Je vous copie en entier un poème qui m'a rappelé la vidéo postée par Dom il y a quelque temps où l'on voyait Gilels jouant pour les soldats pendant la grande guerre patriotique. Ici il s'agit des grandes grèves d'octobre 1905.
Le rêve de Balakirev
(1905)
Le piano à queue noir, cette araignée lustrée
tremblait au milieu de sa toile de musique.
Dans la salle de concert résonnait un pays
dont les pierres n'étaient guère plus lourdes que la rosée.
Pourtant Balakirev s'assoupit en musique
et rêva de la calèche du tsar.
Qui filait sur les pavés
dans la noirceur croassante des corbeaux.
Il était seul dans la voiture et regardait dehors
pourtant il courait à côté d'elle sur la route.
Il savait que le voyage avait duré longtemps
et sa montre ne donnait pas les heures, mais les années.
Il vit un champ où gisait une charrue
qui n'était qu'un oiseau tombé au sol.
Il vit une crique où un navire était pris dans
les glaces, tous feux éteints, et des gens sur le pont.
La calèche courait là-bas sur la banquise, et ses roues
tournaient tournaient dans un bruit soyeux.
Un petit navire de guerre : le Sébastopol.
Il se trouvait à bord. L'équipage approchait.
« Tu resteras en vie si tu sais en jouer. »
Ils lui montrèrent un instrument étrange.
Qui ressemblait à un tuba ou à un phonographe
ou une pièce de machine qu'il ne connaissait pas.
Désemparé puis pétrifié d'horreur, il comprit que c'était
l'instrument qui fait avancer les bâtiments de guerre.
Il se tourna vers le matelot le plus proche
fit un geste désespéré et l'implora :
« Fais le signe de croix comme moi, le signe de croix ! »
Le matelot le fixa tristement, comme un aveugle
tendit les bras et sa tête retomba –
il resta suspendu comme cloué en l'air.
Les tambours roulaient. Les tambours grondaient.
Des vivats !
Balakirev émergea de son rêve.
Les ailes de bravos claquaient dans la salle.
Il vit l'homme au piano se lever.
Dehors, les rues étaient assombries par la grève.
Les calèches se hâtaient dans l'obscurité.
- (Mily Balakirev
1837-1910
compositeur russe)