Hier j'assistais en effet à un concert que j'ai trouvé absolument exceptionnel : le trio du pianiste américain Fred Hersch, qui passait au bal Blomet.
Et il faut dire que le public ne s'y était pas trompé : bien avant la date fatidique, le concert annonçait déjà complet.
Il est en effet assez rare de pouvoir écouter ce merveilleux pianiste en France.

C'est dommage, mon enregistrement ci-dessous n'est pas ici d'une qualité "professionnele" et ne rend pas compte de la richesse du son que l'on pouvait entendre. Je n'hésite pas à vous le dire tout de go : Fred Hersch, avec la palette incroyable de son toucher est pour moi l'équivalent en jazz de ce qu'est Horowitz en classique.
J'étais assis tout près du piano. Ce que j'ai entendu était incroyable (et n'est pas bien rendu dans cet enregistrement).
J'espère d'ailleurs qu'Armag, que j'ai croisé à la fin du concert (mais nous n'avons pas pu discuter très longtemps car il se faisait tard) pourra vous dire ici s'il le souhaite ce qu'il a ressenti.
Cela me rappelle une conversation que j'avais pu avoir à une époque dans le forum avec Okay, qui me signalait que finalement, les pianistes jazz (à part quelques exceptions) n'avaient qu'une faible palette sonore, et que dès qu'on arrivait dans le forte, cela tapait vraiment, avec un son vraiment pas terrible... Je lui avais alors cité quelques pianistes. Je pense que Fred Hersch est l'illustration d'un pianiste qui a toutes les qualités. D'accord, encouragé par sa grand-mère, il a commencé dès son plus jeune âge par le classique. Fred Hersch était un prodige du piano, même s'il n'aimait pas la pratique implacable de pièces de concours classiques. Au lycée, il a trouvé son chemin musical en découvrant le jazz. Après un discours d'encouragement d'une vedette du jazz locale, il a rassemblé toutes les versions enregistrées du thème "Autumn Leaves" qu'il pouvait trouver pour écouter leurs différences. "Dans le jazz, c'est l'individualité qui compte le plus, et non l'adhésion à une conception standardisée de l'excellence. Avec cette musique, les musiciens sont totalement libres d'être eux-mêmes dans l'air. La différence compte, c'est en fait un atout plutôt qu'un passif."
SI je devais résumer Fred Hersch, je parlerais avant tout de cette distinction naturelle faîte d’un subtil mélange de rigueur et d’élégance, de force et de finesse, de légèreté et de profondeur : clavier enchanté, délicatesse du toucher, sens infime de l’articulation, raffinement de l’attaque, fluidité lyrique de la phrase, ravissement harmonique, splendeur intériorisée du son, sophistication ailée du discours. Tout confirme pour moi dans son jeu que ce styliste hors pair aujourd'hui âgé de soixante-quatre ans est l’un des plus grands pianistes d’aujourd’hui, à l’avant-garde de la musique depuis plus de trente ans. Et un improvisateur hors pair.
C'est dingue ça, car même en ayant publié à ce jour quelque quarante-cinq CD, Fred Hersch reste finalement assez peu connu. En fait, on le cite souvent pour avoir été le professeur de Brad Meldhau. Ce dernier a souvent été encensé par la critique pour la fluidité de sa main gauche, ce discours incessant en contrepoint... Mais tout cela, il le tient de Fred Hersh, maître absolu en cette matière. Ouvrez n'importe quelle encyclopédie de jazz, aller à l'index chercher "Fred Hersch". Son nom apparaîtra avec un renvoi à un numéro de page... page consacrée à Brad Meldhau.
Heureusement, le Wall Street Journal a parlé du trio de ce soir (Fred Hersch au piano, John Hebert à la contrebasse et Eric McPherson à la contrebasse) comme «l’un des ensembles majeurs de notre temps», et comme « The gold standard of trio jazz today ». Ce trio a publié six albums en dix ans d’existence, tous acclamés par la critique, et reçu d’innombrables récompenses dont deux nominations aux Grammy Awards. Il a été désigné "Groupe de Jazz de l’Année 2019" par le magazine Downbeat qui rend hommage à leur talent unique, leur créativité et leur extraordinaire éventail stylistique.
Et le concert de ce soir venait célébrer les dix ans d'existence de ce trio

Voilà, le concert commence.
Immédiatement, je suis frappé par l’espèce de magie qui s’impose, dès les premières mesures (et encore plus pendant les morceaux qu'il jouera en solo). Et comme j'ai pu le dire, son jeu est caractérisé par cette forte présence du contrepoint à la main gauche, tandis que la droite expose, commente, et étend le champ mélodique. Cela chante de partout. Cette clarté des lignes qui cheminent en toute indépendance, et pourtant dans une absolue cohérence, et tout cela aussi pendant les improvisations est pour moi comme un vertige. Lisibilité parfaite. Et pourtant rien d’abstrait : sensualité et lyrisme parlent d’une même voix. Ce miracle musical s’accomplit, quel que soit le matériau.
Dans ses mains se niche toute l'histoire du jazz. On peut y entendre du Lennie Tristano (cette connexion directe entre les doigts et la pensée musicale), mais aussi la grandeur d'un Bill Evans (écoutez ce thème à 40'07. A signaler aussi que tout le début de ce morceau est joué à la mg, de 40'07 à 41'30... ce qui en dit long sur sa technique pianistique).
Mais quoi qu'il joue, on y entend du Fred Hersch.
Et j'ai été frappé de voir que Fred Hersch, durant tout le concert, a joué les yeux fermés...

Au programme de cette soirée des compositions (Hersch est un magnifique compositeur, les trois premiers morceaux sont de sa composition, "Plainsong", "Havana" et le magnifique "Floating" (à 12'20), Serpentine (à 26'04) mais aussi la relecture de standards. Je reconnais (mais je ne les cite pas tous car il y en avait que je ne connaissais pas - par exemple à 35'23, 40' 07, celui de 54' 35 je le connais mais j'ai le titre sur le bout de la langue- tout comme ce morceau de Monk - à 1h15' 07 - pareil, sur le bout de la langue..., et 1h 21' 23 pareil, je ne connais que cela), transfigurés sous ses doigts, des thèmes de Wayne Shorter (Black nile, à 20' 35), d'Ornette Coleman (Turn around, à 47' 28), de Monk (ahhh, écoutez le joyau qu'il fait de Round Midgnight - à 1h 09' 58, ce toucher, cette invention harmonique), ou la reprise exceptionnelle de cette magnifique chanson "Wichita Lineman" (à 1h02' 40) de Jimmy Web, et aussi à la fin, sa version de "When I'm sixty four" (de Paul Mc Cartney, à 1h26' 20), prétexte à une improvisation convoquant différentes techniques pianistiques, dont le stride. Des standards mais, miracle musical, c'est du Fred Hersch. Une griffe, un son qui le rend immédiatement reconnaissable, unique et magique
Il faut aussi parler du trio proprement dit, avec cette conception très ouverte, où l'interaction est la règle du jeu, ce qui permet au pianiste de faire sonner constamment son clavier avec ce mélange de force et délicatesse dans les forte les plus percussifs comme dans les pianos les plus subtils et retenus.
Je sais que ce style de rythmique va sembler un peu "parasite", pas très conventionnel pour certains Pmistes : chacun joue en fait ici autour de la pulsation, plutôt que de la marteler sans arrêt. Une très grande liberté. Et je suis conscient que cela puisse paraître bizarre quand on n'est pas habitué...


"je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère" en donnant au piano une vibration intime qui bouleverse d’emblée l’âme et le corps, sans jamais abandonner la pulsation vitale du jazz".. Fred Hersch.
Et on peut dire qu'en ce domaine, Fred Hersch a vraiment la grâce.
NB : Vous remarquerez dans l'enregistrement, au contraire de ce qu'à pu souligner Jean-Seb pour le public du classique, on n'entend pas de personnes toussoter ou tousser durant les morceaux (ni même entre). Le public jazz serait-il moins fragile aux rigueurs des sauts de température ? En tous cas, le public "jazz" a aussi ses désavantages : du genre le type à côté de moi (un français) qui n'arrête pas à la fin de chaque morceau de nous gratifier de son enthousiasme en criant des "Yeah, Yeah, Yeah"... hou là, là, mes oreilles ("Yeah" ça frime certainement plus que "Bravo") ou pire, durant le tout dernier morceau, des gens qui se permettent de taper le rythme dans les mains lors du dernier rappel lorsque Fred Hersch a joué "When I'm sixty four", plombant alors le truc, ne permettant pas à l'artiste de faire ce qu'il veut.
Fallait oser... Mais ils l'ont fait.
Pour finir, je ne peux m'empêcher de rajouter ci-dessous ce thème "Valentine"
(où l'on entend mieux le son et tout ce que j'ai pu vous dire au-dessus et vous montrer le merveilleux compositeur qu'il est) :

Écouter
Et je viens de rajouter cela : Je pense que ce concert (toutes catégories) fait partie des trois meilleurs jamais entendus dans ma vie... Mais c'est un peu compliqué de parler aussi sûrement, car cela dépend finalement assez certainement d'où on en est est avec la musique et cette capacité grandissante au cours des années qui passent à être de plus en plus réceptif à l'émotion, à cette grâce de l'émotion, dans sa simplicité la plus pure.
Merci pour vos commentaires et sensations à l'écoute de ce concert.