Merci beaucoup Jean-Séb et pianojar. Pourtant je peux vous assurer que j’ai été plus heureux de l’enregistrement de cette vidéo que sur ce qu’a donné la prestation live. J’ai mon enregistrement audio d’avant-hier, qui confirme la chose de mon point de vue. Evidemment, se filmer en studio de répétition avec l’iPhone posé sur le piano, ça n’a pas grand-chose de comparable avec se tenir à quelques mètres du piano.
Nox, merci infiniment d’avoir pris le temps d’un tel retour détaillé armé de ton expérience de l’œuvre et de la partition. Pour ce qui est de la conception, c’est la version de Gilels qui me rend le plus heureux parmi celles que j’ai écoutées. J’avais aussi beaucoup aimé Barenboim que j’avais écouté avant de commencer le travail de fond, mais je le trouve désormais un peu trop approximatif. Avec une hauteur de vue comparable, la maîtrise souveraine de Gilels fait une énorme différence. J’ai écouté aussi Richter dont je n’ai pas trop aimé les tempi extrêmes (marche et finale trop rapides, les deux autres mouvements peu mobiles). En effet, cette sonate n’est pas aussi intérieure que l’opus 110 mais elle est sûrement l’une des plus riches et complexes des 32.
Je n’élabore pas car sinon je ne pourrai pas m’arrêter, mais à mes yeux, seules les 3 dernières sont des vraies "sonates de philosophe". L’opus 101 entrevoit déjà le futur "système" et jette en pâture l’essentiel de ses éléments. Un tournant a opéré, qui va bien au-delà de la symbolique du passage aux opus à trois chiffres, et probablement au delà de la création musicale (même si c'est peut-être une remarque un peu auto-centrée de musicien

). L’opus 106 explore les possibilités du nouveau système dans un chaos organisé, avec l’appétit vorace de celui qui se lance dans un nouveau traité. Tandis qu’arrivé à l’opus 109, la décantation a opéré et ne reste plus que l’essentiel du nouveau manifeste, dans un effort de concentration d'une densité sans précédent.
Je réponds à tes points.
Premier mouvement.
J’ai souhaité ne pas couper le son après le point d’orgue, mais en effet, je voudrais repartir de beaucoup plus loin dans la phrase. La troisième note « piquée » de tous ces triolets est un casse-tête, je n’ai pas non plus la solution. J’ai essayé beaucoup de chose et ne suis pas vraiment satisfait même si j’ai pu améliorer ce point. Il ne faut pas trop piquer, c’est sûr, mais on ne peut pas enchaîner directement à la noire pointée… tout en gardant cette note comme la retombée du motif. Je vais encore écouter Gilels…
Deuxième mouvement.
J’ai ralenti mon tempo pour justement avoir quelque chose de plus lourd et germanique. C’est plus que Schumanien : le deuxième mouvement de la Fantaisie opus 17 (et à mon avis tout un pan du langage de Schumann) n’est rien sans l’opus 101 et dans la foulée, le personnage d’Eusebius doit peut-être beaucoup au mystérieux trio. Je vois aussi ça martial et bondissant, mais aussi enlevé et visionnaire, donc on ne doit pas forcément imaginer de la même manière la traduction musicale de ces termes. Au niveau de l’idée du staccato, j’essaie (ce n’est pas encore assez le cas) d’être attentif à la différence entre la notation croche pointée/double (lourde et bien chantée) et celle où on a croche/quart de soupir/double (qui prend le même temps mais est plus bondissante).
Je ne suis pas encore content du trio, que j’ai beaucoup amélioré sur le legato ce jour là, mais j’aimerais en effet le rendre plus placide (je trouve que ce passage est totalement halluciné en vérité). J’avais remarqué pour le legato des notes répétées, c’est l’un des rares points améliorés lors de la rencontre PM.
Troisième mouvement.
J’ai détesté l’indifférence de mon premier triolet à la première mesure, terriblement prosaïque. Et globalement je ne suis pas sûr que ce mouvement doive être si extatique avec son Adagio ma non troppo, con affeto - l’opus 106 ira plus loin dans le paradoxe (et les proportions !) du mouvement lent : Adagio sostenuto /Appassionato e con molto sentimento. Le piège de l’immobilisme n’est cependant jamais loin, métaphysique certes mais toujours en avançant. Il y a en tout cas un souci d’unité dans ce motif de triolets. On entre dans la quadrature du cercle. Sur les différentes sonorités dans ce mouvement, je ne suis pas mécontent (on les devine plus qu’on ne les entend dans cette vidéo). La transition m’a cassé la tête, heureux que ça ait l’air bien construit.
Quatrième mouvement
J’ai pourtant fait tout mon possible pour respecter l'indication de modération dans le « Geschwind, doch nicht zu sehr und mit Entschlossenheit » (rapide mais pas trop, décidé). C’est pour ça que je pense que Richter exagère beaucoup en fonçant comme il le fait. J’ai sorti les freins, j’espère ne pas aller trop vite. Non ce n’est pas volontaire pour les staccatos notés pas assez marqués… et oui, je dois faire gaffe à ne pas tomber dans un côté trop rustique même si ce mouvement plein d'ambition a pour moi des accents champêtres. Merci beaucoup pour la correction rythmique du sujet, c’est le genre de problème bien gênant que je n’aurais jamais arrangé tout seul. J’essaie de débuter pianissimo, compliqué car dans le grave, mais je pense que sur un Steinway je peux désormais le faire (peu de pianos ont une pareille malléabilité de son dans ce registre). Je me suis un peu déconcentré vers la fin (faut garder son calme lorsque la fugue se débride avec les coups de taloche à contretemps), et je trouve au contraire que mes quartes sont sorties bien inégales (je peux beaucoup mieux les réaliser). Pour les trilles de la dernière page, je les ai débloqués d’un coup, comme bien souvent, en me libérant de l’injonction de les démarrer trop vite. C’est beaucoup plus musical, plus facile digitalement, et donne l’illusion de vitesse car il y a une accélération. Je n’ai pas encore attrapé le son pour les trois dernières lignes de coda, encore trop concentré à ne pas ripper entre les touches noires, mais je sais quoi faire.
Pour ce qui est des grands amateurs, je ne pense pas que je vais changer mon programme. Mais cette sonate (son finale en particulier) sera a priori mon alternative sous la main si jamais j’atterris encore en quart de finale (ce qui arrive lorsque le jury veut entendre un autre visage du pianiste - ce qui voudra dire qu’on ne veut pas de mon programme 100% études pour la suite), ou bien si on me fait une remarque franchement négative liée à ce programme pour une éventuelle finale. L'opus 101 sera ma "couverture", c'est magnifique, terriblement difficile (on n'entend pas à quel point c'est vache), le jury connaît et le sait a priori, et peu de risque de concurrence directe (tout le monde joue les sonates à "titres"...).