Berlioz sur Liszt (et Beethoven)

[Oukee]

Je reproduis ce passage d'un ouvrage de Berlioz : il donne une idée de l'atmosphère musicale de l'époque (les années 1830), de la personnalité ambivalente de Liszt, et de la réception des sonates de Beethoven (en l'occurence, celle qui ne s'appelait pas encore "Clair de Lune"). Et puis le style de Berlioz en critique musical vaut le détour !

Il y a une œuvre de Beethoven connue sous le nom de sonate en Ut dieze mineur dont l’adagio est une de ces poésies que la langage humain ne sait comment désigner : ses moyens d’action sont fort simples : la main gauche étale doucement de larges accords d’un caractère solennellement triste et dont la durée permet aux vibrations du piano de s’éteindre graduellement sur chacun d’eux ; au-dessus, les doigts inférieurs de la main droite arpègent un dessin d’accompagnement obstiné dont la forme ne varie presque pas depuis la première mesure jusqu’à la dernière, pendant que les autres doigts font entendre une sorte de lamentation, efflorescence mélodique de cette sombre harmonie. Un jour, il y a sept ou huit ans (l’article est écrit en 1835), Liszt exécutant cet adagio devant un petit cercle dont je faisais partie, s’avisa de le dénaturer, suivant l’usage alors adopté pour se faire applaudir du public fashionable, au lieu de ces longues tenues de basses, au lieu de cette sévère uniformité de rythme et de mouvement dont je viens de parler, il plaça des trilles, des tremolo, il pressa et ralentit la mesure, troublant ainsi par des accords passionnés le calme de cette tristesse, et faisant gronder le tonnerre dans ce ciel dans ce ciel sans nuages qu’assombrit seulement le départ du soleil…. Je souffris cruellement, je l’avoue, car à cette torture se joignait le chagrin de voir un tel artiste donner dans le travers où ne tombent d’ordinaire que des médiocrités. Mais qu’y faire ? Liszt était alors comme ces enfants qui, sans se plaindre, se relèvent d’eux-mêmes d’une chute qu’on feint de ne pas apercevoir…

Dernièrement, un de ces hommes de cœur et d’esprit, que les artistes sont si heureux de rencontrer, avait réuni quelques amis ; j’étais du nombre. Liszt arriva dans la soirée, et trouvant la discussion engagée sur un morceau de Weber, auquel le public avait, dans un concert, fait un assez triste accueil, se mit au piano pour réponde à sa manière aux antagonistes de Weber…. Comme il venait de finir, la lampe qui éclairait l’appartement parut près de s’éteindre, l’un de nous allait la ranimer.
« N’en faites rien, lui dis-je, s’il veut jouer l’adagio en ut dieze mineur de Beethoven, ce demi-jour ne gâtera rien.
-Volontiers, dit Liszt, mais éteignez tout-à-fait la lumière, couvrez le feu, que l’obscurité soit complète. »
Alors, au milieu de ces ténèbres, après un instant de recueillement, la noble élégie, la même qu’il avait autrefois si étrangement défigurée, s’éleva dans sa simplicité sublime ; pas une note, pas un accent ne furent ajoutés aux accents et aux notes de l’auteur. C’était l’ombre de Beethoven, évoquée par le virtuose, dont nous entendions la grande voix. Chacun de nous frissonnait en silence, écrasé de respect, de religieuse terreur, d’admiration, de douleur poétique, et sans les larmes bienfaisantes qui vinrent à notre aide, je crois que nous aurions étouffé … Les grandes sonates de Beethoven serviront d’échelle métrique pour mesurer le développement de notre intelligence musicale.

[jean-séb]

Très intéressant. Merci Oukee.

[quazart]

Quelle plume ! On dirait Alfred Cortot

[Presto]

alors là, je ne partage pas du tout !
je dirais juste quelle plume !

[Nayti]

alors là, je ne partage pas du tout !
je dirais juste quelle plume !

J'aimerais savoir ce que tu ne partages pas. Puisqu'il raconte seulement des faits, avec quoi n'es tu pas d'accord?

[quazart]

alors là, je ne partage pas du tout !
je dirais juste quelle plume !

Tu trouves Hector meilleur plumitif qu'Alfred ?

[Presto]

Je ne parlais pas du contenu Nayti.
Mais oui Quazart, je trouve la comparaison avec Alfred très injuste pour Hector. Berlioz à mon goût avait un talent d'écrivain en plus d'être génial pour les notes, ce qui me ravit après les boustrophédons cortosiens

[quazart]

boustrophédons ça vient de loin !!.........................

C'est vrai, Berlioz est hugolien dans sa prose là où Cortot est tout au plus boursouflé. Disons que c'est assez daté...

[Presto]

Ensuite, ce que dit Alfred est tout autre chose et souvent très éclairant

[quazart]

Souvent éclairant et drôle, même si telle n'est pas l'intention...

[quazart]

Pour en revenir à Liszt, même si il a un peu chahuté Beethoven étant jeune, ce n'était qu'un jeu et il l'a bien servi par la suite, et donné la première de l'op 106 réputée injouable avant lui...

[Presto]

à l'un de ses tout derniers concerts il a joué le 5e concerto avec un doigt blessé... on a un compte rendu sans complaisance, faudrait que je le retrouve mais l'effet produit fut le même que celui que rapporte Berlioz.

[Ninoff]

Merci Oukee de ce beau plaidoyer de Berlioz.
C’est marrant j’adore jouer ce 1er mouvement dans l’obscurité totale, l’on joue comme étant aveugle et seul alors le timbre intéresse et puis ce rythme très régulier ...
Très souvent les yeux fermés nous ressentons mieux la musique, et facilite l’intériorisation donc la concentration...

[Oukee]

Pour en revenir à Liszt, même si il a un peu chahuté Beethoven étant jeune, ce n'était qu'un jeu et il l'a bien servi par la suite, et donné la première de l'op 106 réputée injouable avant lui...

Au sujet de l’op106, Liszt écrit dans une lettre qu’il l’a apprise à l’âge de 10 ans….

[quazart]

pfff....... ça a bien du lui prendre un mois ou deux ?

Mais ça contredit un peu la réputation d'"injouabilité" de la sonate si Czerny lui a fait apprendre ?...

[Oukee]

pfff....... ça a bien du lui prendre un mois ou deux ?

Mais ça contredit un peu la réputation d'"injouabilité" de la sonate si Czerny lui a fait apprendre ?...

Justement, dans la même lettre, Liszt écrit qu’il l’a apprise tout seul !

[quazart]

En douce de tonton Karl !!!.............
tout s'explique alors

[Oukee]

Il semble que la principale contribution de Czerny à la “formation” de Liszt est d’avoir organisé la rencontre avec Beethoven.

[quazart]

Il a tout de même son prof quelque temps !?

[oiseau.prophète]

Liszt parlait français ? je me demande comment ils se comprenaient entre eux (Chopin Liszt Berlioz Schumann etc)