa cathédrale, en permanence. « J'ai enregistré pas mal de microsillons sous mon nom … Je pense avoir progressé à chacun de mes albums. Ce n'est peut-être pas évident pour l'auditeur qui suit ma carrière à travers les disques, mais je sais que c'est vrai dans la mesure où je cherche au fil de mes enregistrements à pénétrer plus profondément au cœur de mes idées ».
Je pense que ce que voulait alors dire Bill Evans, c'est que le changement, en art, en tout cas dans son art, ne saurait être l'effet d'une lubie ou d'une lassitude. Le style se modifie à la suite d'une expérience invisible, mais violente, qu'il faut vivre à la fois comme une victoire et comme une défaite puisqu'il s'agit d'une lutte avec soi-même : tantôt avec l'ange, tantôt avec la bête. Il parlait d'un « difficile combat intérieur », que le public n'avait pas à connaître, ni même à soupçonner. Creuser un puits de mine, toujours plus profond au cœur de ses richesses intimes, cela consiste nécessairement, et même si l'opération peut se révéler fructueuse, à tailler dans le vif, à se meurtrir, voire se mutiler. On s'évide pour donner plus de plénitude à son œuvre. Passé un certain point, la beauté ne s'obtient qu'au prix d'un arrachement. Bill Evans admirait Miles d'y avoir consenti et d'avoir eu sa part, comme Picasso lorsqu'il travaillait à une toile, le courage de menacer par ses réaménagements successifs jusqu'aux fondations de son temple. Il admirait, en général, que la floraison d'un style fût un processus « long et pénible », réclamant une plongée en soi-même et un dévouement, une dévotion acharnés. La fluidité, disait-il encore, ce nom qu'il donnait entre l'adéquation entre le feeling, les idées et leur réalisation technique, la fluidité se mérite. Si elle vous est donnée sans bataille, elle confine vite à la liquéfaction. Elle dilue, détrempe le sens de vos propos. Elle en altère la densité, elle en altère la pureté. Et alors les courants par lesquels vous vous laissez porter ne vous emmènent jamais très loin. La profondeur d'un art, selon Bill Evans, ne peut pas être un talent confié à l'artiste. Mais elle peut devenir la revanche des créateurs qui, à leurs débuts, n'ont pas eu la superficialité facile.
Creuser : le pianiste se faisait de son évolution une idée bien précise : un approfondissement, et non pas un accroissement. Proliférer n'était pas son rêve. Avant d'inscrire à son répertoire un morceau qui n'était pas de son cru, il ne s'empressait pas de le recomposer : il commençait par l'essayer dans toutes les tonalités possibles. Et lorsqu'il avait trouvé celle qui, pour lui, était la bonne, il veillait à en exploiter tous les possibles et ne s'interdisait pas de la remplacer par une autre tonalité lorsque la première ne lui permettait plus de descendre en lui-même. « Je n'essaie pas de me rendre à la périphérie dans l'espoir d'occuper davantage de place. J'essaie de m'implanter au beau milieu et de faire prospérer ce qui s'y trouve, l'essence de mon jeu ». Bill est un homme qui tourne le dos à ses horizons, hypnotisé par l'obscurité où elle le plonge, magnétisé par l'espérance de découvrir un jour le bout du tunnel, une lueur vaguement surnaturelle mais qui serait pourtant accordée à sa nature la plus inaliénable.
On se souviendra toujours, certainement, de Bill Evans comme d'un maître de la ballade ; c'est là peut-être la raison pour laquelle on le considère comme un «poète » Mais le vocabulaire de ce poète plongeait aussi ses racines dans un bop pur et dur, ainsi que le font entendre de nombreux morceaux joués sur tempo moyen et rapide.
Il n'est peut-être pas trop subjectif aussi de dire que la mélancolie baigne sa musique. Sa profondeur et sa sensibilité traversent tout son art. Comme l'a si bien dit Toots Thielemans, « La musique de Bill est quelque chose entre un sourire et une larme ».
Quelques versions de Nardis, témoins d'une incessante évolution
Et pour mieux vous faire sentir cette évolution permanente du jeu de Bill et de son magnifique talent d'improvisateur, écoutons maintenant différentes versions du morceau « Nardis ».
Celui-ci apparaît pour la première fois dans son répertoire avec le disque Explorations (1961), joué sur un tempo relativement lent, sans introduction et donc avec une exposition directe du thème.
Il ne cessera de le jouer au cours de ses concerts, le transformant, ajoutant plus tard une introduction qu'il ne cessera de renouveler et d'allonger, battant des records de durée du morceau dans les deux dernières années de sa vie.
Voici quelques-une de ces versions (j'aurais pu aussi en choisir d'autres...) :
- Toute première version (1960) dans l'album « Explorations " Bill Evans, ScotLafaro, Paul Motian :
- Version 1968, dans l'album « Another time » Bill Evans, Eddie Gomez, Jack Dejohnette
Bill commence à la jouer sur un tempo plus soutenu.
- Version 1972, album « Live in Paris 1972, Vol. 3 », Bill Evans, Eddie Gomez, Marty Morell
Version où il commence à rajouter une introduction.
- Version 1979 dans l'album « Bill Evans, The Paris Concert, edition two », avec Bill Evans, Marc Johnson, Joe LaBarbera
Il reprend ici ce thème, après l'avoir abandonné durant quelques années, composition qu'il jouera ensuite à pratiquement tous ses concerts. Il donne ici à mon avis la mesure, avec une stupéfiante justesse, de tous les éléments qui ont fait son jeu pianistique, de tout ce qu'il a le plus aimé en musique. Des saveurs issues du classique (allant de Katchaturian à Rachmaninoff, ses compositeurs russes préférés), éléments harmoniques d'inspiration tristanienne (adjectif en référence à Lennie Tristano), culture pianistique venant de deux mondes culturels, la musique savante, du romantisme au XX ème siècle, et le jazz, aboutissant à une fusion sans précédent, que ce soit en jazz ou dans la tradition académique. Sans jamais renoncer à la structure et, par conséquent, en s'en tenant toujours à la tonalité, il arrive à s'en évader et à créer une série de formes sonores ou l'esprit et le cœur ne sont plus séparés. Quand après une série de variations, Marc Johnson et Joe LaBarbera le rejoignent, le public se laisse aller à des applaudissements vraiment libérateurs, dans l'allégresse d'avoir été conduit par la main à travers des lieux inconnus et d'une rare beauté, où il n'avait jamais été auparavant. Nardis devient ainsi le message que Bill Evans envoie aux autres chaque fois qu'il donne un concert. Son histoire personnelle est là, dans ce composé d'inventions où il semble encore demander quelque chose à la musique : la certitude d'être toujours un créateur.
- Version 1979, dans l'album « Bill Evans, Live in Bueno-Aires » Bill Evans, Marc Johnson, Joe LaBarbera
Ses harmonisations deviennent de plus en plus contemporaines... Bill Evans dira que ceci était arrivé spontanément...
- Enfin la version 1979, "Concert in Stuttgart", Bill Evans, Marc Johnson, Joe LaBarbera., peut-être la plus époustouflante (je l'avais déjà mise en écoute dans le précédent post).
Bill semble encore ici faire référence à toute l'histoire du piano jazz de manière orchestrale et textuelle, dans sa main gauche et sa main droite, complété d'une une superbe dynamique avec des changements brusques de volume.
Bill pensait toujours au développement du motif, la ligne de la main droite maintenant magistralement le tout. Le développement du motif est une chose relativement facile à aborder, mais lorsque vous le faites, cela augmente la puissance de la projection de vos idées et transforme votre improvisation en de véritables déclarations - une véritable composition plutôt que la juxtaposition de simples « licks » enchaînés. Tous les musiciens ne jouent pas forcément comme cela, mais beaucoup ont bien conscience du développement des motifs – on peut citer par exemple John Coltrane, Sonny Rollins, Miles Davis, Herbie Hancock, Joe Zawinul, Wayne Shorter et Jim Hall , pour n'en citer que quelques-uns.
Véritable thème et variations ici, poussées à l'extrême. Il y a des moments où cette intro de Bill ne ressemble pas à Nardis. La forme et les changements sont si déguisés et le rythme si intéressant qu'on a l'impression d'être dans un nouveau territoire plutôt que dans un morceau de 32 mesures.
Il faut souligner que, durant sa carrière, Bill n'a jamais reçu trop de crédit pour son sens du rythme. La vérité est qu'il avait sa propre approche très personnelle du phrasé rythmique et des accents. Et son utilisation du déplacement rythmique était assez nouvelle.
Même avec toute cette analyse intellectuelle du langage harmonique et de ses influences, Bill était fondamentalement un joueur émotionnel et en tant que tel, extrêmement expressif, gardant toute cette matière intellectuelle dans sa juste perspective. Parce que le plus important en musique est de s'exprimer. Si vous vous exprimez exclusivement émotionnellement sans aucune sorte de cohérence intellectuelle, cela devient trop sentimental. Et si votre jeu est exclusivement intellectuel et sans émotion, il devient ennuyeux et froid. Bill était constamment capable de maintenir un bon équilibre entre les deux. Et c'est sûrement pour cela qu'il était universellement aimé.
Ses introductions sont un exemple de son équilibre entre émotion et intellectualisation et j'espère qu'avec ces chroniques, bien des pmistes voudront mieux le découvrir et l'écouter. Une porte les ouvrant au jazz.
Le plus vous jouez un thème, le meilleur il devient. Mais le jeu est alors d'être créatif à chaque fois, avec le même matériel. Quand vous improvisez de telles impros, c'est devoir sortir de soi une composition en temps réel, directement, ici et maintenant, sans pouvoir revenir en arrière ni réfléchir. Un saut dans le vide. Bill était un maître en la matière !
(à suivre)