Enregistrements concerts Scriabine/Prokofiev

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Okay
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Re: Enregistrements concerts Scriabine/Prokofiev

Message par Okay »

Lazar Berman fait carrément un diminuendo, je pense que c'est un contre-sens musical, c'est dommage car c'est sinon très beau. Ce motif est pour moi à traiter comme un leitmotiv wagnérien (dans les œuvres entre 1903 et 1910, Scriabine doit presque tout à Wagner) qui évoquerait le désir.

Pour te répondre, je lève la main afin d'obtenir plus de timbre et un son moins direct et plus résonnant (au passage je ne pense pas que voicing signifie timbre, pour moi c'est la notion de phrasé d'une ligne). Imagine que tu as un xylophone, et que tu veux obtenir un son doux mais très raisonnant, ouvert, et pas du tout métallique. J'imagine alors que la meilleure chose à faire c'est de prendre un peu de hauteur et faire chuter le poids naturel de la main, sinon le son sera court. Avec trop peu de hauteur, l'impact serait plus sec. Il ne faut pas oublier que le piano est un instrument à marteaux.

Concernant les doigtés, je partage partiellement ton hypothèse disant que tous les doigts peuvent réaliser la plupart des sons, ou du moins qu'il y a une zone sonore commune entre tous les doigts. Quelque part ce que tu dis est vrai, mais je suis également convaincu que chaque doigt a son propre caractère avec des attributs bien définis. Certes, différents doigtés peuvent en principe produire le même son mais tel ou tel rendu sera infiniment plus naturel à tels doigts. C'est comme si tu disais qu'un ténor et un baryton-basse peuvent avoir de la tessiture en commun, et qu'ils sont équivalents sur les notes que tous 2 peuvent atteindre. Alors que chacun sera beaucoup plus à l'aise dans le cœur de son registre. De la même manière, certains doigtés facilitent par exemple une sonorité pleine et d'autres une sonorité éthérée. On pourrait obtenir le même résultat en inversant les doigtés, mais ce serait moins naturel. Donc oui, ton principe n'est pas faux, mais il implique que puisque les doigts ont une certaine flexibilité sonore, peu importe le choix. C'est à mon avis un présupposé qui créé des problèmes. Je peux avoir un son plein avec les doigts faibles, mais ça me demandera un effort peu naturel si j'ai la possibilité d'employer les doigts forts, qui sont "faits" pour. Deviner le doigté d'un pianiste c'est un peu dur, mais deviner sa gestuelle c'est assez faisable. Tu vois ce que j'essaie de dire ?

Au sujet de la sécurité, on n'est pas seulement dans la mécanique. La sécurité c'est bien sûr un jeu solide qui permet avec le minimum d'effort d'exécuter les bonnes notes. Pour moi le critère central de choix est l'économie de geste ici. Mais la sécurité sonore n'est pas moins importante. On peut prendre des risques mécaniques, mais aussi des risques sonores. Sans sécurité sonore, au revoir l'homogénéité de son, l'intelligibilité musicale, et bonjour les faux accents et irrégularités rythmiques. Le choix du doigté a aussi ce type d'implications.

Enfin, pour ta question sur l'égalité, à mon sens un jeu égal c'est un jeu qui produit un phrasé naturel, une ligne équilibrée, et qui est donc dépourvu de soubresauts ou faux-accents. Ce n'est pas un jeu où toutes les notes sont jouées avec la même dynamique, ça c'est certes egal, mais c'est surtout un jeu anti-musical.
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JPS1827
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Re: Enregistrements concerts Scriabine/Prokofiev

Message par JPS1827 »

Okay a écrit :Lazar Berman fait carrément un diminuendo, je pense que c'est un contre-sens musical, c'est dommage car c'est sinon très beau. Ce motif est pour moi à traiter comme un leitmotiv wagnérien (dans les œuvres entre 1903 et 1910, Scriabine doit presque tout à Wagner) qui évoquerait le désir.
C'est Lazar Berman que je trouve vraiment génial dans cette sonate. Je pense que que le motif initial de cette sonate a une parenté certaine avec celui du prélude de Tristan et Isolde, et je trouve ton évocation du désir particulièrement appropriée, c'est pourquoi je comprends d'autant moins que tu parles de "contresens musical". Le moyen qu'il choisit (diminuer) est approprié à sa façon de jouer (faire attendre la note), il y'a bien sûr quantité d'autres moyen de traiter ce motif de façon convaincante. Je trouve ce que tu fais très bien également.

Une chose est sûre : quand on travaille une œuvre et qu'on écoute diverses interprétations, on a tendance à se focaliser sur des détails ("tiens, il fait ça comme ça,", "là il ne fait le diminuendo", "ici il joue plus lentement, c'est pas du jeu"… etc). L'étude de ces détails est très intéressante et est une source d'enseignement permanente pour le pianiste, qu'il soit un élève motivé ou un concertiste déjà assez connu ; mais elle ne donne aucun renseignement sur la façon dont le public va recevoir une interprétation. Combien de fois dans ma jeunesse ai-je vu une salle en délire, alors que l'artiste avait "tout fait de travers" (selon mon avis, qui était surtout la répétition des injonctions de mon professeur), focalisé sur des détails au point de ne pas entendre le côté enthousiasmant de l'interprétation donnée. Il faut vraiment essayer de "s'éloigner de la partition" pour essayer d'imaginer ce qu'entend quelqu'un qui ne connaît pas l'œuvre. Que tu diminues, que tu attendes, que tu n'attendes pas avant la note aiguë, ça intéresse ton professeur ou tes collègues qui sont intéressés par les moyens que tu mets en œuvre ; le public, lui, il s'en contrefiche (et un bon jury de concours, plus il est compétent, plus il a tendance à se rapprocher du public, bien qu'il tienne compte évidemment de données proposer à la techniques instrumentale que le public n'entend pas toujours de la même façon), il entend juste si "ça lui parle". Et il y a beaucoup de façons de parler de façon captivante.
BluePhoenix05
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Re: Enregistrements concerts Scriabine/Prokofiev

Message par BluePhoenix05 »

Okay a écrit :(au passage je ne pense pas que voicing signifie timbre, pour moi c'est la notion de phrasé d'une ligne)
En effet voicing a plusieurs significations... il peut aussi désigner entre autres, l'harmonisation des marteaux.

Je l'ai utilisé pour désigner le fait que dans un accord, on ne joue quasiment jamais les notes qui le composent avec une égale intensité (c'est plus dur quand l'accord est large et qu'on doit étendre le doigts, au passage chapeau pour arriver à plaquer ré-sib-fa MD ! :o ), on peut choisir de renforcer la basse, le milieu ou le haut, cela donne différentes sonorités et résulte de la pression des doigts. C'est au choix de l'interprète et la partition n'indique pas toujours quoi faire :). J'ai trouvé un anglophone qui emploie ce terme dans ce sens.
Okay a écrit :C'est comme si tu disais qu'un ténor et un baryton-basse peuvent avoir de la tessiture en commun, et qu'ils sont équivalents sur les notes que tous 2 peuvent atteindre. Alors que chacun sera beaucoup plus à l'aise dans le cœur de son registre.
J'essaie de comprendre, mais ton analogie est erronée, car ce qui distingue un ténor d'un baryton, c'est précisément leur différence de timbre et non de tessiture. C'est d'abord une question de là où leurs notes "sonnent" le mieux (en configuration lyrique), et pas de notes atteignables. Michael Jackson était basse (!) et il chante jusqu'au contre-ut dans Billie Jean (mais pas en résonance lyrique :lol: ) ; j'aurais aimé être basse, mais même si je descend jusqu'au fa grave, voire mi(b) les bons jours 8) , je ne le suis pas, mes extrêmes graves ne sonnent pas :(, et pour les aigus, il va falloir travailler :D. (désolé pour la digression :oops: 8) )
Okay a écrit :Donc oui, ton principe n'est pas faux, mais il implique que puisque les doigts ont une certaine flexibilité sonore, peu importe le choix.
C'est exactement la conclusion à laquelle j'aboutis :-k
En général si je constate qu'un doigt "se distingue des autres" par sa sonorité, la plupart du temps ce n'était pas le son initialement souhaité, c'est donc quelque chose à corriger. Quand tout se passe bien, je ne perçois aucune différence entre la même note jouée par des doigts différents (mais peut-être que je vais affiner mon audition et réussir à entendre ?). Bien sûr on n'a pas la même sensation au niveau du doigt, ce qui normal, mais l'impact sur un son perçu différemment ne peut alors qu'être psychologique.
Okay a écrit :C'est à mon avis un présupposé qui créé des problèmes. Je peux avoir un son plein avec les doigts faibles, mais ça me demandera un effort peu naturel si j'ai la possibilité d'employer les doigts forts, qui sont "faits" pour.
Je peux concevoir qu'on privilégie l'emploi de certains doigts pour ne pas se fatiguer à apprendre et travailler un autre, à résultat sonore égal. :-k
Mais pas si cela se fait au détriment d'un déplacement plus aisé ou d'une position plus confortable. Même si la rapidité d'un déplacement peut se travailler, je pense que ça risque de demander plus de travail et c'est limité par l'inertie du membre, ainsi que l'orientation/angle/position de la main de départ/d'arrivée qui peut être mal-commode.
Okay a écrit :pour ta question sur l'égalité, à mon sens un jeu égal c'est un jeu qui produit un phrasé naturel, une ligne équilibrée, et qui est donc dépourvu de soubresauts ou faux-accents. Ce n'est pas un jeu où toutes les notes sont jouées avec la même dynamique, ça c'est certes egal, mais c'est surtout un jeu anti-musical.
Je questionnais simplement l'expression "égaliser les doigts", qui ne précise pas ce qu'elle cherche à égaliser : la force employée, la puissance de muscles, l'intensité sonore obtenue, les trois ? Sinon je suis d'accord avec toi ! :D
Jean-Luc
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Re: Enregistrements concerts Scriabine/Prokofiev

Message par Jean-Luc »

BluePhoenix05 a écrit : J'essaie de comprendre, mais ton analogie est erronée, car ce qui distingue un ténor d'un baryton, c'est précisément leur différence de timbre et non de tessiture. C'est d'abord une question de là où leurs notes "sonnent" le mieux (en configuration lyrique), et pas de notes atteignables. Michael Jackson était basse (!) et il chante jusqu'au contre-ut dans Billie Jean (mais pas en résonance lyrique :lol: )
Je ne sais pas d'où sort cet article, mais je pense que c'est faux. D'ailleurs, dans la phrase que tu dis qui suit le lien vers l'article, ce que tu dis est tout à fait juste! Bien sûr que le timbre est différent entre un ténor et un baryton, mais la tessiture aussi "C'est d'abord une question de là où leurs notes "sonnent" le mieux" : c'est l définition de la tessiture. Lorsque que ça sort de la tessiture, les chanteurs disent que c'est trop "tendu". CQFD!

Un alto est parfaitement capable de jouer un morceau pour violoncelle, pourtant ces deux instruments n'ont pas la même tessiture... puisqu'ils n'ont pas la même longueur de cordes.
C'est pareil pour les chanteurs. D'ailleurs, si tu fais bien attention, les ténors ont généralement le cou plus court que les basses : c'est une histoire de longueur de cordes vocales. C'est pas toujours évident de le voir, car il faut comparer des silhouettes comparables. Mais comparer un ténor de petite taille avec une basse qui est proche de l'obésité, c'est pas facile. Désolé pour le HS :D !
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Re: Enregistrements concerts Scriabine/Prokofiev

Message par BluePhoenix05 »

Oui tu as raison de me reprendre, je n'aurais pas dû employer le terme "tessiture" (ensemble de notes où la voix sonne le mieux concernant un type de son donné, en l'occurrence le style lyrique), mais aurais dû parler d'"étendue vocale" (ensembles de toutes les notes "émissibles").

Quand on chante des notes en dehors de la tessiture (ce qu'on ne fait quasiment jamais en lyrique, puisqu'on n'a alors pas le type de son recherché), ce n'est pas censé être plus difficile ou plus "tendu", mais on n'aura pas le même timbre. Le contre-ut d'un baryton ne sonne pas comme celui d'un ténor.

Oui les basses ont des cordes vocales plus longues - mais celles-ci ne mesurent que quelques millimètres, elles sont situées dans le larynx (notre pomme d'Adam), un examen de la longueur du cou est loin de donner quelque information que ce soit ! Il faut passer par une laryngoscopie pour pouvoir les observer.
Quelques traductions de poèmes chinois à ma sauce
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Okay
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Re: Enregistrements concerts Scriabine/Prokofiev

Message par Okay »

BluePhoenix05 a écrit :au passage chapeau pour arriver à plaquer ré-sib-fa MD

J'y arrive très limite à l'extérieur du clavier à la main droite, j'ai de mauvaises extensions et des mains pas très grandes. Je plaque l'accord ici car j'ai du temps pour tirer un peu afin de le préparer, et que la nuance est piano. Sinon je ne l'aurais pas fait en public vu le risque de rater la note du haut.

Je pense que mon analogie avec le chant est pertinente quand je lis ta manière de présenter les choses, plus précise et avertie que la mienne (en fait, exprimant ce que je tentais de dire) :
BluePhoenix05 a écrit :J'essaie de comprendre, mais ton analogie est erronée, car ce qui distingue un ténor d'un baryton, c'est précisément leur différence de timbre et non de tessiture. C'est d'abord une question de là où leurs notes "sonnent" le mieux (en configuration lyrique), et pas de notes atteignables.
C'est exactement ça. Pour préciser mon analogie, ce que je soutiens c'est que chaque doigt possède sa "tessiture de timbre". Si le spectre du timbre s'étend du son plein au son métallique, plus le doigt est fort plus il est à l'aise dans la zone "son plein", et plus il est faible plus ça sonne naturellement lorsque le son doit être plus "direct". Chaque doigt peut en principe tout faire, mais il y a des "régions de timbre" ou chaque doigt "sonne" le mieux. Voilà le parallèle.
BluePhoenix05 a écrit :Je peux concevoir qu'on privilégie l'emploi de certains doigts pour ne pas se fatiguer à apprendre et travailler un autre, à résultat sonore égal.
Il ne s'agit pas de ne pas se fatiguer ou nécessairement de régler un problème technique. La question se pose tout autant pour le contrôle du son dans un adagio statique. Si tu changes le doigté et que tu le fais sur un clavier à la réponse précise et bien réglé, la différence sera nette et tu auras beaucoup de mal à obtenir vraiment le même résultat. Ce sera toujours un son un peu plus fondu ou bien plus net, plus ou moins chaleureux, etc. Ce sont des différences subtiles mais qui cumulées contribuent à l'impression d'ensemble.
BluePhoenix05 a écrit :Je questionnais simplement l'expression "égaliser les doigts"
Par là j'évoquais les tentatives de nier l'individualité de chaque doigt, par exemple en pensant des choses comme "mon 4e est particulièrement faible", ou "mon 2e est trop fort", qui méneraient à un travail spécifique pour essayer de "remédier" à ces pseudos-problèmes. Le 4e ne sera jamais fort et le 2e ne sera jamais faible, et il est à mon avis vain de tenter de les faire converger. Lorsque le 4 sort mal ou que le 2 fait trop de bruit, c'est presque toujours un problème de poids qui est mal transmis depuis un autre doigt ...
JPS1827 a écrit : Je pense que que le motif initial de cette sonate a une parenté certaine avec celui du prélude de Tristan et Isolde, et je trouve ton évocation du désir particulièrement appropriée, c'est pourquoi je comprends d'autant moins que tu parles de "contresens musical". Le moyen qu'il choisit (diminuer) est approprié à sa façon de jouer (faire attendre la note),
Oui la parenté est criante. Les résolutions de phrases quelques mesures plus loin, c'est une quasi citation de ce Prélude. En fait, tout le langage harmonique de ce second Scriabine en découle, il abuse partout du fameux "accord de Tristan".
J'y suis allé un peu fort avec "contresens musical" mais c'est ce que ça m'a évoqué, sur le moment, n'y entendant rien d'autre que le crescendo écrit sur le partition, que je trouve en fait organique. Cependant, je suis d'accord avec toi sur l'idée de la multiplicité des moyens pour exprimer une idée musicale, et partage la suite de ton développement, du moins conceptuellement. Je veux dire que je n'ai ni le cran ni le désir de prendre des positions d'interprétation non consensuelles ou niant le texte, même si cette position peut s'avérer cohérente et captivante. Avec les années, ma reflexion tend à concevoir différemment le texte, à descendre la partition de son piedestal, étant de plus convaincu qu'elle ouvre la porte à infiniment plus de liberté d'expression qu'on ne le pense, que le texte n'est pas gravé mais vivant, et surtout que "l'effet" doit dominer. Mais en pratique dans mon travail, je suis très loin de ces reflexions, je me comporte un peu comme si le texte était sacré, je le reconnais sans peine.
En effet, en tant qu'exécutant, on est obnubilé par plein de détails et on perd la qualité d'écoute globale d'un bon public. C'est après tout la même écoute que nous aurions si nous découvrions l'oeuvre, mais on perd très vite cette innocence et on oublie l'avoir un jour eue. En fait tout ceci rejoint terriblement les réflexions sur la scène et le trac, cette idée de faire passer au public ce qui pour nous habite chaque instant musical.
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