Les illusions de l'étude solitaire

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Durtal
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Les illusions de l'étude solitaire

Message par Durtal »

J'ai remarqué au fil du temps un processus psychologique qui peut s'avérer un véritable obstacle à l'étude de certaines pièces comportant des passages difficiles.

Lorsqu'on avance dans le déchiffrage, il arrive que l'on s'en tire vraiment pas mal dans l'exécution de ces passages un peu délicats. Reconnaissons-le : dans ce moment-là, on est un peu content de soi. Enfin, c'est mon cas, pour ma part. Et c'est alors que le piège se referme. Car étant arrivé à l'exécuter une fois haut la main, ça nous prouve intérieurement que l'on est capable de cette prouesse. Et que par conséquent, cette étape-là est franchie.

Mais par la suite, au fur et à mesure que l'on rode le morceau, on remarque que ce passage difficile que l'on a réussi à maîtriser du premier coup, ben, il semble quand même un peu fragile. Et il arrive même parfois que l'on butte dessus, lorsqu'on commence à augmenter le tempo.

C'est là que le piège entre en action : dans mon cas personnel, je n'accepte pas bien l'idée de reprendre à zéro le travail de ce passage, car inconsciemment, ce serait un peu démentir l'impression très positive que j'avais eue au premier abord. Et donc ce serait reconnaître intérieurement que : non, je ne suis pas aussi fort que ce que je croyais, et qu'il faut revenir au niveau en-dessous, et consolider les acquis. Il y a alors comme un refus et un déni - inconscients - qui se mettent en place. Avec pour conséquence le refus obstiné de travailler dans le détail ce passage que - quand même - j'ai réussi à jouer parfaitement du premier coup :evil: .

Les semaines passent. Le morceau est bien rodé. Et décidément, le passage difficile ne passe plus du tout. Maintenant c'est devenu la bête noire. On y arrive à reculons, en se tenant sur ses garde, on le loupe une fois sur deux, deux fois sur trois.

À la fin, arrive le moment de la capitulation : il faut travailler enfin ce passage, en reprenant depuis le début, lentement, mains séparées, et y passer du temps. Gros coup dur pour l'image de soi :|

En fin de compte, cette illusion, ce déni dans lequel on restait enfermé, nous aura fait perdre beaucoup de temps.

Est-ce que d'autres ici ont remarqué ce genre de petit conflit intérieur ?
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André Quesne
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Re: Les illusions de l'étude solitaire

Message par André Quesne »

Tout à fait, je me reconnais absolument. C'est pourquoi à mon avis, un passage qui semble plus difficile doit être travaillé en boucle isolément. Même s'il semble passer au tout début à un tempo plus modéré on en ressent toujours la fragilité par la suite au bon tempo.
Il faut donc être à l'aise en n'ayant pas besoin de se dire attention le passage que je redoute arrive. Cette idée parasite est le meilleur moyen
de se vautrer même avant que le passage qui pause problème arrive.

Il me semble que ça ne sert à rien de répéter tout le morceau en boucle en espérant que cela va finir par passer, c'est une perte de temps. Mais plutôt répéter isolément la partie qui pause problème en sauvegardant les enchaînements. Il faut bien insister là-dessus jusqu'à se sentir en pleine sécurité :wink:
Modifié en dernier par André Quesne le ven. 28 avr., 2023 16:38, modifié 3 fois.
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Nick Borderline
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Re: Les illusions de l'étude solitaire

Message par Nick Borderline »

Durtal a écrit : ven. 28 avr., 2023 14:50 En fin de compte, cette illusion, ce déni dans lequel on restait enfermé, nous aura fait perdre beaucoup de temps.
:lol: :lol: très drôle. Un vrai thriller. Bon sujet. Il faut en effet accepter de devoir sans cesse retravailler des endroits qui semblaient passer de prime abord. Par exemple, concernant mon Beethoven Op90 du moment, il y a 3 passages de montées harmoniques différents, avec des doigtés qui changent. Donc naturellement, quand on apprend le passage 2, on se trompe dans le 1 qu'on maîtrisait bien. J'essaie de considérer que de retravailler le 1 fait partie d'une avancée normale, plus qu'une régression. Idem quand on monte le tempo, il est normal que le bateau prenne l'eau et qu'il faille colmater les brèches.
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fritz
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Re: Les illusions de l'étude solitaire

Message par fritz »

Ne jamais perdre de vue qu'une session de travail est faite pour ... travailler ! Du coup quand je pratique méthodiquement, je fais en sorte de bien cloisonner la partie travail pure (i.e. trouver ce qui coince dans les passage problématiques identifiés précédemment et appliquer le protocole pour décoincer) de la partie interprétative pure où si un trait bave un peu ce n'est pas grave puisque je le travaillerai le coup d'après. Au fur et à mesure qu'on avance dans l'acquisition d'un morceau, le ratio travail/interprétation passe de beaucoup de travail à beaucoup d'interprétation mais ce n'est pas forcément linéaire non plus et ce n'est pas dramatique si ça s'inverse temporairement. Mais par contre il faut éviter au maximum d'ancrer des mauvais passages, le cerveau est ainsi fait que ça prendra autant de temps à les gommer que tu as passé du temps à les jouer mal.
Danaus
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Re: Les illusions de l'étude solitaire

Message par Danaus »

Durtal a écrit : ven. 28 avr., 2023 14:50
Mais par la suite, au fur et à mesure que l'on rode le morceau, on remarque que ce passage difficile que l'on a réussi à maîtriser du premier coup, ben, il semble quand même un peu fragile. Et il arrive même parfois que l'on butte dessus, lorsqu'on commence à augmenter le tempo.
Je suis dans le même cas. Je pense finalement jouer correctement un passage délicat ne suffit, il faut ensuite "l'automatiser". C'est un des rares cas où la répétition est impérative. Dans mon cas c'est assez long.

Il faut en plus ne pas répéter n'importe comment, respecter les notes, les rythmes et la musicalité.
Lorsque les sièges basculent, les fondements s'affaissent.
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axolotl
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Re: Les illusions de l'étude solitaire

Message par axolotl »

Durtal a écrit : ven. 28 avr., 2023 14:50 ...
Mais par la suite, au fur et à mesure que l'on rode le morceau, on remarque que ce passage difficile que l'on a réussi à maîtriser du premier coup, ben, il semble quand même un peu fragile. Et il arrive même parfois que l'on butte dessus, lorsqu'on commence à augmenter le tempo.

C'est là que le piège entre en action : dans mon cas personnel, je n'accepte pas bien l'idée de reprendre à zéro le travail de ce passage, car inconsciemment, ce serait un peu démentir l'impression très positive que j'avais eue au premier abord. Et donc ce serait reconnaître intérieurement que : non, je ne suis pas aussi fort que ce que je croyais, et qu'il faut revenir au niveau en-dessous, et consolider les acquis. Il y a alors comme un refus et un déni - inconscients - qui se mettent en place. Avec pour conséquence le refus obstiné de travailler dans le détail ce passage que - quand même - j'ai réussi à jouer parfaitement du premier coup :evil: .

Les semaines passent. Le morceau est bien rodé. Et décidément, le passage difficile ne passe plus du tout. Maintenant c'est devenu la bête noire. On y arrive à reculons, en se tenant sur ses garde, on le loupe une fois sur deux, deux fois sur trois.
...
Est-ce que d'autres ici ont remarqué ce genre de petit conflit intérieur ?
Oui complètement
quand ce phénomène se produit -ce qui est relativement fréquent- je laisse tomber le morceau pour une certaine durée plus ou moins longue: longue en général.

comme ça quand je le reprends et que je bute ou hésite je le reprends depuis zéro et des fois ça aide à passer le cap du "passage difficile".
J'ai oublié le blocage psychologique sur tel ou tel truc...J'ai oublié ce truc un peu paralysant à dire vrai.
Le problème que j'ai constaté chez moi est l'impression psychologique qui tend à se transformer en certitude, celle de "savoir le morceau".
et en général comme sans doute beaucoup ici je suis pressé de "savoir le morceau" pour me dire que j'ai augmenté mon répertoire. Et que je peux commencer à travailler un autre. Et j'ai une bonne liste d'attente haha :shock:
En général je ne quitte pas un morceau sans me dire qu'il faut que je retravaille ça ou ça... Et il y a des morceaux comme le Concerto italien où je suis sûr que "je ne le sais pas".
anuradha
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Re: Les illusions de l'étude solitaire

Message par anuradha »

C est un phénomène naturel, un biais cognitif comme il en existe des centaines. Quand on aborde un nouveau sujet, on surestime ses capacités pour l appréhender.
Dunning et Kruger ont publié des études a ce sujet qui n ont pas été validé par leurs pairs. Pour moi ça fonctionne, l' épisode Covid témoigne de cet instant ou chacun donnait son avis et son contraire en commençant par je ne suis pas médecin mais je suis sûr que....
Sensible mais tonique
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elenajalan
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Re: Les illusions de l'étude solitaire

Message par elenajalan »

Sans parler de tous ces passages faciles qu'on ne travaille pas assez non plus.... et qui ne passent plus un jour ou l'autre parce qu'on ne les a pas assez travaillés :wink:
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Chtilli
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Re: Les illusions de l'étude solitaire

Message par Chtilli »

Ce fil résume exactement mes réflexions ces dernières semaines avec l'apprentissage de la coda de la ballade 1, et même de la pièce entière. J'ai plus d'une fois ressenti un grand enthousiasme en commençant certains passages qui m'ont paru beaucoup plus simples qu'attendu, mais on se rend vite compte qu'un gros travail de "detailing" sera nécessaire ensuite. J'y ajoute un travail de répétition bête et méchante qui, sans s'en rendre compte, permet d'avoir des repères de plus en plus solides, et ne pas négliger un autre aspect du travail : les pauses. J'ai souvent pu constater que pendant une simple pause de plusieurs jours, voire semaines (ou mois ou années pour les pièces les plus dures), le cerveau continue de travailler et j'ai été surpris des résultats en me remettant au clavier.
Durtal a écrit : ven. 28 avr., 2023 14:50À la fin, arrive le moment de la capitulation : il faut travailler enfin ce passage, en reprenant depuis le début, lentement, mains séparées, et y passer du temps. Gros coup dur pour l'image de soi :|

En fin de compte, cette illusion, ce déni dans lequel on restait enfermé, nous aura fait perdre beaucoup de temps.
Là je ne suis pas d'accord, pour moi aucun travail n'est une perte de temps et on ne repart jamais vraiment de zéro. On ne fait qu'ajuster
elenajalan a écrit : ven. 28 avr., 2023 21:40 Sans parler de tous ces passages faciles qu'on ne travaille pas assez non plus.... et qui ne passent plus un jour ou l'autre parce qu'on ne les a pas assez travaillés :wink:
Oui, il y a un gros risque à négliger les passages simples et créer un déséquilibre
Chopin - Rachmaninoff. Répéter.
Niccolò Messina
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Re: Les illusions de l'étude solitaire

Message par Niccolò Messina »

J'apprécie la mise en forme de narration :
l'histoire du rapport entre le pianiste
et son passage difficile trop tôt apprivoisé
qui se révèle sauvage et rebelle à l'usage.
C'est écrit trop drôlement pour être de l'ordre de la névrose.
Pourtant, on dirait un syndrome de possessivité, non ?
Se mettre dans la poche le passage difficile...
pour briller en société le plus tôt possible... ?
plutôt que le goûter doucement.
Suis-je bon psychanalyste ?

En tout cas, je ne travaille pas pour ajouter une pièce à mon répertoire,
mais parce que j'aime travailler lentement.
La société veut faire de nous des compétiteurs...
même la publicité nous engage à nous "dépasser" ;
dans les conversations du café du commerce c'est pareil en mode sympa.
Un peu de philosophie permet d'échapper à cette folie,
et chacun sur ce forum en est amplement capable.
Le piano n'est pas notre gagne-pain alors le stress est superfétatoire.
Vous ne m'avez pas attendu certes pour le savoir !

Je me souviens d'une méthode de musculation
pour laquelle un des slogans était
"la douceur mène à tout".
Alors si en sport la douceur mène à tout, à plus forte raison,
elle mène à tout aussi en musique.

Fassina dans sa Lettre aux jeunes pianistes
dit qu'il faut éviter la marche forcée au métronome
et tout jouer toujours lentement.

Le piano est relié aux forces de la haute culture ;
il faut faire confiance au compositeur et se laisser guider.
Nous avons de la chance de nous frotter directement à des génies ;
personnellement, je n'en demande pas davantage.
Mes deux sous de jugeote.
Vincent13
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Re: Les illusions de l'étude solitaire

Message par Vincent13 »

Pour ma part, ai-je connu cette expérience étonnante ? Oui et non.

Non, parce que je suis bien trop mauvais pianiste et surtout pour déchiffrer à vue, pour jouer parfaitement un passage difficile du premier coup.
Par contre, ayant commencé le piano par un morceau bien trop difficile, j'ai eu la bonne surprise d'obtenir assez vite un résultat assez honorable, même si très en dessous des attentes. Mais bien évidemment, c'était très superficiel et il a fallu des années pour réaliser que je n'avais pas la technique pour jouer un tel morceau ! Car les premiers résultats, très encourageants, m'ont conduit à une forme de déni dans lequel je souffrais de bloquer sur certains passages mais refusais de voir qu'il y avait une manière de faire bien spécifique que je ne pouvais pas tellement inventer.

De plus et déjà, un simple travail continu, approfondi, acharné sur les gammes m'aura permis de dépasser de nombreuses difficultés et aussi d'inventer les solutions idoines aux difficultés spécifiques évoquées plus haut, en m'en donnant les moyens d'imaginer ce que je ne soupçonnais même pas.

Et c'est aussi, pour évoquer un peu autre chose, lorsque je réussis à jouer un passage difficile, là que je m'aperçois qu'on en revient aux bases, que tout commence là. Les positions et conseil de base, ceux du premier ou du deuxième cours de piano...

Je ne sais pas si cela rejoint ce dont il est question dans ce post.
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