Et ceci m'a donné l'idée de créer un fil qui serait uniquement dédié à ses cours, à la façon dont je les ai vécus, la façon dont ils m'ont transformé.
Un fil comme une immense lettre de remerciement. Montrer aussi quel homme et quel puits de science musicale était Ivan Jullien.
J'espère que vous pourrez y trouver des choses intéressantes. J'aimerais aussi, avec ce fil, montrer que le plus inattendu est possible. Qui aurait cru qu'après à peine trois mois dans sa classe, il me serait possible de savoir déjà écrire comme les autres étudiants des arrangements pour toute une section de cuivres et que cela sonnerait finalement pas si mal du tout ? Si on me l'avait dit avant, je ne l'aurais certainement pas cru.
Puisse alors ce témoignage vous donner des forces parce que je sais que si on en a le goût et que l'on s'accroche, tout devient possible.
Par quel bout commencer ? J'avoue que la tâche me semble vertigineuse.
Ivan Jullien, chez lui, en 2011, peaufinant un de ses arrangements
Par où commencer ? Peut être par cette question : qui dans ce forum a déjà entendu parler d'Ivan Jullien (1934 - 2015) ? Et pourtant !
Pour faire court, voilà ce qui pourrait le présenter :
Des ensembles prestigieux, talents d’instrumentiste, de compositeur, d’arrangeur et d’orchestrateur qui subjuguent. A l’aise dans tous les styles musicaux il est certainement l’un des plus grands arrangeurs orchestrateurs de ce monde, l'un des plus érudits de sa génération. Il a été récompensé en 2003 aux victoires de la musique pour l’ensemble de son œuvre. Il a travaillé pendant plus de 40 ans, en collaboration avec les plus grands.
Quelques films comme arrangeur : Un homme et une femme, Le soleil des voyous, Le passager de la pluie...
Quelques films en temps que compositeur/arrangeur : Tir groupé, Ronde de nuit, the Eye of The Widow...
En tout : 40 films.
Plus de 10 000 arrangements pour, notamment :
Michel Legrand, Claude Nougaro, Henri Salvador, Charles Aznavour, Eddy Mitchell, Johnny Halliday, Sacha Distel, Nicoletta (l'arrangement de "oh mamie blue", c'est lui), Bernard Lavilliers, Françoise Hardy, Michel Jonasz, Charles Trénet, Count Basie Orchestra, Michel Leeb, Dee Dee Bridgewater, Elton John.. Il a aussi collaboré avec Quincy Jones.
Comme trompettiste, il a joué notamment avec Kenny Clarke, Bud Powell, Lester Young, Meynard Ferguson, Johnny Griffin, Dexter Gordon, Slide Hampton, Michel Portal, Eddy Louis, Les double six et des dizaines d'autres, mais a été aussi trompettiste dans l'orchestre de Johnny Halliday, Claude Nougaro, Eddy Mitchell...
Il a enseigné pendant plus de 30 ans, dans toutes les techniques de l’arrangement et de l’orchestration musicale. Ivan aimait dire que l’écriture pour un orchestre classique ou de jazz se réfère aux mêmes lois : seuls les styles et la composition de l’orchestre varient.
C'est toujours pareil avec ces personnes super talentueuses, l'histoire commence comme cela : c’est en 1956, à 22 ans qu’il s’achète une trompette Couesnon et apprend tout seul en s’entraînant sur les disques de Dizzy Gillespie, Clifford Brown ou Miles Davis. Puis il prend des cours avec Jean-Jacques Greffin. Et à peine au bout d’un an de trompette, il va déjà faire des bœufs au Tabou (fameuse boîte de jazz de l’époque). En 1957, il décide de devenir musicien professionnel et pratique un peu tous les styles, notamment aux côtés de Lester Young, Kenny Clarke, Jacques Hélian, Claude Bolling…
"C’est au Japon que j’ai fait ma rencontre avec le jazz où j’ai entendu des orchestres américains. Et là que je me suis dit : c’est ça que je veux faire. Après être rentré en France (je faisais la guerre d’Indochine), la première chose que qui m'a pris, au grand dam de mes parents, c’est de m’acheter une trompette. Je faisais des petits boulots et, en même temps, j’allais essayer de faire le bœuf le soir au Tabou avec un nommé Jean-Claude Fohrenbach, sax ténor de son état, et c’est comme ça que j’ai commencé le jazz. Là bas, comme pianiste, il y avait Georges Arvanitas, un super bon, donc ça rigolait pas. Je n'étais pas un musicien terrible terrible : des fois j’avais le droit de jouer, des fois non. Mais ils me demandaient de faire des remplacements car ils participaient souvent à des galas ici et là et me laissaient donc à ces moments comme trompettiste attitré du Tabou. Alors à force, j’ai commencé à devenir un petit peu moins mauvais, et puis de moins en moins mauvais. Et un jour j’ai été engagé par Jimmy Walter pour jouer au Sexy, une boîte de strip-tease, rue Pierre Charron… C’est comme ça que j’ai pu faire des progrès. Alors on m’a demandé de faire des trucs à droite et à gauche. Je courrais aussi le cacheton en allant place Pigalle, lieu de rendez-vous des musiciens et des chefs d’orchestre qui venaient engager des gens. Il fallait manger, alors j’ai fait des galas, avec Pierre, Paul, Jacques, avec tout le monde. On faisait un peu n’importe quoi, et moi j’étais là pour faire le jazz. Dans les orchestres de musettes, de temps en temps ils incorporaient quelques morceaux de jazz alors c'était à moi de jouer. On faisait aussi du passo doble, ce qui fait que petit à petit, je jouais vraiment bien, de tout, du mambo aussi, et c’est venu aux oreilles d’un certain Benny Bennett qui m’a engagé. Et là, cela a été vraiment le début de tout"...

Comme il le confie, deux passages seront très importants dans sa vie : celui dans l’orchestre de Benny Bennett, à partir de 1961, où Ivan parfait sa technique et y apprend à jouer les aigus aux côtés de solides trompettistes comme Tito Puentes, Pierre Thibaud ou Sonny Grey. Et c’est là que Benny Bennett teste les débuts d’arrangeur d’Ivan. "Il m’avait pris au tout début : je jouais moyennement de la trompette, je lisais très mal la musique et bien sûr, je ne faisais pas encore des arrangements. Et quand je suis sorti de cet orchestre, j’étais devenu un vrai premier trompette, je lisais bien la musique et je faisais des arrangements. Un jour il m’a dit : « tiens, on va aller au Blue note et tu emmènes ta trompette car on va faire le bœuf. J’avais carrément la trouille car l’orchestre du Blue note, c’était Kenny Clarke, Bud Powell, Pierre Michelot à la contrebasse (qui était à l’époque le meilleur contrebassiste français) et Johnny Griffin au sax ténor. Et dans la salle, il y avait Quincy Jones pour écouter, Oscar Pettiford et Stan Getz… Alors quand vous vous considérez comme encore débutant, aller faire le bœuf la-dedans ! Je me suis lancé, tant pis (sans ça j’étais viré de l’orchestre). Et quand plus tard Quincy Jones a su que je me trouvais à Los Angeles (il m’avait dit « rappelle moi »), il m’a fait faire une séance".
Le deuxième passage se fera, à partir de 1965, surtout en tandem soliste avec Roger Guérin, ce dernier lui laissant son orchestre à partir de 1966.
"Le premier big band (j’en suis au 5ème) c’est avec Roger Guérin qui connaissait un producteur allemand Gert Berg, qui avait décidé de faire venir des Français en Allemagne. On a joué, on a fait un concert et cela s’est très très bien passé. Et tout le monde, au retour de dire : c’est vraiment dommage de laisser tomber cet orchestre. A l'époque Roger Guérin faisait énormément de séances en studio comme musicien et il était très pris, donc il a laissé tomber l’orchestre. A l’époque je commençais à faire pas mal d’arrangements. Roger m’a dit : reprends l’orchestre. Ce que j’ai fait. En fait je n’ai pas repris l’orchestre entier, j’ai repris quelques éléments de l’orchestre et j’ai rajouté d’autres musiciens que j’aimais bien. Et on a fait alors l’album «Paris point zéro» en 1966. L’orchestre s’appelait "Paris jazz all stars", avec, Maurice Thomas et moi (tp1), Roger Guérin (tp), Bernard Vitet (pocket tp), Raymond Katarzynski (tb1), Christian Guizien, Camille Verdier (tb), Jacques Nourredine (as1), Michel Portal (ts, fl), Bob Garcia (ts), Eddy Louiss (p, org), Gilbert Rovère (b), Charles Bellonzi (dm), Andy Arpineau (perc). Et puis quand on a fini de faire le tour des festivals et des concerts, c’était fini. Donc c’était pas facile de faire vivre un big band à l’époque (et d’ailleurs, c’est encore pire maintenant)".
"Y’ a pas énormément de boulot", comme dirait Ivan, surtout pour un musicien de jazz dans un big band, et qu'on annonce au tourneur qu’on est vingt musiciens dans l'orchestre !!!…
Orchestre d'Ivan Jullien au golf drouot en 1969
"J’ai monté un autre big band en 1970, un autre en 1978, un autre en 1983 et ensuite j’avais décidé de laisser tomber en 1986 parce que c'était difficile de décrocher des concerts, d'avoir suffisamment de dates pour intéresser les gens".
Lors de l'enregistrement du disque "Porgy and Bess", le 12 novembre 1971 à Paris.
Direction, arrangement, trompette : Ivan Jullien.
"Le dernier big band, ce sont les musiciens qui sont venus me chercher en 2006. Pierrer Bertrand qui dirigeait à l’époque le grand orchestre de Paris m'a proposé de faire tout un set, où je dirigerais l'orchestre, un set avec mes propres compositions. J’ai donc réécrit pour le grand orchestre de Paris. Cela faisait 20 ans que je n’avais touché à un big band de jazz. Ensuite, j’en ai pris la direction et j’ai aussi proposé d'adjoindre des arrangements de standards (par exemple un medley de West Side Story d'une durée de 23 minutes)".
Pour écrire, Ivan n'a pas besoin d'instrument. "J’ai tout dans la tête". Chez lui, il y avait bien un piano, mais son bureau était en haut. "Alors si il faut sans arrêt descendre et remonter, on s’en sort pas. Donc je ne m’en sers que si j’ai une modulation difficile à vérifier. J’ai tout dans la tête parce qu’aussi j’ai pas mal d’expérience. J’ai joué dans pleins d’orchestres, j’ai écrit des milliers d’arrangements, donc je sais comment ça se passe.. Je préfère composer à la table."
Vers la fin de sa vie, Ivan Jullien s'est retiré à la campagne car il préférait "composer au chant des oiseaux plutôt qu’à ceux des klaxons".
Voilà ce qu'il disait à 76 ans (il est mort à 80) : "Et puis je me repose… Je ne veux plus travailler 15 heures d’affilée tous les jours comme un dingue comme je le faisais avant. Place aux jeunes. J’ai quand même 76 ans. Je travaille 10 heures, les bons jours 8 heures. Travailler dans la précipitation perpétuelle comme je l’ai fait, non merci. Dans ce métier, tout est toujours urgent. Par exemple Aznavour m’a téléphoné il y a 3 ou 4 ans, me demandant trois arrangements, puis me retéléphonant le lendemain pour m’en demander un 4e, et puis encore un (en me disant, celui là, par contre c’est pressé – genre on était vendredi, il me le faut pour lundi)."
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Voilà, c'est le début de l'histoire. Alors vous pouvez imaginer dans quel état je me trouvais en intégrant sa classe. Un peu dans mes petits souliers mais surtout heureux.
Très vite, je vais constater lors de ses cours que, comme tous les meilleurs autodidactes, tout ce qu'il expliquait était d'une clarté incroyable. Ce qu'il avait appris, c'était en faisant le métier, et donc tout ce qu'il pouvait vous dire était de l'or. Il était devenu un peu par hasard arrangeur et il avait théorisé lui-même tout cela. Il avait une soif folle d'apprendre, de comprendre, de créer. Il donnait sans compter, partageait tout ce qu'il savait. Plus qu'un cours, c'était aussi une école de vie. Et puis il nous enseignait toutes les ficelles du métier. Ivan était un homme d'une simplicité et d'une gentillesse infinies. Et puis c'était un partageur. Il adorait transmettre.
Comment mieux définir Ivan Jullien auprès des musiciens classiques sinon en leur disant que pour moi, il est en quelque sorte le Nadia Boulanger du jazz.
Paragraphe ajouté en novembre 2019 :
- Pour lui rendre hommage, les musiciens de son dernier big band on réalisé - grâce à un financement participatif - le disque "Studio Davout" : un événement car il comprend les dernières compositions inédites et arrangements d’Ivan Jullien, jamais encore enregistrées.
- Voir aussi ce fil parlant de la réédition du disque "Live at Nancy Jazz Pulsations"
A suivre...