Oukee a écrit : mar. 21 juin, 2022 12:36
Le fait que Chopin et Liszt aient relativement peu écrit dans ces tonalités "blanches" est peut-être à rapprocher de cette question d'approche du clavier ?
Je la trouve très intéressante, cette réflexion…
Bien sûr, l'évolution des tonalités procède d'abord d'une augmentation progressive des altérations au fil des décennies. Si l'on fait abstraction du Clavier bien tempéré qui est une recherche systématique, on voit les nombres d'altérations augmenter progressivement. Cette augmentation tient à plusieurs faits principaux :
- le fait que les compositeurs, étant de plus en plus à l'aise, pouvaient aborder avec aisance plus d'altérations. Quand on compose avec deux altérations, on maitrise bien ces tonalité, mais un peu aussi les tons voisins. Jusqu'à ce que ces tons deviennent tellement naturel qu'on peut les aborder en tant que tel (tonalité principale). C'est une question pragmatique (quiconque a essayé de composer une fugue en DO bémol majeur en sait quelque chose…), d'apprentissage. Note : j'ai bien conscience que cette approche rencontre contre elle l'idée des humeurs de chaque tonalité, bien entendu, encore très importante à cette époque.
- les interprètes, de leurs côtés, avaient besoin d'être à l'aise avec la lecture, et ont connu le même cheminement,
- cela tient aussi à la difficulté des gammes qui n'est pas du tout la même entre un piano contemporain et un clavecin.
Mais là où je trouve ta réflexion super intéressante, c'est que cette approche du clavier dont tu parles correspond justement au développement du piano et, plus encore, au fait que l'instrument se démocratise énormément à cette époque. De plus en plus d'amateurs (au sens moderne du terme) se mettent à faire de la musique. Et ces amateurs n'ont pas la technique ou la musculature d'un claviériste professionnel. Donc on peut voir aussi dans l'utilisation des tonalités "plus faciles" une volonté (peut-être inconsciente) d'être accessible au plus grand nombre. Donc, même si ce constat est contredit par la simplicité d'un prélude de Bach et la difficulté d'une étude de Chopin, il y a quelque chose d'intéressant, je trouve.
Pour ce qui est de la tonalité de DO, personnellement, je trouve qu'elle a un statut très particulier. J'ai l'impression, souvent, que le compositeur s'en sert pour « partir d'un terrain vierge », comme si l'absence d'altération créait un désert (non sableux) sur lequel tout était possible et il fallait tout construire, sans repère, sans référence. Le premier prélude de Bach, du premier CBT, relève de ce procédé, je trouve (on ne mesurera jamais assez son immense originalité, au-delà de sa beauté indicible). Mais on peut penser aussi aux Fantaisies dans cette tonalité (quel meilleur terrain vierge que la fantaisie ?), celle de Mozart par exemple et plus encore, celle de Schumann (où le terrain vierge me semble évident — il ne commence même pas en DO majeur… c'est du illusion-modale avec le jeu d'un II — V — I tellement étiré que les degrés perdent totalement leur fonction harmonique). Mais l'exemple qui me semble le plus "merveilleux" en l'occurrence, c'est celui du dernier segment de la toute dernière sonate de Beethoven, l'opus 111, qui termine en DO majeur (comme une picarde étirée sur 3 ou 4 pages) et qui s'achève sur l'accord le plus simple qui soit, un DO majeur tout simple, avec juste la basse octaviée (c'est Beethov, quand même lol). Comme s'il signait là l'aveu de la « recherche d'un ailleurs » de ses tout derniers opus.
Merci à toi, @Oukee, pour cette réflexion à méditer.