En écoutant Beethoven, j’ai eu honte André Comte-Sponville
J’avais 22 ou 23 ans : j’étais venu déjeuner chez ma mère. Elle n’est pas encore rentrée du marché. La porte est ouverte,
un mot m’attend : "Installe-toi." Je mets un disque, presque au hasard : le Cinquième Concerto pour piano de
Beethoven, “L’Empereur”…
En ce temps-là, je n’écoutais guère de musique. La politique occupait l’essentiel de mon temps. Le sexe, l’amitié et la
philosophie se partageaient le reste. C’étaient des années de frivolité passionnée, ou de passions superficielles.
L’important était toujours collectif. La solitude, toujours suspecte. La vérité était toujours en surface. La profondeur,
toujours illusoire ou ridicule. Il était interdit d’interdire et de se prendre au sérieux. "Nous sommes superficiels par
profondeur", me disait un ami, citant Nietzsche ; cela me semblait la seule profondeur acceptable ou crédible. C’étaient
les grandes années du structuralisme : l’homme était mort, la philosophie aussi ; nous ne voyions d’autre tâche que de
les enterrer brillamment.
Puis, soudain, ce disque. Un accord somptueux, majestueux, héroïque, comme jaillissant de l’orchestre entier, le
piano qui s’en dégage, qui monte très vite vers les aigus, incroyablement véloce, virtuose, solitaire, à la fois fragile et
sûr de lui, comme une leçon déjà de courage, ce chant qui se cherche, qui se trouve, que l’orchestre d’abord interrompt –
nouvel accord – puis accompagne, puis soutient, puis emporte…
Je connaissais bien cette oeuvre : ma mère, durant mon enfance, me l’avait fait souvent écouter. C’est ce qui
explique qu’elle m’ait paru à ce point évidente. Mais je me souviens de l’émotion que je ressentis, des sentiments très
mêlés qui s’emparèrent de moi: du plaisir, bien sûr, de l’admiration, une forme de joie bizarrement familière et neuve…
Mais aussi autre chose de plus amer, de plus troublant, de plus douloureux : la honte. La honte d’avoir vécu si loin
de cette grandeur-là, depuis si longtemps, de l’avoir oubliée, de l’avoir trahie. C’était comme si l’enfant que j’avais été
jugeait soudain l’homme que j’étais en train de devenir. Comme si Beethoven me renvoyait à ma petitesse, à ma
médiocrité, à ma vanité déjà consommée, déjà condamnée, d’intellectuel, ou de futur intellectuel, parisien…
Oui, je jure que j’ai eu honte, vraiment honte, et que les larmes qui me montèrent aux yeux, ce matin-là, firent
plus, pour me ramener vers l’essentiel, qu’aucune leçon d’aucun de mes maîtres – j’en eus d’excellents – ou qu’aucun
livre de philosophie. La pensée ne fait pas de miracle. On peut bien lire Spinoza ou Kant toute la journée. A quoi bon, si
c’est pour se protéger de la vie, de l’émotion, du douloureux secret d’être soi ? L’art va plus vite ou plus profond. Il ne
donne à penser qu’en donnant à ressentir, à aimer, à admirer. C’est une leçon de morale, autant ou davantage que
d’esthétique. C’est pourquoi c’est une leçon, aussi, de philosophie.
Je ne dis rien à ma mère : c’était une affaire entre Beethoven et moi.
Ni, quand je les retrouvai, à mes amis : je sentais bien que déjà je m’éloignais d’eux, de ce qu’ils jugeaient important ou
moderne… Ces années-là, nous étions tous plus ou moins nietzschéens : toute honte nous semblait prisonnière du
ressentiment, de la mauvaise conscience, de la faiblesse… Il me faudra des années pour comprendre, avec Spinoza,
qu’elle vaut mieux toutefois que la veulerie satisfaite.
Quelques mois plus tard, je découvrirai Schubert, Chardin, Rilke… Mais il n’est pas indifférent que Beethoven,
comme surgissant de mon enfance, les ait pour moi précédés et préparés. Le " génial sourd ", comme dira Woody Allen,
est à lui seul une leçon d’humanité. Si l’homme était mort, comme on le répétait à l’envi, comment la musique de
Beethoven pourrait-elle nous bouleverser à ce point ?
" L’admiration est fondement de toute philosophie. " Le mot admiration, dans cette phrase de Montaigne, garde son
sens ancien d’étonnement. Mais j’aime l’entendre en son sens moderne. Rien n’étonne comme la grandeur, comme le
courage, comme le génie. C’est pourquoi Beethoven nous étonne. C’est pourquoi l’art nous étonne, en ses sommets.
Parce qu’il touche à la grandeur de l’homme et à la petitesse de nos vies. Les deux sont inséparables : c’est ce qui donne
envie de pleurer, quand on admire, et de vivre.
janvier 2000
un texte pour mon 2000ème...
- dominique
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Veritas odium parit, obsequium amicos
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Oh la jolie coincidence pour ton 2000eme message.. j'etais justement en train de lire Impromptus de ce meme André Comte-Sponville avant de dériver vers l'écran du pc..
Encore merci pour tes précieux conseils (même si je n'interviens que tres rarement je lis assiduement ce forum..) et garde (du moins j'essaie) en memoire ces délicates empreintes. (cf bouthinon dumas).
En attendant impatiemment les 1000 suivants !
Encore merci pour tes précieux conseils (même si je n'interviens que tres rarement je lis assiduement ce forum..) et garde (du moins j'essaie) en memoire ces délicates empreintes. (cf bouthinon dumas).
En attendant impatiemment les 1000 suivants !
Bravo Domi, et merci d'être là; pour certains d'entre nous tu es rès souvent d'un grand secours.
Tes bons conseils, ta culture inépuisable, nous apporte énormément, et sans lesquels le forum vivrait moins bien.
Merci.
Marmou
Tes bons conseils, ta culture inépuisable, nous apporte énormément, et sans lesquels le forum vivrait moins bien.
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D. Cowl
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Bravo Dominique pour ta 2000ème participation, et merci pour toutes tes interventions, toujours très intéressantes et pertinentes.
Ton 2000ème (si tant est qu'il ait été n°2000, c'est dur à dire après coup) est plaisant à l'identique, avec un texte contenant quelques phrases bien pesées, comme "L’important était toujours collectif. La solitude, toujours suspecte. La vérité était toujours en surface" que j'apprécie particulièrement dans ce contexte.
Bonne continuation pour les 1000 prochains messages.
BM
Ton 2000ème (si tant est qu'il ait été n°2000, c'est dur à dire après coup) est plaisant à l'identique, avec un texte contenant quelques phrases bien pesées, comme "L’important était toujours collectif. La solitude, toujours suspecte. La vérité était toujours en surface" que j'apprécie particulièrement dans ce contexte.
Bonne continuation pour les 1000 prochains messages.
BM
Je ne crains pas le suffrage universel, les gens voteront comme on leur dira.
A. de Tocqueville
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- dominique
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Si tu tiens à la précision, BM, c'était mon 2003ème. Le 2000ème était pour féliciter Jean-Luc. (presqu'une compo...) et le 2001ème pour parler de Ph. Chamagne, le 2002ème pour boire du champagne (la gestuelle...)
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