Je fais suite à mes réflexions précédentes en revenant à la conférence de Jérôme Ducros. Le problème, avec cette conférence, c'est qu'on ne sait pas par quel bout la prendre. Ducros y mélange beaucoup de questions, certes reliées les unes aux autres, mais de façon un peu confuse, je trouve, et au final, cela ressemble vraiment à un mille-feuilles argumentatif (polémique oblige : le but d'une polémique est d'asséner une thèse plutôt que de démontrer quelque chose) : s'y mêlent tour-à-tour la question de la cohérence d'une forme, de l'intelligibilité du discours musical, du type d'émotion qu'il produit (lorsque Ducros interprète Schubert pour commenter la notion de "surprise tonale"), de son accessibilité (confondue avec l'universalité, j'en ai bien peur) auprès du" grand public" (notion qui n'a aucun sens, même statistique), et pour finir, il soulève (mais par la bande) la question de la beauté (lorsqu'il nous donne à écouter un passage du concerto pour violon de Karol Beffa, que pour ma part je ne trouve ni beau ni émouvant, mais banal et artificiel : question de goût!).
Pour recentrer, il y a une question qui se pose à partir de tout ça. Si la tonalité est un moyen incontournable pour créer une musique qui "tienne la route" (qu'on me passe l'expression), alors cela implique-t-il que toutes les musiques ont été tonales, jusqu'à l'exception de "l'atonalisme"? Ici encore, Ducros crée une expression qui n'a aucun sens : il n'y a pas plus d'"atonalisme" qu'il n'y a de "tonalisme" (Mozart, Chopin, et Karol Beffa n'appartiennent pas plus à une "école" que Schoenberg, Boulez et Ligeti) ; atonalité et tonalité sont des systèmes harmoniques, pas des écoles ou des courants. Et il faut préciser que la plupart des musiques contemporaines utilisent désormais les deux "systèmes". Mais pour en revenir à l'idée de Ducros: les musiques atonales sont-elles, oui ou non, une rupture (néfaste, selon lui) avec tout ce qui s'est fait avant?
Je ne suis pas sûr qu'on puisse répondre à cette question, non pas en quelques lignes, mais même en quelques livres de recherche spécialisée, et mes connaissances en ethno-musicologie sont nulles. Jusqu'à présent, je pensais (sans interroger ce préconçu) que la tonalité, système harmonique qui s'est développé à partir de la Renaissance et fondé sur l'opposition majeur/mineur, mais aussi sur des formules cadentielles d'accords (en 4-5-1) avec l'invention de la "sensible", était un cas particulier de la modalité (l'utilisation élargie et approfondie de deux modes parmi d'autres, avec leurs 12 transpositions). Or, en lisant une interview très intéressante de Bruno Moysan, je me suis aperçu qu'on pouvait inverser ce point de vue en considérant, à l'inverse, les langages modaux comme des "tonalités élargies". Voici le lien :
https://ephesblog.wordpress.com/tag/bruno-moysan/
Ce qui m'a amené à renverser mon point de vue, c'est la prise de conscience (je n'y avais jamais réfléchi) que la tonalité n'est jamais pure, à l'exception de la courte période qui va de Mozart à Beethoven inclus (peut-être un peu avant, sous doute un peu après). Chez Bach, par exemple, il y a souvent des restes de formules modales combinées à la tonalité. Et ensuite, avec Chopin, Liszt, etc., on a déjà une tonalité de nouveau très altérée, mais différemment. Et les modes ecclésiastiques reviennent dans la musique de Fauré, etc. Mais loin d'être l'exception, ces "altérations" sont en fait la règle. C'est au contraire la tonalité pure de la musique "classique" (Haydn-Mozart-Beethoven) qui fait exception dans l'histoire de la musique européenne.
Si on regarde les musiques extra-européennes, il est certes difficile de généraliser (les types de musique sont en nombre infini), mais je me suis intéressé au cas particulier d'une chanson du kabuki japonais, "Ogi no mato", parce que j'ai une prédilection pour cette musique, accompagnée au biwa. Je me suis aperçu qu'elle était tonale, et même, qu'il y avait des modulations (de do vers fa ou sol, je ne suis pas certain) sans sortir du mode (il s'agit d'un mode japonais, le second degré est abaissé). Ce qui tendrait à confirmer (conformément à la thèse de Ducros) que la tonalité, si l'on entend par là, non seulement l'attrait d'une note-pôle qui tend à devenir la tonique, mais des logiques de modulation, produit une forme et donne à l'ensemble du discours sa cohérence, lui dicte en quelque sorte la formule de son déroulement et l'ordre des séquences dramatiques (en suivant les paroles, le récit, emprunté à une légende japonaise remontant aux guerres qui ont abouti à l'instauration du shogunat).
De fil en aiguille, on peut raisonnablement estimer que même les musiques extra-européennes, qui pourtant ignorent les formules cadentielles de la musique européenne classique (à l'exception du jazz ; c'est normal, puisqu'il en a subi l'influence), il y a une logique tonale à l'intérieur d'un langage modal. Appelons ces logiques "tonalité élargie".
Je me risquerais à l'hypothèse suivante. Ce qui distingue les musiques modales non européennes (ou européennes, mais pré-classiques) de la musique tonale "classique", c'est que dans les premières, ce sont les notes-pôle qui comptent (tonique, dominante, sous-dominante), alors que dans la seconde (y compris le jazz tonal), ce sont les enchaînements qui comptent, les passages d'un pôle à l'autre, donc les accords de passage, qui tendent de plus en plus à s'autonomiser : dans la musique classique (de l'époque de Mozart), les accords de passage deviennent des ponts modulants, ouvrant ainsi la voie à la forme sonate classique ; dans la musique romantique, où le développement prend plus de place, les accords de passage empiètent de plus en plus sur les formules cadentielles (les sous-dominantes se multiplient), ce qui a conduit, à terme, à la crise de la tonalité et donc à l'abandon de la tonalité chez Schoenberg.
Tout ceci pose évidemment la question de la forme musicale. Question ouverte! Mais sur ce point, le principal défaut de la conférence de Ducros est de ne prendre en compte que l'harmonie comme paramètre du discours musical, en négligeant le fait que dès le romantisme, c'est la recherche du timbre et la prise en considération de l'attaque qui conduit aux innovations. De sorte que la forme n'est pas obligatoirement générée par des logiques harmoniques, mais elle peut être générée également par une architecture sonore faisant intervenir timbre, tempi, nuances (voire même gestuelles, cris, etc. : et tout ce qu'on veut, en fait!). Alors pourquoi mépriser le déplacement opéré dès le romantisme, et accentué par la musique sérielle, notamment par Pierre Boulez dans "Structure Ia" et son principe de la série généralisée? Quand on écoute "Ogi no mato", on comprend que dans les musiques non européennes également, l'essentiel n'est pas tellement dans l'harmonie (bien que la modulation fournisse un cadre dramaturgique important), mais dans le grain de la voix, les frottements de l'archet du biwa sur une corde à vide, et aussi... les silences.