« Puisqu'il faut commencer quelque part le récit de ces quatre années au cours desquelles j'ai essayé d'écrire un petit livre souriant et subtil sur le yoga, affronté des choses aussi peu souriantes et subtiles que le terrorisme djihadiste et la crise des réfugiés, plongé dans une dépression mélancolique telle que j'ai dû être interné quatre mois à l'hôpital Sainte-Anne, enfin perdu mon éditeur qui pour la première fois depuis trente-cinq ans ne lira pas un livre que j'ai écrit, puisqu'il faut donc commencer quelque part, je choisis ce matin de janvier 2015 où, en bouclant mon sac, je me suis demandé s'il valait mieux emporter mon téléphone, dont j'aurais de toute façon à me défaire là où j'allais, ou le laisser à la maison. J'ai choisi l'option radicale et, à peine sorti de notre immeuble, trouvé excitant d'être passé au-dessous des radars. »
Si j'ai choisi de citer ici ce très beau livre, c'est aussi (et surtout peut-être) pour le passage qui suit, dans lequel l'auteur écrit sur Martha Argerich, lorsqu'elle joue la Polonaise opus 53 de Chopin :
"Voir courir ses doigts sur le clavier, c’est un ravissement, mais rien à côté des expressions qui parcourent son visage au fil de la musique. Concentration extrême, abandon extrême. À 4’30, on arrive à la petite note, très haut dans le ciel, à partir de laquelle se déroule la guirlande. On retient son souffle quand Martha Argerich la déroule. "
Elle est dans une espèce de transe alanguie, suspendue. L’indication de Chopin pour ce passage est smorzando une indication très rare qui signifie : en s’éteignant. Martha Argerich s’éteint en direct en laissant perler ces notes de rêve, mais elle sait et nous savons qu’à cet endroit le grand thème de la Polonaise va revenir, et que cet éclatant retour est le plus haut moment de l’œuvre. …
"Martha Argerich est portée par ce retour du thème, elle le prend comme un surfeur prend la vague. Elle s’y abandonne totalement, elle ne tient plus dans le cadre, elle donne un coup de tête qui la fait sortir vers la gauche avec sa masse de cheveux noirs, elle disparaît un instant et quand elle revient dans le cadre après son coup de tête elle a un sourire. "
Et alors là...
"Il dure très peu de temps, ce sourire de petite fille, ce sourire qui vient à la fois de l’enfance et de la musique, ce sourire de joie pure. "
Il dure exactement cinq secondes, de 5’ 30” à 5’ 35”, mais pendant ces cinq secondes on a entrevu le paradis. Elle y a été, elle, cinq secondes mais cinq secondes suffisent, et en la regardant on y a accès.
"Par procuration mais accès. On sait qu’il existe."
Voir la vidéo de Martha Argerich
https://youtu.be/JlpLsk6lo1k