Billet d’humeur
Ce n’est pas tous les jours qu’on inaugure un nouvel orgue dans une paroisse. Dans ma petite ville de banlieue, l’église Saint-Justin a remplacé son vieil orgue Mutin par un orgue tout neuf et une série de concerts est organisée tout le week-end. Bravo.
https://www.ville-levallois.fr/inaugura ... st-justin/
Hier soir, concert inaugural, avec tout le gratin de la commune, y compris les autorités œcuméniques, le pasteur, le rabbin et l’imam en belle jellaba blanche qui faisait de la concurrence à la tenue assez dandy du jeune nouveau curé d’origine polonaise. Il va falloir que je vienne à l’église plus souvent !
Pour inaugurer l’orgue, c’était
Bernard Foccroulle qui était l’invité d’honneur dans un magnifique programme.

Des écrans géants permettaient, dans la nef et les collatéraux, de voir l’organiste, tantôt ses mains, tantôt ses pieds. L’orgue sonne très bien avec des jeux de fond magnifiques et les œuvres, où Bach était largement représenté, étaient vraiment de nature à me transporter au paradis (désolé, Lee, ce sera sans toi !)…
Enfin, presque au paradis, mais en fait en enfer à cause des enfants. Je sais bien que Jésus a dit
« Laissez venir à moi les petits enfants », mais je doute qu’il visait un concert d’orgue le vendredi soir où les enfants feraient mieux d’être couchés. Évidemment, comme c’est gratuit, les familles (assez nombreuses et prolifiques dans ma commune) se disent
« voilà une occasion en or pour faire découvrir la musique aux enfants » -- louable intention – ou peut-être seulement
« voilà une occasion en or pour occuper la tribu à moindres frais, d’autant qu’il n’y a rien de bien à la télé ! » Sauf que les enfants ne l’entendent pas de cette oreille. Très vite, ils ne tiennent pas en place, ils parlent fort, disent ou plutôt crient qu’ils veulent rentrer ; les parents tentent de vains
« Tais-toi ! Chut ! Reste tranquille ! », sans aucun succès. Je me demande sincèrement s’il est utile d’emmener de jeunes enfants à un concert d’orgue. L’orgue n’est pas un instrument qui plaît si facilement, il est bruyant, gronde, la musique est austère, le contrepoint exigeant. Beaucoup de gens, et même de mes amis, j’en suis désolé pour eux, n’aiment pas l’orgue et je ne suis pas sûr que confronter les jeunes enfants à cet instrument les familiarise de manière utile. Je me demande même si ça ne les traumatisera pas à vie. Ce n’est peut-être pas encore le moment.
Ce dont je suis sûr, en revanche, c’est qu’il suffit d’une poignée de gamins agités et bruyants autour de moi pour me déconcentrer et me faire (provisoirement) haïr les enfants. Je leur en veux tellement, alors que s’entrouvrent les portes du paradis, de me faire rater la marche et me précipiter en enfer. Je blâme d’abord ma grande difficulté de concentration, mais quand même, ils ne m’aident pas !
Heureusement, ceux qui avaient résisté à la magnifique
Fantaisie et fugue en ut mineur de Bach, et plus encore à la contorsionnée
Fugue sur le nom de Bach de Schumann, ont demandé grâce et déclenché un sauve-qui-peut infantile pendant la si belle
Sonate en fa mineur de Mendelssohn.***
Me voilà donc débarrassé des odieux garnements et je m’apprête à nouveau à monter au Walhalla des organistes. Hélas, c’était compter sans deux péronnelles à cinq mètres de moi qui n’arrêtaient pas de discuter entre elles, de se montrer des photos, de pouffer de rire, de consulter leur smart phone. Elles croyaient parler à voix basse et de fait je ne comprenais pas ce qu’elles disaient, mais j’entendais en permanence une bouillie de « s » et de « ch », comme le chuintement d’un vieil enregistrement. J’ai bien tenté de leur lancer le regard le plus noir que je pouvais, mais évidemment, elles étaient trop occupées pour me voir. J’ai tenté deux ou trois « chut ! » mais je n’aime pas cette méthode qui fait en soi plus de bruit que le mal qu’on veut corriger ; et puis, ça n’apaise qu’un instant, mais bien vite, les papotages reprennent. Bref, elles aussi, par leur sans-gêne incroyable (l’une d’elles avait même pris une chaise supplémentaire pour allonger ses jambes, et faisait allègrement grincer l’une ou l’autre des deux pauvres chaises qui la soutenaient ainsi), elles aussi donc m’ont empêché d’atteindre le nirvana espéré. Le plus fort, c’est qu’après chaque morceau, elles applaudissaient de bon cœur et criaient bravo à l’organiste qu’elles n’avaient pas écouté ! Elles devaient se croire à un jeu télévisé.
Je m’étais levé après les longs applaudissements finals, standing ovation générale à la fois moutonnière et pour une fois justifiée puisqu’il fallait bien se lever pour voir l’organiste saluer à la tribune au fond de l’église. J’étais près de la porte du fond quand Foccroulle a joué en bis un dernier choral de Bach, et là, loin des perturbateurs, j’ai pu m’élever rapidement au paradis que j’avais tant souhaité atteindre et je suis rentré chez moi sur un petit nuage, me faisant oublier ma crise aiguë de misanthropie, avec accès caractérisé de misopédie et misogynie !
*** Cette fuite en milieu d’œuvre organistique m’a rappelé un congrès professionnel (sans lien avec la musique) à Berlin où nos hôtes berlinois avaient prévu une soirée de prestige. Ce genre d’événement a souvent lieu dans un musée privatisé pour l’occasion, avec force canapés et coupes de champagne, plus des petits groupes de musique dispersés aux quatre coins du musée, ici de la harpe et de la flûte, là une chanteuse de jazz, que sais-je. Mais là, nos Berlinois avaient visé assez haut en organisant un concert exceptionnel d’orgue dans
la Cathédrale de Berlin, sur les magnifiques grandes orgues.

Voilà donc la foule des professionnels endimanchés venant sagement s’asseoir sur les bancs un peu rudes de la Cathédrale. Ils supportent sans broncher un ou deux Bach. Mais quand l’organiste titulaire a entrepris de jouer une œuvre magnifique mais fort longue de Reger, la coupe a débordé (d’autant qu’il n’y avait justement même pas de coupe à boire). Alors là, après dix minutes de torture, une fois qu’un jeune couple eut donné l’exemple en se levant et en partant, ce fut une débandade, surtout de la part des plus jeunes professionnels, dont le sens de la fête s’accommodait mal de l’austère beauté de Reger. Plus tard, après le concert, j’ai pu en revoir certains attablés joyeusement dans les tavernes locales ! Un de mes meilleurs concerts d’orgue, en vérité !