1st International Chopin Competition on Period Instruments

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Florestan
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par Florestan »

(Un petit retour sur la compétition, et des réflexions qu'elle m'a inspirées. C'est un peu tard mais comme l'intégralité de la musique jouée est disponible en quelques clics, ça ne me parait pas trop à côté de la plaque non plus. Je voudrais dire en préambule à quel point je mesure le caractère un peu vain de ces divagations, et, pourquoi le nier, l'intolérable prétention que certains pourraient y voir. A ma décharge, il m'arrive d'avoir des inflammations de l'esprit durant lesquelles je suis travaillé par des idées de manière continue, viscérale et pour tout dire assez épuisante. C'est dans l'idée de civiliser un peu tout ça que je me suis mis à écrire ce qui suit, avec beaucoup de difficultés d'ailleurs. Je ne peux pas dire que je sois satisfait du résultat, mais maintenant je me sens un peu obligé de le mettre ici, ne serait-ce que pour m'en débarrasser…)

Tout ça parce que je me suis fait un beau lumbago qui m'a poignardé les reins toute une semaine, et que pour oublier ma misère je me suis réfugié dans la musique. La musique, qui a d'indéniables vertus antalgiques, même quand elle émane d'une âme endolorie !
J'ai englouti un grand nombre de vidéos du concours, et pris un grand plaisir (entre deux grimaces) à redécouvrir des œuvres par le simple décalage que provoquent ces sonorités d'un autre temps, et à en découvrir d'autres, comme les charmantes polonaises de l'opus 71, ou celle de Maria Szymanowska.
C'était très intéressant d'apprivoiser petit à petit la personnalité de chaque piano, d'identifier pour chacun le charme et les limites, et donc de rentrer progressivement dans les spécificités de cet univers et de ce concours, où le choix du piano était déjà un choix interprétatif conséquent, et a mis particulièrement en évidence l'intuition sonore de certains candidats. Entre les restes de la splendeur du Pleyel, sûrement le plus beau mais aussi le plus rincé, avec certains registres très courts qui pouvaient produire un son de xylophone, l'ampleur et la définition du Erard, à mon sens mieux conservé et certainement le plus proche du piano moderne, mais qui pouvait assez facilement devenir aigre sous des doigts peu délicats, le son un peu "comme chez mémé" du Broadwood, qui s'est si bien accordé à la sentimentalité adolescente des premières polonaises, pour finir par la sauvagerie de clavecin du Buchholz, on a eu une variété instrumentale à des années-lumière des nuances "œnologiques" sur lesquelles nous nous sommes amusés à débattre lors des concours précédents.
J'ajoute que le fait qu'il y ait plusieurs instruments complètement différents introduit une relativité propice à l'approfondissement de l'écoute. Chaque instrument est entendu pour lui même, mais aussi à la lumière (ou à l'ombre !) de ceux qui ont précédé. Cette notion me parait essentielle et s'applique aussi à la musique jouée. Elle constitue pour moi l'intérêt principal de ces concours (en plus de découvrir des musiciens): ce caractère concentré, et dans le cas du concours Chopin, répétitif, fait que l'on n'écoute pas dans l'absolu comme c'est souvent le cas, mais à l'aune de ce qui a précédé. Chaque proposition pose des jalons, des repères. Chaque musicien, par ce qu'il met ou ne met pas, nous explique aussi l'autre. Et ces aller-retour éclairent progressivement l'espace de notre perception, et nous rapprochent de la matière musicale, de sa nature intrinsèque. On trouve les mêmes vertus "pédagogiques" dans le principe des écoutes comparatives, et je suis sensible à cette manière dialectique de s'éduquer l'oreille, tant que le but reste de définir, d'entendre, et non pas de classer bêtement.
Les classements...même si ça n'a pas grand intérêt je n'ai pas pu m'empêcher de regarder le détail des notes qui on été publiées sur le site du concours. On y mesure à quel point le premier tour de Tomasz Ritter a été décisif dans son parcours, créant une dynamique qui l'a porté jusqu'à la victoire. Les astres étaient alignés pour lui, et c'est vrai que ce premier tour était très fort, avec en point d'orgue une quatrième ballade exceptionnelle d'intensité et de sincérité, jouée dans un même souffle, vraiment très prenante. C'est la pièce qu'il a le mieux investi à mon avis ( avec les deux premiers mouvements du concerto), parce qu'elle est proche de sa forme naturelle d'expression, pleine de tension intérieure, de puissance, et s'appuyant toujours sur un sens très développé du "beau son" (je trouve que c'est lui qui a le mieux tiré parti du Pleyel en finale). Je pense par contre que ce superbe récital, s'il a beaucoup impressionné le public et le jury, a fait peser sur lui un surcroît de pression. Je pense aussi qu'une grande partie du répertoire de son deuxième récital n'était pas assez approfondi, et je dois dire que je l'ai trouvé passablement raté, en tout cas très loin de ce qu'on avait entendu au premier tour. Dès la deuxième polonaise j'ai senti une forme de divorce. Je trouve qu'il a joué l'opus 33 (cahier délicat à capturer entre tous à mon avis) sans l' attention que demande cette musique. Cette façon de charger lourdement les fins de phrases de la première et de la suivante, cet emballement dans la troisième qui éloigne toute finesse et du coup rend ces répétitions lassantes, ce côté un peu monocorde et survolé dans la dernière, avec un passage dramatique très raide… dans l'ensemble j'ai trouvé que cette poésie si mouvante ne lui allait pas, et qu'il les a jouées un peu à la hussarde, sans trop leur donner d'importance. Je dirais aussi qu'il manque à son jeu cette grâce dans la danse, ça c'est aussi un peu entendu dans le finale du concerto, un peu lourd par moments (ce thème de la coda qui sonne comme une chasse à courre…).
Jusqu'ici, on se dit que les mazurkas ne feront probablement pas partie de ses jardins, et que ce ne sera pas la première fois que ça arrive, y compris chez les plus illustres (Arrau pour n'en citer qu'un…). Mais c'est la sonate qui m'a laissé perplexe. La clarté de la vision, l'évidence qui avaient transcendé la ballade n'y étaient plus. J'y ai plus entendu une succession de passages, certains joués avec cette intensité qui le caractérise, et puis des choses plus creuses, où l'on commence à entendre cette manière de gonfler et dégonfler les phrases comme un outil expressif un peu systématique. A mon goût il est passé à côté d'une des pages les plus magiques de Chopin, le passage central du scherzo. Son approche pointe pour moi une forme de frilosité (je sais que d'autres y verront un louable refus de l'épanchement…). J'ai été surpris par ce manque de respiration, par ce manque d'écoute pour ces textures si belles, si profondément inspirées, si merveilleusement contemplatives.
Surtout le final fut un peu un catalogue d'effets , avec surtout des exagérations dynamiques et un grand nombre de ralentissements brutaux complètement gratuits et à pas très heureux à mon avis. J'avoue que ça m'a désarçonné, comme si on passait de Geniusas à Osokins en quelques minutes …
Du coup je reste sur cette impression de "attention chantier en cours", et j'ai du mal à imaginer comment il va évoluer. Il a en lui un musicien naturel à la puissance ravageuse, mais aussi une certaine verdeur quand il sort de son registre de prédilection, et une petite tendance à l'effectisme, peut-être ici exagérée par une pression très forte. J'espère que ce qu'il a de plus pur en lui balaira tout le reste, et je lui souhaite évidemment le plus beau des parcours. Si j'ai autant insisté sur les choses qui m'ont gêné , ce n'est pas pour le plaisir mesquin de tailler un costard au vainqueur, mais parce que essayer de m'expliquer l'irrégularité chez un même interprète ( tous les autres que j'ai pu écouter ont été bien plus "homogènes"), essayer de comprendre pourquoi des choses marchent si bien et d'autres pas, est un angle important dans mes réflexions confuses sur les ressorts de l'art de l'interprétation, dans la musique en général et dans Chopin en particulier.

Pour moi, Chopin fait partie de la famille des musiciens de l'âme, et c'en est un des membres les plus distingués. Chez lui je n'entends aucune ambition purement architecturale, aucun goût pour l'abstraction ou pour la description figurative, aucune coquetterie. Toutes ses intutitions sonores et formelles, toutes ses fulgurances géniales naissent de cette nécessité de capturer, avec une finesse et une précision extraordinaires le moindre reflet de son âme. Bien peu ont possédé à ce degré ce don d'emprisonner dans une suite de sons l'essence même de leur être. Je ne parle pas de sentiments, je ne parle pas des choses qui nous traversent mais plutôt de ce qui est traversé, cette chose impalpable qu'ont cherché à fixer les grands portraitistes que sont Delacroix et Schumann. Sa musique est remplie de visages, de regards, de gestes qui le disent sans détour, qui disent son goût du merveilleux, sa sagesse, son élégance, sa mobilité, sa passion, son inquiétude, ses renoncements. Et puis il y a ce parcours que je considère comme un des plus exemplaires et émouvants de l'histoire de la musique, cette quête qui l'amène toujours plus loin, ou toujours plus près d'un noyau mystérieux, récipient de l'essence onirique qui l'anime. Ses dernières œuvres ont la beauté et l'étrangeté des rêves, leur créativité débridée, gratuite, inépuisable. Heureux artiste, qui a fini par habiter au plus profond de lui même…
Mais je m'égare un peu...l'important ici est que chez Chopin l'âme et la musique ne font qu'un, et c'est cette transparence qui fait que son œuvre est si universellement aimée. En se révélant lui même avec un tel génie, une telle clairvoyance, il nous révèle aussi la beauté et le mystère qui sont en nous. Ce "moi universel", pilier du romantisme…
Mais Chopin aujourd'hui se passerait peut être d'écrire sa musique. La nature même de son art, presque exclusivement dédié à son instrument ,où pianisme et élan créateur sont si intimement mêlés, le côté magique et spontané de son jeu décrit par ses contemporains font qu'à une époque où l'enregistrement est devenu le mode dominant de diffusion de la musique, le travail du compositeur serait probablement et irrémédiablement associé au jeu du pianiste. On voudrait l'entendre lui, et il n'aurait pas besoin de se faire violence et de jouer dans des salles immenses pour être entendu par tous. J'enfonce cette porte ouverte, qu'on peut bien sûr ( quoiqu'à divers degrés) appliquer à d'autres instrumentistes compositeurs, parce qu'elle peut rendre plus tangible cette idée, qui avec le temps a pris pour moi la force d'une évidence: par dessus tout, et au plus haut degré, cette musique est art vivant. Art de l'instant, art miroitant où jamais la construction ne doit prendre le pas sur l'immédiateté. Art exigeant qui demande un engagement total, qui ne se contentera pas de notre bon goût, de notre intelligence ou de notre énergie. Puisque l'âme dont elle est issue s'est éteinte depuis longtemps, cette musique à besoin de la notre.
A partir de là les chemins sont infinis, puisqu'à chaque fois il s'agira d'un dialogue entre l'interprète et les mille visages qui hantent ces portées. Interroger les témoignages et les grandes lignées d'interprètes qui ont perpétué cet art, interroger ces gestes et ces textures, certains si miraculeusement évidents, d'autres plus énigmatiques, chercher ce qu'ils font résonner en nous, explorer au maximum les latitudes expressives offertes, faire sien le plus profondément possible ce chant omniprésent, comme un acteur s'approprie un personnage. Et au moment de le jouer, savoir se mettre dans l'espace créé par ce dialogue, devenir son Chopin, et le laisser s'emparer de l'instant.. Par ce qu'en définitive il s'agit d'une musique de l'être et non du faire, une musique de duende, qui moins que beaucoup d'autres supporte d'être traitée comme un objet.
Je ne pense qu'on puisse "monter" une interprétation vraiment émouvante comme on conçoit une attraction de fête foraine, en calculant chaque looping, chaque virage, chaque montée et descente, pour produire le maximum d'effet possible. Ce style de fabrication où chaque phrasé est dessiné à l'avance, chaque variation dynamique soigneusement mise en place (jusqu'aux répétitions qui sont "variées" toujours de la même façon, troublant paradoxe…), ce genre de programme minutieux que l'on s'attache à suivre scrupuleusement est à mon avis un non-sens dans cette musique. Pour filer la métaphore de l'espace de dialogue, c'est un peu comme si on transformait cet espace en boutique, et qu'on invitait l'auditoire à en contempler les étagères, expliquant le fonctionnement de tel article, vantant la qualité d'un autre. Pour illustrer mon propos et revenir au concours, le programme de danses de Ksiazek , que j'ai écouté en direct au concert des lauréats (mais qu'il a joué exactement pareil durant la compétition) me parait tout indiqué. Pardon si ce que je dis sonne méchant, mais j'ai vraiment entendu quelqu'un essayer en vain de ranimer quelque chose qu'il s'était consciencieusement appliqué à stériliser auparavant, en l'objectivant à outrance. Tout était tellement calculé, réglé (comme du papier à musique, non ?), jusqu'aux micro décalages "parfaitement en place" (?) et qui se répètent à l'identique, toutes ces formes semblaient tellement fixées en amont, tellement peu produites par l'émotion du moment qu'elles ont réduit l'interprète au rôle de VRP de son propre travail. Et cette façon de "vendre" en permanence ses trouvailles d'articulation en les exagérant jusqu'à la limite de la caricature, d'adresser des clins d'œil de connivence au connaisseur en soulignant "avec finesse" ça et là des petits motifs intérieurs, cet art démonstratif qui sans arrêt fait les choses tout en signifiant qu'il est en train de les faire, tout cela a produit pour moi le Chopin le plus affecté, le plus exsangue, le plus momifié du concours. C'est sûrement un très bon pianiste (j'ai remarqué que c'est toujours ce qu'on dit quand ça va pas trop…), mais je pense que cette démarche expressive, même si le contrôle qu'elle permet peut tenter celui qui cherche à ne pas échouer, le met aussi à l'abri de toute vraie réussite dans cette musique. Qu'il ait obtenu le prix des mazurkas reste pour moi un insondable mystère… alors que, en s'en tenant aux seuls finalistes, Dmitry Ablogin a livré du même opus une version très prenante, à la fois feutrée et sauvage, une version de félin en costume. Et Aleksandra Swigut a abordé l'opus 33 avec une finesse et un sens du style presque impropre à son jeune âge.
Cette pianiste est celle qui a le plus polarisé le jury, mais pour moi elle a marqué le concours en montrant à tous les tours une très grande dimension artistique. J'irai même un peu plus loin, puisque j'ai suivi attentivement trois concours Chopin maintenant (2010, 2015, 2018) et que je peux dire que c'est la candidate qui m'a le plus touché (ce n'est vraiment pas rien quand on se refait la liste des talents remarquables qui sont passés par là…), s'approchant au plus près de mon idéal dans Chopin. Elle est plus que tout autre à l'origine des pensées qui m'ont travaillé et que ce post essaye péniblement de synthétiser, et il me semble lui devoir un hommage appuyé, qui sera aussi une espèce de visite guidée de ma façon d'entendre cette musique.
Je dirais qu'elle réunit un nombre important de qualités auxquelles j'attache une grande importance, dont certaines relèvent du pur don, et d'autres me semblent le fruit d'un apprentissage exigeant basé sur une haute idée de son art.
Au rayon des qualités purement musicales, je distinguerais en premier lieu un talent naturel pour le chant, pour l'expression mélodique. Dès le prélude de Bach on entend cet art d'animer tout motif, d'en faire une voix. Son Chopin chante en permanence, dans tous les registres, du petit motif désolé d'une mazurka au drame opératique du larghetto. L'éloquence est permanente, toujours pleine de fraîcheur, sans artifice ni redite, avec un merveilleux sens de l'entrée et de la sortie. Ici nous n'avons pas affaire à quelqu'un qui fait des "beaux phrasés", ici le panneau adéquat c'est "attention chanter en cours"...
Ce don mélodique peut s'appuyer sur un sens du rythme très raffiné, et lui aussi très éloquent. Le mot saugrenu qui m'était venu une fois, dansabile, trouve ici une belle illustration. Par exemple dans la polonaise op 22, la main gauche était absolument superbe. Ces motifs d'accompagnement, joués avec une variété dynamique infinie, faisait bien plus qu'assurer une carrure à la main droite, ils en était aussi les inspirateurs. Les mazurkas ont aussi bien mis en évidence cette façon toujours très expressive d'agencer les temps, ce goût pour la danse
J'ajouterai à ça une autre qualité qui me semble fondamentale, la qualité d'écoute, et sa conséquence qu'est le beau son. Je trouve qu'elle a tiré un très beau parti de tous les pianos, et qu'on sent chez elle cette intuition, ce soin, et ce goût de s'immerger et de nourrir son inspiration des sonorités qu'elle crée. On entend son amour pour l'instrument et les sons qu'il produit.
Et on entend aussi son amour pour le répertoire, et nous rentrons là dans le domaine du travail.
Travail d'épure stylistique tout d'abord, dans lequel elle exprime évidemment sa personnalité musicale mais dont Chopin bénéficie grandement d'après moi, et que je définirais comme une recherche permanente du naturel. Je trouve que son jeu est remarquablement exempt d'intentions. Que ce soit dans l'étagement des plans sonores (ce vertical qui chez Chopin est si crucial, bien plus à mon sens que la tarte à la crème du rubato !), où jamais une voix, cherchant le protagonisme, ne déborde de la place qu'une oreille souveraine lui a assigné, que ce soit dans le dessin des lignes, très souple et ondulant mais presque toujours débarrassé des tics et effets spéciaux qui sont si courants (et trop longs à détailler ici !), sa musique ne cherche pas à nous en mettre plein la vue, et je pense qu'elle l'aime trop pour n'en faire que matière à briller.
Travail de dialogue avec les œuvres ensuite, et c'est sous ses doigts que j'ai entendu le programme le plus visité, le plus rencontré. Tous les autres candidats que j'ai écoutés ont eu une façon bien plus uniforme d'aborder les pièces. Chez elle on sent cet instinct esthétique, cette plasticité de l'imaginaire, cette empathie d'acteur qui fait que chaque veine est réincarnée en profondeur, avec un style propre, avec un pianisme d'une étonnante variété, qui semble se réinventer à chaque fois.
J'ai été ému par la sentimentalité abandonnée et élégante de la polonaise en fa mineur du premier tour, par le côté encore un peu enfantin de cette musique dont la partie centrale est brusquement interrompue par un fou rire surprenant...Dans l'opus 33, j'ai senti immédiatement cette mobilité de l'âme qui m'évoque invariablement les mots de Yeats (the sorrows of your changing face...), entre candeur ( ce semplice ), joie terrienne, et cette tristesse si singulière, si rentrée et qui si bien chante l'éloignement (les mazurkas qui ouvrent et ferment le cycle, toutes deux notées mesto, triste, sont pour moi deux des plus pures incarnations du zal).
Dans l'andante spianato, je lui dois une révélation : ce petit choral qui résonne après l'évaporation des arpèges, c'est une mazurka. Je l'ai entendu tant de fois (souvent bien plus alangui), et ça ne m'avait jamais frappé. Là tout à coup l'esprit de la mazurka était évident, et a fini pour moi de sublimer ces mesures incroyablement inspirées, qui en quelques secondes (et ici il n'y avait aucune envie de dilater cette poésie fugace) expriment une merveilleuse tendresse, d'autant plus émouvante qu'elle est voilée par une conscience aiguë de la fragilité de la vie et de la beauté. Peu d''autres compositeurs ont su capter avec une telle acuité ce mélange délicat (Mozart, Schubert…), qui continue à colorer, à ennoblir l'élan juvénile et passionné de la polonaise, et qu'elle a su réincarner avec une flamme rare. Dang Thai Son était en transe, nous étions au moins deux !
Je pourrais encore dire à quel point j'ai été sensible à cette façon si épanouie d'aborder le dernier Chopin, si intensément écouté qu'elle semble le jouer pour le seul plaisir de s'enivrer de cette invention débridée et de ces sonorités radieuses (la barcarolle a déjà été distinguée, mais que de beauté dans la sonate…). Et, dans le concerto, de ressusciter à sa manière le prince qui habite ces pages, un prince qui prend la mesure de ses pouvoirs. Elle s'y est montrée magnifique d'éloquence, de tenue, d'autorité naturelle et surtout à confirmé un sens confondant du trait, déjà entendu dans l'opus 22. Honnêtement je ne me souviens pas avoir entendu jamais une telle qualité improvisée dans tous les jaillissements de petites notes que contiennent ces pages. Cette façon de comprendre ces notes répétées qui souvent les précèdent comme une invitation à prendre son élan, cette façon de se jeter dans le vide, de chercher à attraper quelque chose, cet art de retomber sur ses pattes en renouant le fil narratif, tout ça est assez unique et d'une grande pertinence à mon avis, parce que je suis sûr que les notes fixées par Chopin ont jailli de gestes tout à fait semblables, privilège du soliste, petits éclats de liberté créatrice qu'il devait varier à l'infini…

Et pour finir cette déjà longue hagiographie qui va finir par friser l'indécence, je distinguerais cette qualité qui permet à toutes les autres de s'exprimer, à savoir un rapport à la scène que je trouve tout à fait exemplaire, idéal. J'y ai vu une remarquable absence de tout instinct défensif, de toute forme de dialogue avec la peur. Cette peur d'échouer, d'être jugé, d'en faire trop ou pas assez, de ne pas être compris ou aimé, qui peut aussi bien inhiber que pousser à l'outrance voire à la provocation. Quelle que soit l'issue du bras de fer que nous engageons avec elle, qu'elle nous écrase ou que l'énergie que nous déployons à la faire taire se déguise en panache, quelque chose s'est perdu. L'existence même de ce bras de fer nous a déconnecté de notre musique intérieure. C'est sûrement parce que, comme beaucoup ici, j'ai mesuré à un très humble niveau combien il est difficile de s'extraire de toute forme de lutte, que je suis autant admiratif quand je vois quelqu'un y arriver si bien, encore plus dans le cadre d'un concours. Je pense que c'est parce qu'elle a cette capacité à se plonger corps et âme dans son imaginaire musical, et que la vie qui y bouillonne ne laisse guère de place à autre chose. Et dans cet espace familier, patiemment cultivé, peut s'opérer cet d'abandon qui est à mon sens à l'origine de la beauté de ce qu'elle réussit, et sûrement de toute vraie musique. Elle ne cherche pas à contrôler ce qu'elle fait, mais plutôt invoque la voix qu'elle va laisser s'exprimer librement. Je disais au sujet de Lucas Debargue combien j'appréciais cette façon de se placer à l'endroit où les choses peuvent lui échapper. Aleksandra Swigut n'a pas son tempérament fiévreux, son énergie fantasque, mais, à n'en pas douter, elle nous parle depuis un endroit semblable. Son jeu si naturel et inspiré communique lui aussi cette sensation de liberté, et elle s'y montre de manière totalement transparente. La musique de Chopin y récupère à la fois son âme et sa nature d'art vivant, et je trouve ça vraiment très précieux.
Tjc disait un peu plus haut à quel point elle aimerait la voir trouver sa voie. Je pense qu'elle l'a trouvée mieux que beaucoup, artistiquement parlant bien sûr. Quand on mesure le talent et l'exigence du travail qu'il y a derrière ce genre d'aboutissement, on se dit que rien ne serait plus triste que de le voir corrompu par les impératifs d'une carrière. Il appartient à l'entourage, aux systèmes de formation de l'encourager, de le fortifier en lui donnant la conscience de sa propre valeur (les vrais artistes sont par essence fragiles et le concert des lauréats l'a bien montré: qu'elle qu'en soit la raison, déception, fatigue, elle était méconnaissable musicalement, complètement éteinte). Et il appartient aux organisateurs de concerts de défendre et de donner leur place aux poètes, ceux dont l'art ne survivrait pas à cette forme d'auto-caricature qui devient la manière la plus efficace d'avoir de la "personnalité", à une époque saturée de "contenus" et où la surenchère et le marketing sont rois. Laissez moi me mettre au diapason et déployer toute la finesse dont je suis capable pour essayer de peser de tout mon poids sur les choix des directeurs de salles: si on me tendait deux enveloppes, avec dans la première un ticket pour aller écouter Trifonov au Royal Albert Hall, premier rang, avion, hôtel, petits fours avec Charles et Camilla, et dans l'autre un ticket de bus pour aller voir jouer Aleksandra Swigut (ou Ablogin, ou Alexei Tartakovsky...) un 17 janvier sur un parking de centre commercial...bon vous avez compris le message.
C'est dire à quel point je pardonne à tous ces artistes si la lumière qu'il dégagent, à mesure qu'elle me révèle de plus en plus nettement mon idéal musical, dessine aussi de mieux en mieux sur moi l'ombre des barreaux qui m'en sépare. La conscience de la liberté me trouble de plus en plus, sûrement parce que dans sa petite cage, un petit musicien en pyjama rayé hurle à la mort !
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Oupsi
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par Oupsi »

C'est la plus belle page jamais écrite sur ce forum.
Merci Florestan.
Florestan
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par Florestan »

Merci à toi Oupsi pour ce grand compliment, j'en suis resté baba…c'est impossible à assumer !
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jean-séb
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par jean-séb »

Magnifique. Merci Florestan.
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JPS1827
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par JPS1827 »

Merci beaucoup pour ce texte très intéressant par lui-même, même si on n'a pas entendu le concours. J'ai trop peu écouté Aleksandra Swigut, il va falloir que j'aille faire un tour sur toutes ses vidéos.
La caricature dont tu parles je l'ai entendue chez des artistes, géniaux en début de carrière, et qui 20 ou 30 ans plus tard m'ont donné l'impression de juste se caricaturer eux-mêmes. Une production réellement artistique tient à très peu de choses.
Florestan
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par Florestan »

JPS1827 a écrit : jeu. 18 oct., 2018 20:42 J'ai trop peu écouté Aleksandra Swigut, il va falloir que j'aille faire un tour sur toutes ses vidéos.
Un peu plus haut dans le sujet je te mentionne au sujet de l'opus 22, en disant que c'est une version qui serait peut-être même capable de te réconcilier avec l'opus !
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Lee
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par Lee »

:) Oupsi, tu es la seule qui peux dire ça parce que tu t'es éliminée du concours!

Florestan, tes réfléxions étaient passionnants et un très bel hommage à Swigut. Tu me rappelais que je voulais l'écouter, je n'ai pas encore tout entendu. Son Andante spianato une oeuvre "tube" de deuxième séance était comme une oeuvre que j'avais jamais entendu -
extraordinaire...tu m'as fait comprendre la raison d'écouter encore dans ce contexte, même si c'est déplacé pour cette musique comme tu expliques, un gêne qui me touche toujours...

J'ai cherché sur internet pour elle, il y a presque rien, pas de disques ou billets de concerts à acheter...
“Wrong doesn't become right just because it's accepted by a majority.” - Booker Washington
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JPS1827
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par JPS1827 »

Tu as raison Florestan, elle m'a quasi réconcilié avec l'opus 22 avec cette interprétation tellement proche au fond du ton des mazurkas, bien loin des vulgarités qu'on y entend habituellement, proche de danses folkloriques essentialisées, et avec un Andante spianato assez extraordinaire, on a l'impression quelle l'improvise au fur et à mesure qu'elle le joue (selon le vœu de Cortot).
J'ai entendu avant ses remarquables Mazurkas opus 30, y compris l'opus 30 numéro 3 qui peut être si agaçante comme tu l'as toi-même souligné, et j'ai beaucoup aimé l'exploration
Vraiment une très grande artiste. Pourquoi n'a-t-elle pas eu le premier prix d'après toi ?
J'écouterai la 3ème sonate bientôt.

J'aime beaucoup ce piano Erard à la sonorité tour à tour claire puis chantante ou mystérieuse sous ses doigts.
Virgule
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par Virgule »

Cher Florestan, c’est toujours un très grand plaisir de te lire - mais cette-fois ci, tu dépasses les bornes ( :wink:). Ton texte est tellement profond, tellement riche d’idées, d’images, de questionnements, qu’il me faudra le lire plusieurs fois pour en apprécier toutes les nuances - et le relire de préférence en écoutant les prestations commentées. Je n’ai pas suivi le concours (j’ai écouté une ou deux prestations, j’ai oublié lesquelles) mais tu me donnes furieusement envie d’écouter tous les tours d’Aleksandra Swigut. Merci beaucoup pour ce partage remarquable (écrit, qui plus est, dans ce style bien à toi qui m’impressionne toujours autant).
Florestan
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par Florestan »

Merci à tous pour vos retours généreux, ce petit effort y trouve un salaire royal !

JPS, tu dis un mot important quand tu dis "avoir aimé l'exploration". Je pense qu'elle fait partie des artistes qui, plutôt que de chercher à nous atteindre, nous invitent à les suivre. C'est une forme d'écoute différente, peut-être moins évidente, plus active, mais la seule à mon sens qui permette de ne pas entendre la musique à travers le filtre des habitudes, de ne pas attendre quelque chose.
Il y a eu des petites pailles dans la sonate, un canard presque mignon tellement il était mal placé, sur le sommet de la merveilleuse phrase qui interrompt l'agitation du scherzo (mais quelle beauté dans le deuxième énoncé…), et elle se dérègle un peu dans le finale, même si l'esprit en reste pour moi irréprochable, très incarné ( pas du tout le côté "machine infernale" qu'on y entend souvent) et avec un son énorme. Je trouve le premier mouvement magnifique, joué avec un merveilleux sens de l'exploration justement, et je préfère mille fois ça dans cette musique aux efforts que font certains ( beaucoup...) pour lui donner une cohérence qu'elle ne cherche pas vraiment. J'avais rarement entendu ce premier thème lyrique arriver avec un tel sens du basculement de climat, comme un coup de baguette magique, et joué avec une telle tranquillité, une telle chaleur.
Pourquoi elle n'a pas gagné, je n'en sais rien, mais quand on regarde les notes on se rend compte qu'on était à deux doigts de ne pas l'entendre en finale, pour laquelle elle s'est qualifiée bonne dernière, avec plusieurs jurés qui lui mettent la plus mauvaise note du tour (et Dang Thai Son qui la met seule en tête…). C'est un concours qui n'a pas eu son Seong Jin Cho, son monstre irréprochable sur lequel on peut toujours se replier sans avoir à trop se justifier. Tout le monde en a mis à côté, Ritter pas moins que les autres (et plutôt plus que Ksiazek et Kawaguchi). Il me semble que c'est elle qui s'est hissée avec le plus de constance à un très haut niveau artistique, certains jurés ne l'ont pas vu ainsi, et j'ai complètement renoncé a essayer d'en comprendre les raisons !
Modifié en dernier par Florestan le ven. 19 oct., 2018 19:56, modifié 1 fois.
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JPS1827
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par JPS1827 »

J'ai écouté ce main la 4ème Ballade par Ritter. Je ne suis pas convaincu par l'aspect de petite valse qu'il donne au premier thème, après c'est de plus en plus beau, magnifique phrasé du second thème, et toute la deuxième partie est magnifique, avec une mention spéciale pour le Presto final particulièrement lisible et narratif. A priori je me sens moins "emmené sur des chemins à découvrir" que par Swigut, mais je vais écouter d'autres extraits petit à petit. Merci de nous avoir incité à revenir sur ces vidéos.
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par Florestan »

Lee a écrit : jeu. 18 oct., 2018 21:01 J'ai cherché sur internet pour elle, il y a presque rien, pas de disques ou billets de concerts à acheter...

Elle a une petite chaine YouTube qui contient notamment des vidéos d'un concours a Gdansk avec des variations "Ah vous dirais-je maman" jouées avec un esprit extraordinaire (on sent la mozartienne née), mais aussi de très beaux impromptus de Schubert et, rare, ces si bouleversants "Chants de l'aube", rendus avec une grande maturité. Quelques autres Chopin aussi, un magnifique opus 6 et les nocturnes opus 27 joués sur un piano moderne, avec hélas une prise de son que je trouve un peu fadasse, peut-être à cause d'une trop grande fréquentation des pianos anciens ces derniers temps..
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mh_piano
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par mh_piano »

Merci et bravo Florestan pour ce texte que j'ai lu avec plaisir et intérêt. J'ai suivi en bonne partie ce concours, et je trouve dans ce texte les mots justes pour traduire ce qui chez moi n'est que ressenti sans analyse. J'ai été très touchée et captivée par Aleksandra Swigut et l'avais placée gagnante dans mon classement personnel. Pourtant je suis loin d'avoir le niveau d'écoute me permettant d'évaluer des candidats rationnellement et pour argumenter mon choix ! Ce texte ainsi que de nombreuses autres interventions sur ce forum me donnent à vrai dire beaucoup de complexes quant à mon niveau de perception :( . Mais on va dire que cela m'ouvre des perspectives, reste à savoir si elles me sont accessibles (il est déjà tard pour moi à 56 ans...).
Sauriez vous me dire comment vous avez affiné votre écoute et votre perception ? Ou bien avez vous l'impression que c'est inné ?
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par Florestan »

mh_piano a écrit : sam. 20 oct., 2018 12:22 Merci et bravo Florestan pour ce texte que j'ai lu avec plaisir et intérêt. J'ai suivi en bonne partie ce concours, et je trouve dans ce texte les mots justes pour traduire ce qui chez moi n'est que ressenti sans analyse. J'ai été très touchée et captivée par Aleksandra Swigut et l'avais placée gagnante dans mon classement personnel. Pourtant je suis loin d'avoir le niveau d'écoute me permettant d'évaluer des candidats rationnellement et pour argumenter mon choix ! Ce texte ainsi que de nombreuses autres interventions sur ce forum me donnent à vrai dire beaucoup de complexes quant à mon niveau de perception :( . Mais on va dire que cela m'ouvre des perspectives, reste à savoir si elles me sont accessibles (il est déjà tard pour moi à 56 ans...).
Sauriez vous me dire comment vous avez affiné votre écoute et votre perception ? Ou bien avez vous l'impression que c'est inné ?
Je pense que c'est un chemin infini, que l'âge est sans importance, et qu'il n'y a pas de complexe à avoir. Les bêtises ont besoin d'être dites, c'est quand elles "s'échappent de l'enclos de nos dents" que nous sommes le mieux à même de les démasquer, et d'avancer. J'en ai dit des tonnes et c'est loin d'être fini... Si je me croisais à 20 ans je serais sûrement consterné par la quantité de préjugés, tous les "grands principes" que je pouvais avoir à cet âge. Et j'espère bien que si je me croisais à 60, cet autre saurait pointer du doigt quelque chose qui m'avait complètement échappé !
En tout cas je suis sûr d'une chose, c'est que si la musique d'Aleksandra Swigut t'a transporté, c'est que ta perception se porte très bien, et que tu as en toi cette même musique.
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mh_piano
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par mh_piano »

Florestan a écrit : En tout cas je suis sûr d'une chose, c'est que si la musique d'Aleksandra Swigut t'a transporté, c'est que ta perception se porte très bien, et que tu as en toi cette même musique.
Merci Florestan d'essayer de me rassurer :-)
Et j'espère que, outre l'effet antalgique, la musique a aussi eu un effet curatif, et que le lumbago est guéri.
Florestan
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par Florestan »

Oui ça va beaucoup mieux !
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Okay
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par Okay »

Merci beaucoup pour ces très subtiles réflexions Florestan, qui me donnent envie de rebondir en mille endroits ! Vu que je viens de passer 11h dans l’avion, je me contente pour le moment du seul point sur lequel je ne serais pas tout à fait en accord ... si je t’ai bien compris (j’avoue également que je n’ai pas regardé beaucoup de vidéos, et tu m’as donné envie de m’y plonger un peu).

Ceci...
Florestan a écrit : Pour moi, Chopin fait partie de la famille des musiciens de l'âme, et c'en est un des membres les plus distingués. Chez lui je n'entends aucune ambition purement architecturale, aucun goût pour l'abstraction ou pour la description figurative, aucune coquetterie. Toutes ses intutitions sonores et formelles, toutes ses fulgurances géniales naissent de cette nécessité de capturer, avec une finesse et une précision extraordinaires le moindre reflet de son âme.
Je comprends très bien ce que tu veux dire par musicien de l’âme, et tout cela sonne très juste pour moi aussi ! En revanche, il me semble réducteur et toutefois inexact de dire que Chopin n’avait pas d’ambition architecturale ou de goût pour l’abstraction. Je pense qu’il en était tellement maître, que son écriture y parvient avec une telle transparence, qu’on a du mal à lui accorder également ce penchant là. Mais pour prendre un exemple assez frappant, on peut s’étonner qu’il s’essaie à la forme sonate scolastique dès l’opus 4 (presque le cadre d’un « devoir » de composition !) et les deux concertos... et qu’il y revienne à la fin de sa vie dans les opus 58 et 65 (sonates rigoureuses), après avoir fait preuve d’un savoir-faire formel d’une grande originalité et d’une absolue maîtrise dans les 4 ballades et 4 scherzi ! La 3e sonate n’est pas moins poétique qu’une ballade, et il a pourtant nourri cette ambition formelle la, et choisi de revenir à un moule qui lui est extérieur pour y fondre cette inspiration. Ce retour a de quoi intriguer à ce stade là... J’irais jusqu’à interroger justement cette ambition. Est-ce que la sonate classique est une grande ambition, ou justement un manque d’ambition car Chopin n’est jamais parvenu à faire tenir plus de 10 minutes de musique autrement ?
Alors oui, les ballades seraient inspirées de poèmes polonais, mais l’ambition architecturale y est tout de même gigantesque je trouve. Faire tenir debout ces pièces, y montrer une maîtrise de charpentier et d’ébéniste au service d’une inspiration poétique folle, je trouve que ça tient du miracle. Schumann me semble très loin de posséder un tel sens abstrait de la forme.

Au delà de la forme, dans la texture, Chopin c’est avant tout le contrepoint, peut-être la forme la plus abstraite de l’expression musicale. Sa maîtrise et ses audaces en la matière sont tellement siderantes... alors on peut toujours rappeler qu’il était un improvisateur de génie doué d’une sensibilité au monde hors du commun. Certes, cela a du lui fournir beaucoup de matière, mais c’est très loin de suffire pour parvenir à finaliser des œuvres à un tel degré de finition micro et macro. Chopin « sait » écrire à un très haut niveau d’artisanat, grâce à sa possession brute des outils purs de l’écriture (voilà notamment pourquoi il vénérait Bach).

Enfin, les aspects descriptifs/figuratifs ne sont pas néanmoins absents... il rechigne beaucoup à faire connaître ses sources d’inspiration extra musicales hormis les danses et la Pologne (« Laissez les chercher », aurait-il dit), mais en creusant un peu, elles sont en réalité nombreuses ! Poésie, théâtre... sûrement aussi peinture, politique... et ses propres images ou programmes...
Florestan
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par Florestan »

Merci Okay pour ton retour, et pour ce rebond très intéressant, et stimulant ! Je crois que dans la phrase que tu cites le mot qu'il faudrait mettre en gras c'est le mot purement.
Ce que je voulais dire c'est que pour Chopin l'architecture est toujours un moyen et pas une fin en soi. Evidemment son sens de la forme, de l'équilibre et des proportions est incontestable, mais ne s'entend jamais comme un exercice de pure recherche, sûrement parce qu'il s'est trouvé très vite...Chez lui tout est subordonné à la nécessité expressive, et la forme est simplement l'espace dans lequel il s'exprime.
Pour nourrir mon propos je ferais un parallèle avec la trajectoire artistique de Brahms, qui lui à montré une véritable ambition d'architecte, une volonté de se confronter à toutes les formes, de les assimiler et de les dominer (alors qu'il y a dans plusieurs de ses premiers opus une originalité sauvage parfois incroyable). On peut vraiment dans sa trajectoire identifier quelles sont les œuvres où la préoccupation formelle est centrale, et celles où, tout son savoir parfaitement assimilé, il ne s'occupe plus que de se dire. Dans ses derniers cahiers pour piano on pourra toujours s'extasier de la science qu'il déploie, mais je suppose qu'on peut dire sans trop prendre de risque que le geste créateur y est très différent de celui des variations Haendel, et bien plus proche à mon sens de celui de Chopin. Schumann aussi a éprouvé ce besoin de se confronter à l'architecture, de civiliser son tumulte intérieur, avec des réussites diverses. On le retrouve plus dans ses fulgurances débridées…
Les sonates de Chopin, plus que des exemples de son goût pour maitriser la forme, me paraissent plutôt des preuves éclatantes de son peu d'intérêt pour la construction en soi et pour soi comme dirait ce bon Friedrich. Je n'ai vraiment jamais compris ce qu'on pouvait trouver de beethovenien dans l'opus 58. Ce premier mouvement est pour moi du pur Chopin dernière manière, et a la grammaire fantasque des songes.

Je ne pense pas non plus que Chopin ait un sens "abstrait" de la forme. Il n'a pas cherché à objectiver ou épuiser le matériau expressif. Il n'a pas comme Bach, essayé d'écrire toutes les fugues, expérimenté le contrepoint sous toutes ses formes, avec cette ivresse artisanale qu'on retrouve chez d'autres. Ses contrepoints sont toujours merveilleusement expressifs et inspirés, comme dans le passage central du scherzo de la sonate que j'ai évoqué à plusieurs reprises, ou dans l'agitato du dernier nocturne. Ce sont toujours des voix chantées qu'on entend, pas des motifs.
Et c'est aussi ce chant permanent qui fait que cette musique n'est pas descriptive: quand je parlais d'expression figurative, je parlais de toutes les formes de musique (sans aucun jugement de valeur d'ailleurs) qui s'attachent à raconter des histoires en croquant personnages et péripéties, à décrire des choses qui les entourent, à imiter les sons de la nature (ou du fracas guerrier ou industriel d'ailleurs), ou à chercher à "caractériser" un sentiment, avec le risque de le rendre générique, voire affecté ou vulgaire ("sourire du matin", "colère de l'après midi", "tristesse du soir", "ennui de la nuit" je m'arrête là après ça recommence mais on peut s'amuser à croiser…). La musique de Chopin, si profondément émouvante, n'est pourtant jamais "sentimentale", et a un côté inaltérable et universel parce que justement l'artiste y parle constamment à la première personne, tout en étant puissamment connecté avec les couches les plus profondes de son être, avec son chant intime.
En tout cas, c'est ce que j'y entends, aujourd'hui, sans aucune prétention à la vérité ultime !
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par Florestan »

Florestan a écrit : sam. 20 oct., 2018 9:06 (on sent la mozartienne née)
En réponse à moi-même je mets ici une vidéo sur laquelle je viens de tomber : La K311, et tout particulièrement le rondo final qui est un de mes mouvements préférés de toutes les sonates : je trouve que Mozart y déploie une fraîcheur, une inventivité, un sens du rebond et du contraste vraiment miraculeux. Un tel jaillissement d'idées si bigarrées, et pourtant cette sensation d'évidence et de naturel permanents...Le genre de choses qui me laissaient de marbre il y a 20 ans, qui me donnent le vertige aujourd'hui, et qui peut-être finiront par me suffire !
Dans cette version, j'ai été frappé par deux choses. Déjà, de voir une adolescente avec encore un pied et demi dans l'enfance mais déjà une conscience aiguë de ce qu'elle a sous les doigts. Je trouve l'incarnation assez saisissante. Ce petit théâtre, avec ses roulements de basses, ses récitatifs, dans lequel se répondent et se mêlent une grâce désarmante, une énergie contagieuse, des éclats de passion, un sens affirmé du burlesque, ce théâtre elle le traverse dans un état d'ébriété enfantine qui est pour moi complètement indissociable de Mozart. Elle a vraiment l'air de l'aimer énormément, et si je mets cette vidéo ici c'est aussi parce que je pense qu'elle est susceptible de faire aimer cette musique encore un peu plus. En tout cas pour moi ça marche…
La deuxième chose qui m'a frappé c'est l'évolution de la gestuelle et de l'attitude scénique chez cette pianiste. Entre les mouvements et expressions appuyés de l'adolescente, qui sans cesse « explique » physiquement ce qu'elle fait, qui prend même l'audience à parti à la manière d'un Bozhanov, et le jeu magnifiquement décanté et intérieur de la jeune femme, l'évolution est impressionnante. Et je me dis que si certains travaillent la théâtralité de leurs gestes comme un outil expressif supplémentaire, parfois, et c'est le cas ici, cette agitation est juste celle du petit oiseau qui cherche à casser sa coquille !


Abegg63
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Re: 1st International Chopin Competition on Period Instruments

Message par Abegg63 »

Magnifique! Un vrai orchestre sous les doigts de cette jeune artiste très prometteuse.
Un Mozart poétique et sobre à la fois tout ce que j’aime!
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