Les Ecoles pianistiques du mental et de l'esprit d'abord

Théorie, jeu, répertoire, enseignement, partitions
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Praeludium
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Les Ecoles pianistiques du mental et de l'esprit d'abord

Message par Praeludium »

Conjointement à mon autre sujet sur Albert Ferber, pour ne pas faire un seul post fleuve fouillis !

Ceci n'est pas un sujet sur exercices/pas exercices, débat qui a mainte fois été prouvé stérile (on peut faire des exercices à se faire exploser les oreilles et le cerveau, et jouer du répertoire de manière totalement mécanique et vide, je ne vois pas où serait la contradiction ?)

A propos de Leimer

C'est peut être aussi l'occasion de parler de cet sorte d'ovni que semble être l'Ecole Leimer/Gieseking, qui proposait une manière de travailler d'une modernité absolue (je pense qu'aujourd'hui encore elle l'est pour la plupart des musiciens hors cercles très restreints).
Il y avait déjà eu un sujet sur le livre de Leimer ici.
Un autre élève de Leimer qui a "fait" carrière était le Norvégien Robert Riefling (ici dans Bach), tout aussi précis, intelligent et toujours absolument à l'écoute, mais je trouve avec moins de magie que d'autres comme Ferber.
Il était le grand oncle de Kurt Leimer, qui semble avoir eu une très belle carrière aussi et qui a plusieurs energistrements sur YT. Par contre je ne suis pas certain qu'ils aient travaillé ensembles, ou qu'il ait travaillé avec des gens comme Gieseking, même si ça me semble probable.
D'autres à votre connaissance ?


Ce type d'approches en général


Dans ma petite tête il y a un modèle où on aurait deux grands courants :
1/Le Corps, le Physique et le Mécanique d'abord, et 2/l'Esprit, le Mental et l'Intérieur (pas au sens spirituel, faut pas déconner non plus) d'abord.

1/Le Corps, le Physique et le Mécanique d'abord
Certains pédagogues renommés travaillaient/travaillent toujours comme ça... Pierre Sancan apparemment, Sara Davis Buechner, Ersnt von Dohnanyi, Monique Deschaussées, en fait tous ceux qui ont fait des livres de technique, même Cortot du coup.
- Le physique vient d'abord, même si chez ceux qui avaient du goût il restait subordonné à une vision musicale, et même s'il y a plusieurs degrés, de Dohnanyi qui fait un livre d'exercices volontairement le plus condensé et synthétique possible que l'on apprend par cœur pour y passer le moins de temps possible, à d'autres qui s'extasient devant une pédagogie tout droit héritée du XIXème siècle, où l'on demandait aux étudiants de connaitre entier l'opus 365 de Czerny dans tous les tons, et qui éditent les volumes de technique d'A.Jonas (7 volumes de plusieurs centaines de pages), comme Sara Davis Buechner.
- Pour avoir tel son, on va chercher telle sensation dans les phalangettes et telle hauteur d'attaque, par exemple (Deschaussées).
- Pour pouvoir jouer telle ou telle grande œuvre il faudrait, dans l'idéal, en avoir maitrisé tous les patterns et gestes techniques avant même de les aborder.
- Vaincre une difficulté dans une pièce passera la plupart du temps par "mets le poignet comme ça" "fais comme ça avec tes doigts" "il faut plus de hauteur d'attaque" etc.



2/l'Esprit, le Mental et l'Intérieur d'abord

Je m'avance un petit peu et corrigez moi si je me trompe (certains savent mieux que moi de quoi il s'agit), mais je placerais dans cette catégorie Leimer/Gieseking, Heinrich Neuhaus, Rena Shereshevskaya, peut être Hortense Cartier-Bresson (j'ai envie de le croire mais je n'ai pas de preuves, je ferais un beau scientifique !), Jean-François Antonioli, Maria Joao Pires - et en bonus, Chopin ! cf. les livre d'Eidelginger.

J'ai l’impression que ce sont des manières d'enseigner qui poussent très loin et placent avant toutes choses la compréhension du texte musical, du langage avec lequel il est construit, de sa forme, de l'esthétique, et dans lesquelles c'est tout ça avec un travail énorme d'écoute et de souplesse/posture/du geste naturel/etc. qui va conditionner voire révéler les moyens pianistiques nécessaire.
Ce sont des écoles qui vont totalement à sens inverse d'une certaine pédagogie héritée du XIXème siècle où on se concentre d'abord sur un aspect mécanique, où construire une technique sans faille est une fin en soi et tout le travail y est subordonné.


- Dans les livres sur Chopin, Eidelginger rapporte les frustrations parfois immenses d'élèves de Chopin qui se faisaient reprendre inlassablement sur un arpégé jusque à ce qu'ils entendent et donc fassent comme il faut, et aussi l'exigence immense qu'il semblait avoir sur la compréhension des œuvres jouées et la précision vis à vis du texte.
- Neuhaus met beaucoup de temps avant de parler de ce que l'on associe habituellement à la technique dans son livre, on a droit à l’esthétique/stylistique, au rythme et à plein d'autres choses avant. Il suggère d'apprendre des Sonates de Beethoven par cœur à la table (comme Leimer), et on constate aussi une sorte de mutisme, de refus de livrer une solution trop facilement physique et extérieure quand par exemple il parle de gammes où le doigté doit être à 5 doigts pour que ça marche (Rhapsodie Espagnole de Liszt je crois ?).
- Debargue (élève de Shereshevskaya) parle de ça aussi, de la nécessité de comprendre le texte (harmoniquement, en l’occurrence mais je ne doute pas que ça aille bien plus loin), de penser vite avant de jouer vite. Quand on l'entend on ne doute pas que tout ce qu'il joue, il l'entende.

C'est l'idée (et ma prof me fait travailler comme ça, et je ne comprenais pas au début, et au final je suis extrêmement content d'être tombé sur elle) que l'écoute vient avant tout. L'écoute c'est présent partout et ça recouvre tout, c'est directement lié à un état physique de disponibilité et de souplesse, c'est ce qui fait qu'on articulera ou non, qu'on fera tel déplacement bien ou non, qu'on aura un beau son ou non, ça a mille dimensions.

Le problème c'est que c'est très difficilement transmissible. Il faut trouver tout seul à partir des indications et des exemples quelque chose d'intérieur, de profond et d'indéracinable.
Comme on a pas cherché à externaliser tout le processus de jouer du piano, comme on a pas cherché à le rendre ou le comprendre physiquement, on reste avec quelque chose qui tient de l'esprit et qui est par définition insaisissable, impalpable. Est-ce que c'est pour ça que tant de grands musiciens peinent terriblement à expliquer ce qu'ils font ?

Quelques autres références/pistes :
- Martha Argerich sur laquelle on a quelques anecdotes où elle aurait appris sur table et sorti le lendemain un truc parfait (documentaire avec Dutoit, Concerto en sol de Ravel).
- On m'a dit que Richter apprenait ses textes sans piano pendant ses voyages (Gieseking aussi évidemment), ce qui colle bien avec l'approche que suggère très rapidemment Neuhaus dans l'Art du Piano.
- La tradition est restée chez les organistes, je crois, mais jusque à assez récemment il aurait été absolument impensable de former des musiciens pros sans un gros niveau dans tout ce qui tient de l'écriture, de la composition, de l'harmonie/contrepoint/improvisation appliquée au clavier. Debargue parle aussi d'improvisation, et Gieseking n'était pas étranger à cette pratique non plus apparemment. L'esprit et l'oreille guident nécessairement les doigts et pas l'inverse dans ce genre de disciplines, il me semble...


------

Tout ça est encore assez flou.

Une dernière précision, je le redis mais c'est juste un modèle, souple, relativement imprécis, perméable et éphémère que je propose. De la part d'un pianiste qui a encore plus de prétention que de compétence ! (;

edit : c'est inacceptable un pavé comme ça... sorry. J'ai raccourci.
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Oupsi
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Re: Les Ecoles pianistiques du mental et de l'esprit d'abord

Message par Oupsi »

t'aurais pas dû raccourcir, j'aurais bien lu l'intégrale! c'est intéressant, merci.
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Okay
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Re: Les Ecoles pianistiques du mental et de l'esprit d'abord

Message par Okay »

Plus le temps passe plus je suis perplexe sur la réelle existence d'une véritable école qui fasse passer le mécanisme d'abord. Ne serait-ce qu'un Cortot, qui a quand même écrit "Les principes rationnels de la technique pianistique", débute souvent ses éditions de travail par des considérations esthétiques et sonores (comme le préconise Neuhaus). Et c'est d'ailleurs choquant à quel point les exercices proposés ensuite semblent d'après moi inappropriés à la fois pour réaliser ces idées, et aussi pour régler les problèmes mécaniques eux-mêmes. Je me suis toujours demandé si Cortot avait déjà bossé ses propres exercices, ou si c'était une tentative de décomposition laborieuse, intellectuelle, et surtout ex post d'un processus auquel il est lui-même parvenu par des chemins très différents (mon hypothèse). Il en est peut-être de même pour tous les apôtres du mécanisme d'abord : faites ce que je dis mais pas ce que je fais.

Le grand écueil c'est la séparation technique/son/esthétique. C'est là que je ferais une éventuelle distinction : il y a ceux qui séparent le mécanisme du reste, et ceux qui n'y voient qu'un outil d'interprétation. Je pense qu'aucune approche ne peut se dispenser d'accorder une très grande part au mécanisme. C'est plutôt son statut qui va différer.

Comme tu évoques Rena, elle parle pour sa part des "outils de l’interprète", et fait tendre l'étudiant vers l'interprétation totale d'un texte (harmonique/sonore/symbolique/émotionnelle) grâce à ces outils. Elle fait également une distinction marquée entre virtuosité (toute la technique du son dans tous les contextes possibles) et vélocité (être capable de jouer vite), avec beaucoup de mépris envers la seconde si elle est pratiquée pour elle-même.
Ce que je veux souligner ici, c'est que même chez une pédagogue pour qui tout débute par "l'image esthétique" (recoupant ici Neuhaus, et bien d'autres préceptes du Conservatoire de Moscou), la part d'artisanat y est substantielle. Elle est très consciente de la nécessité de posséder les outils techniques pour interpréter un texte, et enseigne soigneusement ces outils techniques dès qu'il y en a besoin. Donc oui, elle peut dire "baisse ton poignet", "remonte les doigts", "fais une rotation"... c'est quand même ce qu'il faut faire concrètement pour qu'on entende ce qu'on veut. On fait énormément de technique à ses cours, et il faut en faire encore plus après ! L'important c'est que ce geste va permettre d'obtenir un certain équilibre sonore, a été voulu car il s'inscrit dans un projet esthétique global. Dans sa pédagogie, tout est extrêmement contextuel et elle ne voit pas comment les outils peuvent être assimilés par la mémoire digitale (très importante dans son enseignement) hors d'un contexte artistique. C'est très pragmatique, car selon ce qu'on veut dire, on ne va pas convoquer le même type d'outils puisqu'on ne touchera pas le clavier de la même manière.
En fait, une réflexion artistique préalables et contextuelle sur un outil technique est nécessaire pour ensuite pouvoir généraliser cet outil à d'autres contextes. C'est là que le schisme est le plus important à mon avis. Certains diront : apprenez ce geste et cet outil hors contexte pour pouvoir ensuite l'utiliser partout. Ici on dira : le geste et le contexte sont indissociables, un geste privé de contexte n'a aucune valeur, en particulier lors de son acquisition.
dilettante
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Re: Les Ecoles pianistiques du mental et de l'esprit d'abord

Message par dilettante »

Le rôle du contexte semblerait donc invalider la pratiques d'exercices isolés, comme les gammes.

Mais cela interdirait la pratique de l'impro qui doit nécessiter la maîtrise de ces outils hors de tout contexte, afin de pouvoir les "dégainer" à volonté.
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Okay
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Re: Les Ecoles pianistiques du mental et de l'esprit d'abord

Message par Okay »

dilettante a écrit :Le rôle du contexte semblerait donc invalider la pratiques d'exercices isolés, comme les gammes.
Nem a pris soin de nous demander d'éviter de tomber dans cette polémique. Pour ma part, j'ai fréquemment donné mon avis sur la question et suis farouchement hostile aux exercices isolés. Mais je ne cherche à convaincre personne, ni ne souhaite relancer cet éternel débat.

dilettante a écrit :Mais cela interdirait la pratique de l'impro qui doit nécessiter la maîtrise de ces outils hors de tout contexte, afin de pouvoir les "dégainer" à volonté.
Ce n'est pas ça. L'idée de dégainer les outils à volonté est déjà très importante dans le travail d'oeuvres intégralement notées par les compositeurs avant de l'être dans l'exercice de l'improvisation. Je précise l'idée suggérée par cette approche.
L’acquisition d'un nouvel outil se ferait beaucoup plus naturellement et efficacement si elle se fait dans un contexte donné. C'est plus facile de dégainer plus tard cet outil dans un contexte différent, s'il a été appris dans un contexte donné, que sans contexte du tout. En fait il faudrait un support artistique la première fois, quel qu'il soit. Sinon on tombe dans la dissociation mécanique/musique. Eviter cette séparation en faisant de la musique ne dispense sûrement pas de travailler la mécanique !

Par exemple essayer de jouer une gamme avec égalité hors contexte ne serait pas le moyen le plus naturel de réaliser ça le jour où on trouve une gamme avec un contexte. C'est une décomposition partielle et arbitraire de la vraie tâche à réaliser, une tâche qui semble plus complexe dans sa définition (donner de la direction, phraser, penser les notes signifiantes de la tonalité, etc..) mais en réalité plus simple à réaliser (rien n'est plus dur que de jouer une gamme "pure" et vide de sens de musical). Le hic c'est que l'approche "qui peut le plus peut le moins" échouerait ici... avec la gamme hors contexte parfaitement égale, on apprendrait finalement à faire quelque chose de très (trop) difficile, et on n'apprend pas à faire des choses très importantes (qui en réalité facilitent la tâche complète).

Pour faire une analogie, j'imagine qu'il doit être possible d'apprendre à colorier uniformément sur des feuilles blanches. C'est sûrement très difficile... j'ai vu faire ça en cours de dessin, remplir des fonds unis à la chaîne. Mais si on apprend à colorier à l'intérieur d'un dessin, on apprend en même temps à ne pas déborder des contours, à peut-être davantage appuyer au centre que sur les bords, on exerce son regard au dessin lui même, etc. Ce n'est pas du tout mon domaine, ce n'est peut-être pas pertinent, mais vous voyez l'idée...
Abegg63
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Re: Les Ecoles pianistiques du mental et de l'esprit d'abord

Message par Abegg63 »

Bonjour à tous je voulais partager mes mauvaises expériences et de mauvaise utilisation du métrtonome. Je vais essayer de résumer.
Lorsque j'ai commencé le piano mon prof me faisait faire bbeaucoup d'exercices, de gammes et autres arpèges sans forcément les mettre dans le contexte d'un morceau. Je travaillais ainsi du début jusqu'à la fin tous mes morceaux en augmentant la vitesse progressivement; Je pense que mon prof appliquait simplement la méthode avec laquelle on lui avait appris.
Ensuite beaucoup plus tard un prof m'a fait chantter les mélodies, compter les temps à haute voix et surtout faire un exercice seulement si c'était nécessaire pour améliorer un passage du morceau que je travaillais. De même les gammes, les arpèges, septièmes en tout genre je peux les ressortir n'importe quand sans réfléchir à aucun doigté mais on ne me les faisait faire à la file, comme les exercices de Hanon d'ailleurs.

Maintenant je suis persuadée que le métronome détourne l'attention du but principal à savoir de faire de la musique s'il est mal utilisé. Ainsi s'en servir pour être sûr d'être à la bonne vitesse sur un passage, ok mais pas sur tout un morceau.
Il en est question en ce moment dans plusieurs sujet; En tant que prof je préfère nettement faire chanter la mélodie à haute voix et essayer de la retenir ou alors si un rythme pose problème de le solfier en tapant bien les temps.

au hasard d'un déménagement j'avais retrouvé un enregistrement où je jouais un mouvement de sonate de Beethoven "ancienne formule" c'était très régulier, les traits passaient plutôt bien mais ça n'avait rien à voir avec du Bethoven on aurait dit un exercice avec des nuances.

Je rajouterai que tous ces exercices avaient pas mal contribué à me crisper. Par contre je l'ai vraiment senti dans mes mains au fur et à mesure que je prenais mieux conscience des textes et de l'attntion à leur porter.
Praeludium
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Re: Les Ecoles pianistiques du mental et de l'esprit d'abord

Message par Praeludium »

Merci de vos réponses !

Petite précision : "physique d'abord" ou de "mental d'abord", c'est dans un sens quasi-chronologique, pas dans l'idée que ce serait quelque chose d'exclusif.

Okay -> je trouve ton commentaire sur Cortot super intéressant. Ça rejoint l'idée que "le problème c'est les disciples" - on m'a déjà dit, à des moments où je me posais pleins de questions sur la technique, comment la développer, etc. que pour Cortot, Sancan et autres, les méthodes qu'ils développaient n'étaient "que" des outils, des choses créées pour les élèves mais qui ne correspondaient pas forcément à ce que eux étaient et faisaient réellement en tant que musiciens et pianistes. Le problème ce serait quand d'autres commencent à s’approprier ces petits outils et à en faire une religion.

Je suis d'accord avec les précisions que tu ajoutes.
Penses-tu que la non-séparation du geste et du contexte musical pousse à une internalisation beaucoup plus forte du travail physique ?
Que le fait de considérer un problème dans son contexte et non dans l'absolu permet d'empêcher de trop intellectualiser, de rentre trop abstrait, géométrique l'artisanat (ne serait-ce que parce que l'esprit et l'écoute sont nécessairement orientés vers le texte, la musique) ?
Et au contraire, je me demande si considérer un geste (un du genre la rotation de l'avant-bras, supination/pronation pour des octaves brisées par exemple...) dans l'absolu et le travailler en tant que tel ne conduirait pas à orienter sur esprit vers des choses plus externes (comme si on se forçait à rester à la surface, à ce qui se manifeste extérieurement), et à délaisser l'écoute en profondeur ?


Comme Abegg63 le fait remarquer, il semble y avoir un rôle très important de l'aspect psychologique dans ce genre de sujet.
Ça fait partie de ce que j'ai effacé dans le premier post mais c'est à se demander si cette première approche ne réponds pas aussi à des peurs, des insécurités. C'est assez souvent flagrant je trouve, tous ces livres qui promettent la virtuosité à condition de travailler les exercices proposés.
Que ce soit des exercices purement techniques ou une approche ces exercices viennent du répertoire ne semble rien changer dans le fond : c'est une approche qui réduit un grand mystère flippant à une série de recettes bien identifiées que l'on peut peut appliquer si l'on s'en donne le temps.
Parfois c'est carrément des discours du genre "j'ai guéris plusieurs concertistes en détresse grâce à ma méthode". Il y a un aspect quasi-sectaire (je ne dis pas que c'est conscient, et je suis loin d'être au dessus de ça), ce qui rejoint l'idée que ces écoles correspondraient plus à des créations de disciples qu'à ce que vivent les grands musiciens qui leur prêtent souvent leur nom.
Même Gaed Kaemper, qui est parfois cité et qui a écrit un ouvrage décidément moderne et intéressant dans lequel il expose une approche où l'on ne fait aucun exercice, se réclame "élève de" (Gieseking, en l’occurrence), et livre une analyse très orientée sur le mécanisme.
Du coup : si une des origines du besoin d'avoir ce genre d'approches orientées sur le physique et le mécanique est de l'ordre du psychologique, du ressenti, de l'émotionnel, pourquoi ne pas travailler directement sur ces aspects plutôt que d'y surimposer encore des tensions ?
On retomberait alors dans mon petit modèle.

Évidemment ça ne remets pas en cause un travail sur le corps - au contraire même, enfin c'est un autre sujet je crois...

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Un extrait d'interview de Glenn Gould (j'ai l'impression que les grands musiciens sèment dans leur sillage tout un tas d'indices et de pistes. Au final c'est plus ça, si incertain, sujet à interprétation, flou et partiel que ce soit, que les livres ou cours ou films tout beaux tout propres qui m'intéresse) :
And I said: Given half an hour of your time and your spirit and a quiet room, I could teach any of you how to play the piano [...] the physical element is so very minimal that I could absolutely teach it to you if you paid absolute attention and were very quiet and absorbed what I said and possibly took it down so that you could replay it on a cassette later on, and you wouldn't need another lesson.
[...] you would be free from the entire tactile kinetic commitment. No, correction — you would not be free, you would be eternally bound to it, but so tightly bound to it that it would be a matter of tertiary interest... it would be something that could be "disarranged" only by a set of circumstances that would confuse it.
Pleins d'autres choses dans cette interview tout aussi dense que bordélique. Évidemment il doit y avoir une part de provocation et Glenn Gould ce n'était sans doute pas le pianiste idéal pour réaliser la version ultime de la Sonate en Si Mineur (enfin il a quand même joué du gros répertoire romantique en concert)...
Je n'ai pas de sources mais j'ai lu plusieurs fois que Gould travaillait beaucoup à la table, peu au piano, et de manière très cérébrale. Sans doute un cas extrême pour le coup...
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Okay
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Re: Les Ecoles pianistiques du mental et de l'esprit d'abord

Message par Okay »

Je suis complètement aligné avec tout ceci.
(Nem) a écrit : Ça rejoint l'idée que "le problème c'est les disciples" - on m'a déjà dit, à des moments où je me posais pleins de questions sur la technique, comment la développer, etc. que pour Cortot, Sancan et autres, les méthodes qu'ils développaient n'étaient "que" des outils, des choses créées pour les élèves mais qui ne correspondaient pas forcément à ce que eux étaient et faisaient réellement en tant que musiciens et pianistes. Le problème ce serait quand d'autres commencent à s’approprier ces petits outils et à en faire une religion.
Je n'avais pas poussé le raisonnement jusque là, mais oui, ça fait totalement sens. Ca rejoint l'idée que les grands pianistes n'ont pas à être de grands pédagogues, pas plus que les grands pédagogues font nécessairement de grands pianistes. La plupart des très grands pianistes à mon avis, ils ne savent pas vraiment comment ils font, car la plupart je pense n'ont pas eu à passer par une décomposition de leur jeu pour en arriver là. Leur talent inné, leur travail intelligent et intuitif, et de bons professeurs leur ont offert des raccourcis. Ce qui fait le bon pédagogue, c'est sa capacité à expliciter "comment" faire à chaque étudiant au cas par cas.
Alors oui, pour faire ça, il est nécessaire d'isoler un certain nombre de grands principes et de grands outils et de les transmettre, mais pas n'importe lesquels. La tentation d'axiomatiser la technique du piano est louable, mais il faut isoler les bons axiomes, ceux qui sont vraiment à la racine et offrent ensuite un vrai pouvoir de généralisation. Je pense que ces méthodes ont voulu isoler des briques élémentaires qui sont conceptuellement élégantes, mais qui ne sont pas à la fondation du savoir-faire du pianiste. C'est juste mon avis...
(Nem) a écrit :Penses-tu que la non-séparation du geste et du contexte musical pousse à une internalisation beaucoup plus forte du travail physique ?
Que le fait de considérer un problème dans son contexte et non dans l'absolu permet d'empêcher de trop intellectualiser, de rentre trop abstrait, géométrique l'artisanat (ne serait-ce que parce que l'esprit et l'écoute sont nécessairement orientés vers le texte, la musique) ?
Et au contraire, je me demande si considérer un geste (un du genre la rotation de l'avant-bras, supination/pronation pour des octaves brisées par exemple...) dans l'absolu et le travailler en tant que tel ne conduirait pas à orienter sur esprit vers des choses plus externes (comme si on se forçait à rester à la surface, à ce qui se manifeste extérieurement), et à délaisser l'écoute en profondeur ?
Oui, oui et oui.

Je pense que le fonctionnement de toutes les mémoires est associatif. Il est plus facile de retenir 4 dates historiques qu'un numéro de carte bancaire.
Un geste associé a un contexte s'inscrit déjà dans le réseau de la mémoire, et se prête plus directement a de futures associations contextuelles. Simplement se dire "tiens, les notes de ce passage doivent être très détaillées avec un son très incisif", ça appelle directement à utiliser l'outil "toucher digital de près en utilisant surtout la pointe du doigt". Tandis que dans un exercice, l'absence de musique se passe très bien de la recherche sonore au delà de l'égalité et la nuance, donc en fait on ne touche pas le vrai outil à la racine. L'exercice fonctionne aussi bien avec un son incisif, rond, perlé, etc. Ce sont autant de gestes et d'outils différenciés, mais seul le contexte incite à choisir, et à renforcer la connexion contexte/geste.

L'intellectualisation peut servir dans un premier temps, mais ce n'est qu'un moyen de ne plus le faire en réalité. Au bout du compte, jouer du piano c'est lier des sensations physiques à l'oreille. Se dire "pour entendre ceci je dois ressentir ça". Le niveau d'execution instrumentale est à mon avis proportionnel à l'épaisseur de ce lien entre oreille et toucher. C'est bien le problème des méthodes : elles ont un support écrit ! on peut décrire le mécanisme et facilement bâtir des exercices qui semblent pouvoir le développer, beaucoup plus difficile de décrire les sons et ce qu'on doit entendre. L'oreille passe avant les doigts, on joue d'abord avec oreilles, et les doigts sont à leur service. Et c'est bien pour ça que la mémoire kinesthésique est de première importance, mais afin de pouvoir la convoquer, on a besoin d'interrupteurs musicaux puisque les sensations physiques sont associées à des effets sonores.
Si on développe ces deux éléments, voilà ce que j'y verrais :
- avoir la meilleur idée possible de ce qui doit être entendu (aiguiser son sens musical pour savoir ce qu'on veut, et sa capacité à entendre la différence entre ce qu'on veut et ce qu'on fait) ;
- développer les outils associés à la réalisation de chaque idée musicale, outils dont l'existence est conditionnelle à ces idées

Travailler hors contexte ne mobilise pas le même type d'écoute en effet. Pour rester sur le même exemple, écouter l'égalité et la nuance, ce n'est pas une écoute en profondeur, une machine peut le faire donc c'est se contenter d'une execution robotique. Si on prend la gamme de do majeur et la sonate "facile" de Mozart, on se rend compte tout de suite de la nécessité de donner de la direction et de grouper les aller-retour selon la répartition de la partition (et de choisir les doigtés en conséquence). La première gamme part du la vers le la, et l'accord de fa majeur incite à une sorte de fraîcheur qui va demander de faire "briller" le premier la du sommet avec un petit crescendo. Ensuite on arrive sur un renversement de do majeur, qui résout la tension de la première gamme. Puis un accord imprévu (ré-do-fa, alors que l'oreille attend probablement ré-si-fa, beaucoup plus fade !), qui exprime une certaine tendresse et suggère de changer de son pour trouver quelque chose de plus intime, peut-être même faire un léger diminuendo en détachant les notes. Enfin on retrouve le do majeur sur la tonique, qui sera plus volontaire et décidé, avec un son plus plein et peut-être un toucher quasi legato. Quatre gammes de do majeur sur le papier, quasiment quatre idées différentes. Le paradoxe, c'est que tout ceci semble très subtil et complexe, mais en réalité c'est beaucoup plus facile qu'apprendre cette gamme sans support émotionnel. Je pense que rester en surface est à la fois plus difficile et moins efficace, car la cible sonore à atteindre est plus vague.
Je suis fervent défenseur d'une approche holistique, qui ne cherche pas à créer des césures artificielles dans l'apprentissage, et à devoir ensuite souffrir pour recoller des choses qui n'auraient jamais du être séparées à l'origine.
(Nem) a écrit : c'est à se demander si cette première approche ne réponds pas aussi à des peurs, des insécurités. C'est assez souvent flagrant je trouve, tous ces livres qui promettent la virtuosité à condition de travailler les exercices proposés.
Que ce soit des exercices purement techniques ou une approche ces exercices viennent du répertoire ne semble rien changer dans le fond : c'est une approche qui réduit un grand mystère flippant à une série de recettes bien identifiées que l'on peut peut appliquer si l'on s'en donne le temps.
Je n'avais jamais pensé à ça, mais c'est très vraisemblable. Ca explique ce besoin d'axiomatiser, d'avoir un cadre fort, d'arriver à quasiment anticiper le futur succès à la lecture des étapes. Se dire, si je maîtrise ces briques, je sais construire la maison. C'est rassurant. A nouveau, je pense que ce type d'approche est quand même nécessaire, et les recettes bien identifiées qui permettent de correctement jouer du piano, elles existent. Et en effet, si on prend le temps d'apprendre les outils, ça doit marcher. Tout n'est pas du cas par cas, il faut pouvoir généraliser les outils. L'important est de découper efficacement les tâches pour ne pas s'enliser, et de trouver le bon degré de granularité pour développer au mieux le lien oreille/toucher.
sylvie piano
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Re: Les Ecoles pianistiques du mental et de l'esprit d'abord

Message par sylvie piano »

Bravo à tous les deux.... !!!!
Differents chemins, en fonction de l'âge auquel on débute le piano, le temps consacré.. Mais surtout une injustice totale quant aux capacités de chacun. Certes, certaines se développent au fil du temps, mais Ceux-là même qui les développent avec au départ des capacités totalement hors-norme, ceux-là allient d'instinct sans analyse leur mental et leur extraordinaire potentiel physique.
On évoque souvent le haut potentiel intellectuel, il existe au même titre des surefficiences motrices. La perception instinctive du geste parfait, idéal en toutes circonstances. Là encore, nul besoin d' intellectualiser !

Vous avez deviné que certaines météorites conjuguent les deux allègrement.... Pour peu qu'elles rencontrent des pédagogues d'une autre planète.. . La configuration est parfaite et là......

Mais à tous les niveaux, l'équilibre corps mental est essentiel, et il va plus loin que le seul équilibre au piano.
C'est ma conviction, réflexion (!!!) menée grâce à l'expérience....
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