En complément de mon
précédent message sur Bernard Maury, j'ai retrouvé cette interview que je vous livre ci-dessous. C'était en octobre 1996.
C'est terrible que cet homme ait été si méconnu : comme je l'ai déjà dit, il était le Nadia Boulanger de l'harmonie jazz... Tous les grands pianistes de jazz à qui il l'a enseignée vous le diront. Et c'est terrible aussi qu'on ne lui ait jamais proposé plus tôt de se produire dans des salles ou Festival vraiment dignes de ce nom (ce qu'il fera heureusement dans les années 1990 : concert dédié à la mémoire de Bill Evans pour le dixième anniversaire de sa disparition (Maison de la Radio), jubilé Steinway au théâtre des Champs Élysées, duo avec Toots Thielemans, duo de pianos avec Michel Petrucciani, Trio de pianos avec Michel Grailler et Alain Jean-Marie (France Musique), concert “In Memoriam Michel Petrucciani” avec Didier Lockwood (salle Gaveau janv. 99) et sur la scène internationale avec le Festival “Memphis in May” (USA), Gratz (Autriche), Tel-Aviv (Israël), Copenhague (Danemark), Los Angeles (USA)). Bernard Maury est né le 28 décembre 1943 - décédé le 31 juillet 2005.
Vous dites volontiers que, si le rythme est le corps de la musique, l'harmonie en est l'âme. D'où votre passion pour l'harmonie...
Bernard Maury : A l'époque où, adolescent, j'ai commencé à m’intéresser au jazz, il était quasi impossible de se procurer des partitions. J'avais une formation de pianiste classique mais, n'ayant pas étudié l'harmonie, j'étais incapable de jouer du jazz sans partition. Certes, je pouvais toujours retranscrire d'oreille certaines mélodies, mais il fallait aussi trouver l'accompagnement, et mes accords rudimentaires ne sonnaient pas du tout comme ceux que j'entendais sur les disques d'Erroll Garner ou d'Oscar Peterson, pianistes dont j'admirais les couleurs tonales.
Enfin, avec un peu d'entraînement, je suis parvenu à relever certains solos. mais apprendre des accords isolés de leur contexte ne me satisfaisait pas : je voulais comprendre le pourquoi de certaines configuration harmoniques. Pour moi, un accord n'est pas une entité isolée, mais l'aboutissement d'une progression. En même temps qu'à l'harmonie, je me suis intéressé au contrepoint, qui traite du mouvement des voix. Comme Debussy l'avait bien compris, un accord possède sa couleur intrinsèque, qui crée un climat particulier, et je souhaitais construire les accords comme je l'entendais, en en contrôlant la couleur tonale.
A l'âge de 20 ans, j'ai pris quelques cours d'harmonie assez élémentaires, mais j'ai surtout étudié seul, dévorant de nombreux traités, effectuant des recherches personnelles et analysant des œuvres classiques. Découvrir certains principes essentiels par soi-même est très enrichissant. Ma pratique du jazz m'a ainsi permis d'envisager l'harmonie sous un autre aspect que celui que l'on enseigne généralement dans les conservatoires. L'harmonie est une question de logique et d'oreille, mais il ne faut pas pour autant la réduire à une science trop abstraite : elle doit vivre.
Comment en êtes-vous venu au jazz ?
Bernard Maury : Vers l'âge de douze ou treize ans, j'ai assisté à une conférence du musicologue Hugues Panassié : ce fut une révélation. J'avais déjà entendu du jazz, mais personne jusque-là n'avait tenté d'en expliquer l'histoire - et il s'agissait d'une culture très différente de la mienne. A Toulouse, où plus tard j'ai fait mes études supérieures, les bals universitaires étaient animés par des orchestres de jazz. J'ai commencé par paraphraser autour des thèmes, puis je me suis jeté à l'eau. Doué d'un esprit assez analytique, j'ai cherché à comprendre comment les phrases étaient construites, j'ai imité les grands musiciens et je me suis choisi des maîtres.
Comment avez-vous rencontré Bill Evans ?
Bernard Maury : Il était venu se produire en concert à Paris en 1972, avec son bassiste Eddy Gomez et son batteur Marty Morell. Bill était mon idole depuis plusieurs années et je rêvais de faire sa connaissance. Je travaillais alors dans un club parisien, avec le saxophoniste Johnny Griffin. Un soir, après notre prestation, deux Américains, qui se trouvaient au bar, sont venus bavarder avec moi et, de fil en aiguille, j'ai appris qu'il s'agissait de Gomez et de Morell. Le lendemain, un ami m'invitait à déjeuner avec Bill Evans en personne ! Le courant a passé immédiatement entre nous. Par la suite, j'ai eu des moments privilégiés avec lui. Lorsqu'il s’asseyait au piano, je n'en perdais pas une miette et m'efforçais de tout assimiler. Il était parvenu au firmament du jazz - ce qu'il niait, par modestie. "Je n'avais aucune facilité", m'a-t-il confié un jour, "il a fallu que je travaille beaucoup". IL n'hésitait pas à rejouer certains passages, afin que je les comprenne bien. Il n'a jamais donné de cours, mais s'il sentait que quelqu'un était réceptif à sa musique et susceptible de saisir sa démarche, il prodiguait volontiers des explications. A cette époque j'essayais, depuis quelques temps déjà, d'analyser sa musique. Deux ans plus tôt, je n'aurais peut-être rien saisi de ce qu'il faisait.
Quelles qualités doit-on posséder pour étudier le jazz ?
Bernard Maury : Il faut être très fortement motivé. Marginale comme l'est cette musique - qui procure rarement richesse et notoriété -, il s'agit d'un apostolat plus que d'une profession. Il convient aussi d'être opiniâtre, de ne pas se laisser décourager par les premiers écueils, et de posséder oreille et sensibilité musicale, encore que l'oreille s'éduque. La rigueur dans le travail est également primordiale, mais il faut aussi savoir laisser sa part à l'imaginaire, être cartésien à certains moments et ne pas l'être à d'autres, et savoir oublier l'aspect scolaire pour s'abandonner à la création.
Et pour l'enseigner ?
Bernard Maury : Avant tout, il faut aimer la musique. C'est un peu comme la foi religieuse, qui s'accompagne souvent de prosélytisme : c'est un amour vrai que l'on a envie de partager. A enseigner, on apprend beaucoup soi-même, parce qu'on est amené à démonter certains mécanismes qui sont parfois inconscients. On peut parvenir à jouer intuitivement des idées intéressantes, mais il convient de les analyser afin de pouvoir les transmettre aux autres, ce qui ouvre au passage des horizons insoupçonnés. Enseigner est extrêmement enrichissant - mais il s'agit avant tout de donner. Je crois que si je n'avais pas enseigné, il y a des pièces que j'aurais été parfaitement incapable d'exécuter, parce que je ne les aurais pas comprises;
Quels sont vos projets actuels
Bernard Maury : En hommage à Bill Evans, je viens de fonder à Paris la Bill Evans Piano Academy, où l'on enseigne aussi d'autres disciplines que le piano. Bill a été l'un des pianistes de jazz les plus importants de la seconde moitié du ce siècle - dans la lignée de Bud Powell et de Thelonious Monk. Le jazz contemporain lui doit énormément. Il est aussi l'héritier direct, dans le domaine du jazz, de l'école française, à laquelle appartiennent Fauré, Ravel, Debussy, Lili Boulanger et Henri Dutilleux. Outre la Bill Evans Piano Academy, j'ai deux projets de disques : l'un en solo et l'autre avec des compositions inédites de Bill Evans, que je sélectionnerai avec l'aide de sa famille.
Planning et plan de son cours, écrit de sa main