Il n'est pas si évident que la musique de Chopin se suffise à elle-même, dans le sens où elle serait abstraite et dénuée de références. A mon avis c'est faux. Certes, elle n’exhibe pas les références littéraires ou plus généralement extra-musicales que Schumann et Liszt - les deux autres grands romantiques du piano - peuvent utiliser. Mais après tout, les Mazurkas et Polonaises chantent le pays natal quitté avec gloire ou nostalgie, il ne serait pas inexact de qualifier l’Etude Révolutionnaire d’œuvre politique, les quatre ballades s’inspirent de poèmes de Mickiewicz, la 2e sonate "funèbre" est bien entamée à Majorque tandis que Chopin aurait souffert d’hallucinations et se serait cru mort ("plein de terreurs et de fantômes", "persuadé qu’il était mort lui-même" d’après G. Sand), et j’en passe.
Il me semble qu’il y a une citation de Chopin qui justifie l’absence de références explicites au moment de l’édition, quelque chose comme « laissez les trouver par eux-mêmes » ou « laissez les chercher ».
Pour moi, l’approche désincarnée ne fonctionne pas. La Barcarolle d’Yves Nat (je n’ai écouté que cet enregistrement) m’ennuie au plus haut point, c’est pour moi un hors sujet. Ca ne suffit pas de ne pas faire d’erreur musicale et de soigner le son, si l’élément narratif fait défaut. J’ai retrouvé cette citation de Chopin, qui aurait dit à l’une de ses élèves :
Chopin a écrit :Je vous donne carte blanche pour jouer toute ma musique. Il y a en vous toute ma musique. Il y a en vous cette poésie vague, cette Schwärmerei qu'il faut pour la comprendre.
Cette poésie vague, tout est là. La sobriété et la pudeur ne sont pas l’absence d’idées, le retour à la musique décantée. Concernant Chopin, j’ai la conviction que c’est une très grande erreur. Quand j’essaie de m’imaginer le jeu de Chopin par tout ce qu’on peut lire, je me figure un phrasé parfaitement équilibré, avec une infinité de minuscules altérations créatives dans le chant et la sonorité. Les maniérismes sont à mon avis une hypertrophie de ces subtiles inflexions. Je m’imagine quelque chose de très raffiné mais toujours élégant, capable de surprendre avec le goût le plus sur. Cette musique doit être purifiée de l’emphase et des clichés romantiques faciles. Mais elle reste sensible et vivante.
Je ne peux pas imaginer qu’on puisse jouer avec une certaine distance froide, sous prétexte d’un respect admiratif (mon hypothèse est que les pianistes souscrivant à cette esthétique sont en réalité effrayés par la charge émotionnelle impliquée) les œuvres du compositeur de la 2e sonate, du 1er scherzo, de la 23e étude ou du 24e prélude. Ce n'est pas parce que ces oeuvres ne s'appellent pas "Orage", "Jeux d'eaux", "Traumes Wirren", "Aveu" ou "Verrufene Stelle" qu'on doit justement nier ce que la musique justement suggère seule.
Ce n’est finalement peut-être pas par la présence constante du chant chez Chopin qu’on peut "coincer" les interprètes distants (finalement leur piano chante néanmoins), mais plutôt au travers de textes suggérant directement la mort, la violence, la folie et le chaos.