Je pense effectivement que tu te fais des "illusions négatives", ta marge de progression est beaucoup plus importante que ce que tu sembles penser. D'abord, tu fais trop peu de cas de tes possibilités musicales (qui sont très grandes, et que beaucoup pourraient t'envier) et ensuite tu te préoccupes beaucoup trop de problèmes de mécanisme. Les problèmes mécaniques peuvent être résolus pour beaucoup de pianistes ayant atteint un certain niveau, mais ça nécessite plusieurs conditions : d'abord il faut y passer le temps nécessaire, ensuite il faut avoir une formation adéquate, qu'on n'avait en général pas en France dans ma génération, et qu'on a peut-être un peu plus maintenant. Après ma formation initiale (j'étais persuadé à son terme d'être incapable de faire beaucoup de choses devant un piano) j'ai découvert vraiment des mondes sur le plan de la technique pure avec des artistes formés à l'étranger (même quand ils n'avaient pas des moyens pianistiques exceptionnels, loin de là). Et il faut faire une différence entre l'apprentissage de la technique et les moyens pianistiques initiaux. Il est clair que beaucoup de pianistes peuvent avoir une technique accomplie, sans avoir les moyens de Kissin ou de Martha Argerich ou de Berezowski. J'ai l'impression que quand tu parles des professionnels, tu fais référence à des pianistes de cette catégorie, qui sont les meilleurs du monde. Il est évident qu'énormément de professionnels ne jouent pas dans cette cour-là, et la plupart n'essaient même pas de donner une interprétation correcte des études de Chopin en public (très peu le font en fait, même Rubinstein n'a jamais enchaîné un cahier d'études en public, je crois).
Le problème n'est pas de savoir si on joue "comme un professionnel". Un professionnel c'est quelqu'un qui consacre sa vie à ça, qui a étudié le piano et la musique, et le plus souvent peu d'autres choses, dans sa jeunesse, qui paie un prix élevé sur le plan personnel pour être pianiste professionnel. Il est quand même juste qu'on ne puisse pas prétendre arriver au même résultat global en étant en plus ingénieur, médecin, énarque etc. Ca n'empêche pas qu'on peut essayer de bien jouer ce qu'on joue, et même de choisir ce qu'on joue en fonction de ce qu'on pense pouvoir y réaliser. C'est une manie d'amateur de vouloir à tout prix jouer Islamey, les 24 études de Chopin, la 6ème rhapsodie de Liszt etc. Un grand nombre de professionnels ne jouent pas ça justement. Ils essaient d'arriver à un compromis entre ce qu'on leur demande de jouer et ce qu'ils pensent pouvoir bien jouer (rares sont ceux qui proposent de donner les 24 études de Chopin dans un récital !).
Mais ce qui est sûr, c'est que si tu veux jouer tes 8 études de Chopin parfaitement, il faut que tu en travailles d'autres aussi, et que tu y passes du temps d'une façon inspirée et moins répétitive (je sais très bien comment nous avons tous tendance à travailler, nous avons du mal à atteindre une certaine plasticité dans le changement, d'où cette impression que soit on y arrive presque tout de suite, soit on n'y arrivera jamais, qui est en fait complètement fausse). Bref, je t'ai entendu en live deux fois, je pense que tu as des moyens pianistiques suffisants au départ pour être pianiste professionnel, mais ce n'est pas la voie que tu as choisie. Et tu as une grosse marge de progression devant toi, mais pas forcément dans le domaine où tu crois le désirer. (je t'assure qu'il y a beaucoup de très bons pianistes qui ne joueront jamais l'étude en tierces en public). Maintenant, si tu te compares à Kissin ou à Volodos etc., c'est sans espoir, je suis d'accord ; quand on est un génie du piano on ne devient pas pianiste amateur, il faut arriver à se faire à l'idée…
