4′33″ est un morceau composé par John Cage, souvent décrit comme « quatre minutes trente-trois secondes de silence » mais qui est en fait constitué de sons de l’environnement que les auditeurs entendent ou créent lorsque le morceau est interprété.
Le morceau a été écrit en principe pour le piano et est structuré de trois mouvements principaux. Sur la partition, chaque mouvement est présenté au moyen de chiffres romains (I, II & III) et est annoté TACET (« il se tait » en latin), qui est le terme utilisé dans la musique occidentale pour indiquer à un instrumentiste qu’il doit rester silencieux pendant toute la durée du mouvement.
À la fin des années 1940, Cage visita la chambre insonorisée de l’université Harvard.
Cage s’attendit à « entendre » le silence lorsqu’il entra dans la chambre, mais comme il l’écrivit plus tard : « J’entendis deux bruits, un aigu et un grave. Quand j’en ai discuté avec l’ingénieur responsable, il m’informa que le son aigu était celui de l’activité de mon système nerveux et que le grave était le sang qui circulait dans mon corps. »
Cage écrivit dans Les Confessions d’un compositeur (1948) que son désir le plus cher était de pouvoir composer un morceau de silence ininterrompu.
Ce dernier durera 4 minutes et 33 secondes, qui est la longueur standard de la musique « en boîte » et que son titre sera « une prière silencieuse ».
Cage commenta son œuvre : « Elle s’ouvrira avec une idée simple que j’essayerai de rendre aussi séduisante que la couleur, la forme et le parfum d’une fleur. La fin s’approchera de l’imperceptibilité ».
John Cage
« Le titre de cette œuvre figure la durée totale de son exécution en minutes et secondes. À Woodstock, New York, le 29 août 1952, le titre était 4′33″ et les trois parties 33″, 2′40″ et 1′20″. Elle fut exécutée par David Tudor, pianiste, qui signala les débuts des parties en fermant le couvercle du clavier, et leurs fins en ouvrant le couvercle. L’œuvre peut cependant être exécutée par n’importe quel instrumentiste ou combinaison d’instrumentistes et sur n’importe quelle durée. »
Je précise que le Pianiste posait un chronomètre sur le piano qui lui indiquait très précisément le temps propre à chacune des 3 parties.
Interprétations
Le morceau a été interprété par David Tudor le 29 août 1952, au Maverick Concert Hall de Woodstock dans l’État de New York, en tant que partition de musique contemporaine pour piano. Le public l’a vu s’asseoir au piano, et fermer le couvercle. Après un moment, il l’ouvrit, marquant ainsi la fin du premier mouvement. Il réitéra cela pour les deuxième et troisième mouvements. Le morceau avait été joué et pourtant aucun son n’était sorti.
Ce que voulait son auteur, c’est que quiconque qui aurait écouté attentivement aurait entendu du bruit involontaire. Ce sont ces bruits imprévisibles qui doivent être considérés comme étant la partition de musique dans ce morceau.
Ce dernier demeure encore controversé à ce jour, et est vu en tant que provocation de la définition même de la musique :
« […] Les gens ont commencé à chuchoter l’un à l’autre, et certains ont commencé à sortir. Ils n’ont pas ri — ils ont juste été irrités quand ils ont réalisé que rien n’allait se produire, et ils ne l’ont toujours pas oublié trente ans après : ils sont encore fâchés. »
La longueur de 4′33″ est en fait désignée par pur hasard.
Et c’est ce temps qui donne son titre à l’œuvre. Ce morceau (qui en réalité est plus une expérimentation) se veut être une remise en question de la notion même de la musique. Cage considérait que « le silence est une vraie note ». « “Silence” désignera désormais l’ensemble des sons non voulus par le compositeur », et il a eu l’ambition de dépasser ce qui est réalisable sur un morceau de papier en laissant la part totale à l’aléatoire (comme les éventuels bruits extérieurs dénués d’intention musicale mais pouvant être perçus comme du son en activité).
Il est une invitation à l’écoute de cette activité qui ne s’arrête jamais.
Postérité
David Grubb, invite à comparer ce « morceau de silence », propre à l’écoute des sons d’un site physique particulier, à une œuvre de Luc Ferrari intitulée Presque Rien N° 1.
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Notes et/ou interprétations perso (livré tel que)
L’art est l’un des rares domaines où l’on peut changer quelque chose, du moins en ce qui concerne notre regard sur le monde. Et sur la société… La perspective et les mises en abyme successives que l’art convoque seraient destinées à nous donner plus d’acuité concernant notre vision du monde. En modifiant notre perception subjective, souvent subtilement par le biais d’une voire plusieurs remises en question de celle-ci.
Dans l’ordre de la provocation, les artistes peuvent bousculer normes et traditions, choquer le bourgeois et bien d’autres choses encore… Dans la peinture, il y eut les impressionnistes après l’académisme ; ensuite le fauvisme, le cubisme, le surréalisme, l’art abstrait et/ou minimaliste et j’en passe. La première exposition à Paris des impressionnistes - dont Monet faisait partie - a choqué beaucoup de critiques qui y ont vu là une sorte de sacrilège : mais lorsque les peintres fauvistes ont exposé, ça a été encore pire ! Ne pas mélanger les couleurs mais les utiliser pures, quel scandale… Dans le mouvement impressionniste puis pointilliste comme chez Seurat, il s’agissait pour la nouvelle peinture de se servir du grain présent sur les négatifs et épreuves de photos.
Dans la musique on pourrait citer Stravinsky, Prokofiev et bien d’autres, des compositeurs qui ont permis entre autres l’arrivée de la musique concrète. Ces musiciens ont fait scandale en leur temps.
En ce moment c’est dans la mode que ça se joue : les créateurs font défiler des mannequins dans des sacs-poubelle géants, les affublent de toute sorte de tenues incroyables et excentriques, impossibles à porter (?) : le premier effet est de choquer ce monde élitiste et un peu snob de la mode qui doit se demander ce qu’il est venu faire là. Les créateurs de mode bousculent notre sens de l’esthétique en nous interrogeant sur ce qu’est vraiment un vêtement « beau ». Par le biais de la provocation, ils nous forcent à une maïeutique pour qu’on se questionne sur ce qu’on aurait réellement envie de porter comme vêtement. Et d’acheter… À quel prix d’ailleurs ? Qui désirerait porter des tenues pareilles doit-on se demander lors de ces curieux défilés ? Quel sens cela peut-il bien avoir ? Est-ce de la pure provocation comme on serait tenté de croire de prime abord ? Ou bien une forme indirecte et dévoyée de publicité ?
Selon certains, ces défilés sont là pour célébrer la mort de la mode. Afin de générer un sang nouveau…
La mort du théâtre, du cinéma, de la peinture ou de la littérature sont des épisodes mettant en scène des cassures franches avec un passé avec lequel un ou plusieurs groupes d’artistes voudraient rompre. Elles ont pour but de tenter d’éviter cet embourgeoisement si redouté dans l’art, celui qui tend à propager et promouvoir des normes de représentation : si l’on n’y prend pas garde, celles-ci passeront ensuite dans l’opinion commune pour devenir des symboles voire des standards. En risquant de devenir indéboulonnables par la suite, des standards pour l’opinion… avec comme limite absolue la pensée unique : c’est l’apanage des régimes totalitaires, nazi ou stalinien que d’établir des normes rigides et franches concernant l’esthétique et les gens devront s’y conformer sous peine de manquement grave à l’idéologie dominante.
La répression qui s’ensuit contre les artistes « déviants » a pour but d’éviter que naisse une contestation voire une révolte par contamination. Cet ordre voulu par les dictateurs et qui établit une stricte dichotomie entre le beau et le laid, ils ont décidé de le penser à la place de leur peuple : dans les régimes totalitaires, cela entraîne forcément un abandon plus ou moins consenti de la subjectivité propre des individus au profit de celle d’État. Les « déviances » à l’ordre moral y sont impitoyablement sanctionnées. Par ce biais un lavage de cerveau massif pourra s’opérer dans la société, comme aujourd’hui encore en Corée du Nord. Avec des précédents célèbres comme l’exposition sur « l’art dégénéré » organisée par Hitler en personne…
Dans nos démocraties cette tendance à créer des ruptures a pour but de faire vaciller le socle d’un art, en particulier un qui semble trop établi et conformiste comme la mode. Cette tendance aux secousses - voire aux tremblements de terre (!) - se manifeste à intervalles plus ou moins réguliers dans différents domaines de l’art: ce qui inclut bien évidemment la musique. Concernant l’univers de la mode, des questions sous-jacentes : la mode est-elle un art ? L’argent a-t-il totalement corrompu ces créateurs de mode qui vendent des robes que seules des femmes de millionnaires peuvent s’acheter ? En détruisant partiellement son œuvre « La Fille au Ballon » vendue pour 18,6 millions de livres il y a trois ans, en pleine séance de vente aux enchères chez Christie, l’artiste britannique Banksy voulait dénoncer les excès de l’argent. Force est de constater que le pari est raté.
En ce qui concerne la mode, cette subversion de l’esthétique des mêmes codes - pratiqués depuis trop longtemps ? - est un mouvement des plus intéressants, peu banal et peu voire pas du tout théorisé.
Comme il l’a proclamé, avec ces quatre minutes trente-trois de silence, John Cage a voulu interroger la place du percept sonore chez l’auditeur de concert. Sa fonction, son rôle, comment et où ce percept se situerait dans le corps propre comme on dit en psychanalyse… et sous quel rapport. Avec ce morceau si particulier de Cage, c’est au travers de la musique - et tout ce qui l’entoure - qu’il tente de nous questionner. Et par extension tout ce qui concerne le son.