Albert Marcoeur, la première fois que je suis allé l'écouter, j'avais 15 ans... Il a toujours fait partie de mon paysage. Cet artiste a toujours aimé faire ce qui ne se fait pas. En dehors des clous, à coté du rang. Loin du troupeau.
Alors forcément, hier, je suis allé à son concert "Si oui, oui. Sinon non" pour la sortie de son disque avec le quatuor Béla. Cela se passait à la Marbrerie hier, 9 mars, à Montreuil sous bois. Rue Alexis Lepère.

Cela m'a fait drôle de revenir rue Alexis Lepère. C'est là qu'habitait un de mes copains quand on allait au Lycée. Lui, normalement, il jouait du violon "classique", et apprenait au conservatoire. On avait 11 ans. Je jouais de la guitare et je l'avais un peu "encanaillé" à jouer Nine by nine, un tube de l'époque. Je me souviens qu'on avait alors un certain prestige auprès des filles quand on jouait ce morceau sur les pelouses du Lycée Jean Jaurès.
Je n'avais jamais remarqué à l'époque qu'il y avait une marbrerie dans la rue. Peut-être parce que le cimetière de Montreuil se situe au moins à un kilomètre de là à vol d'oiseau... Je n'avais pas fait le rapprochement.

En tous cas, maintenant, la Marbrerie, c'est une salle de concert, un endroit incroyable, où l'on peut y manger aussi des choses excellentes avant de se nourrir également l'esprit. On s'est décidés sur le poulet coco gingembre et un verre de rouge italien pas piqué des hannetons.
Normalement, Albert Marcoeur joue de la clarinette. Il a été 1er prix de clarinette jeune espoir en 1957 au conservatoire de Dijon. Il joue également de la batterie (et de toutes sortes de percussions).
Et surtout, il compose. Il écrit aussi. Poétique et décalé.
Hier-soir, il n'a joué ni clarinette, ni batterie, mais un peu de table sonore. Et puis il a chanté, parlé. Sur la musique qu'il a composée pour le quatuor Béla :
Frédéric Aurier, Julien Dieudegard : violons, voix
Julian Boutin : alto, voix
Luc Dedreuil : violoncelle, voix



Comment vous dire un spectacle d'Albert Marcoeur ? Il faut voir, regarder son regard amusé et/ou interdit sur l’absurdité du quotidien, entendre. C'est toujours un étonnement. Marcoeur est un homme rare. Énumérateur de réalités ordinaires et d’événements modestes. Une voix à nulle autre pareille, glissant ou dérapant de chuchotis en grondements, d’accents doux en accents graves sur des textes vibrants et délicieux.
“Si oui, oui Sinon non” n’est pas un jeu de mots. Sous l’air espiègle se cache une volée de flèches réconfortantes, une faculté de relier ce que le tout-venant de la création s’obstine à séparer, son regard amusé et/ou interdit sur l’absurdité du quotidien. De son art poétique, il réhabilite tout ce qui voisine avec le presque-rien.
Servi par les quatre instrumentistes virtuoses du quatuor Béla, sa musique malicieuse et d’une rare audace est pour moi ouverte sur l’inouï. Palette sonore ludique et soyeuse. Coulées volcaniques, ostinatos, matière sonore qui s'imbrique aux paroles détaillant par le menu ces choses de la vie que sont le mouvement des valises à roulettes sur un quai de gare, un déplacement au Havre pour assister à une éclipse, l’histoire de deux petits vieux amoureux dont la mémoire s’efface, les cogitations du tubiste de l’Orchestre d’Harmonie de Venarey-lès-Laumes face au déclin de sa fanfare , le mystérieux ballet des mouches, le despotisme des produits d’entretien, l’ambiguë sémantique qui oppose école publique et école privée, la lettre qu'envoie un poète péruvien de Paris, une déclaration d'amour (Mais aujourd'hui c'est jeudi, c'est dit, j'y dis : qu'est-ce que je t'aime, qu'est ce que j't'aime,...).
Avec les musiciens, les échanges prennent des accents qui brouillent les limites entre musique et comédie, art populaire et exécution savante, réalité et chimère. Façon subtile de nous dire les contorsions du langage meublant le vide ou corrigeant ce qui passe pour une inconvenance.
Depuis quarante-cinq ans, c’est une constante dans ses apparitions scéniques et c'est ce que j'adore chez Albert Marcœur : son répertoire, sa pratique, sa présence même, sont systématiquement remis en jeu.
Ce concert fêtait la sortie du disque :

- Pirouettes pour des prunes
- L’éclipse
- Les valises à roulettes
- Les deux petits vieux
- La fanfare des Laumes
- Les mouches
- Combinaison bipolaire
- Entretien
- Les chemins de l’école
Je vous mets ici un extrait du concert, avec deux morceaux (qui ne font pas partie du disque, mais de disques précédents, qui ont été ici réécrits pour être accompagnés du quatuor de cordes) : "Un poète péruvien à Paris" ; "Déclaration officielle"
Ecouter l'extrait
Voici les paroles :
Un poète péruvien à Paris
Le temps me pèse et Paris se moque de moi. Je dois m'armer de patience, inventer des ruses insensées pour m'infiltrer dans les sphères de l'édition littéraire. Et le peu d'intérêt que m'ont témoigné mes maigres contacts arrachés ne m'autorise qu'un optimisme relatif, autant dire une inquiétude réelle. Il me faudrait être raisonnable mais les soirées demeurent interminables quand l'inspiration est capricieuse et Paris sans alcool est triste, illusoire, égoïste.
Paris, Paris, ah Paris ! Sa Tour, son Arc, son Arche, ses arcades, son Pré, ses Champs, son Sentier, ses allées, ses berges, ses quais, ses galeries, ses égouts, ses squares, ses jardins, ses portes, ses passages, ses cours, ses canaux, son marais, sa plage, ses quartiers rénovés, ses quartiers en travaux, ah les travaux !
J'habiterai Paris mon ami, quand les travaux seront finis. Ses colonnes, ses musées, ses Beaux-Arts, ses faubourgs, ses rues du Faubourg, ses boulevards, ses ponts pas neufs, ses taxis pas libres, ses Buttes, ses Puces, ses bus ! Son métro, son tramway en travaux ! Ses façades restaurées, ses façades en travaux, aahhhh !
J'habiterai Paris mon ami, quand les travaux seront finis ! J'arrive à coucher quelques idées et j'ai gagné le concours de la RATP. Deux de mes poèmes vont être affichés entre les panneaux de publicité de certaines stations de métro : Madeleine, Nation, Trocadéro. Et toi, t'en es où ? Ta thèse ? Et les frères Pérez, ont-ils réussi ? Et Pamela ? Ah Pamela ! Pamela... Pamela... Ah Pamela ! Ma mère m'écrit tout le bien des tiens qui sont là, près d'elle ; elle en a besoin. Tubular est-il encore au pouvoir ? Ici le Pérou. Tout le monde s'en fout. Je t'embrasse
Déclaration officielle
Quand tu te lèves, quand tu bois ton thé, quand tu te laves, quand tu te rinces, quand tu t'essuies, mais ça, j'tai déjà dit
Quand tu croques des carottes, quand t'épluches des oignons, quand t'enfiles tes gants, quand il pleut, tu cours, l'imper qui droite, qui gauche et la capuche
J'ai jamais trouvé le moment opportun pour te dire enfin.
Avec tout qui vient, les mots, le ton, les notes, le son.
Mais aujourd'hui c'est jeudi.
C'est jeudi, c'est dit, j'y dis :
qu'est-ce que je t'aime, qu'est ce que j't'aime, mais qu'est-ce que je t'aime, qu'est-ce que j't'aime
qu'est-ce que je t'aime, qu'est ce que j't'aime, mais qu'est-ce que je t'aime, qu'est-ce que j't'aime
Tes encouragements, sourcils en avant, points fermés, serrés, après mon licenciement,
Quand les petites annonces déjà entourées au marqueur, écran allumé, prêt à l'emploi,
Café chaud, tartines, confiture, beurre salé, miel.
Tu vas être charrette, tu t'en fous, câlin.
T'es charrette, c'est malin.
J'ai jamais trouvé le moment opportun pour te dire enfin.
Avec tout qui vient, les mots, le ton, les notes, le son.
Mais aujourd'hui c'est jeudi, c'est jeudi, c'est dit :
qu'est-ce que je t'aime, qu'est-ce que j't'aime, mais qu'est-ce que je t'aime, qu'est-ce que j't'aime
qu'est-ce que je t'aime, qu'est ce que j't'aime, mais qu'est-ce que je t'aime, qu'est-ce que j't'aime
Et ici, on peut voir et entendre (avec l'image filmée c'est encore mieux) :

Cliquer ici : Les valises à roulettes
Voir aussi le site d'Albert Marcoeur