Histoire du jazz à ma façon (suite)... Hommage à Michel Petrucciani

Théorie, jeu, répertoire, enseignement, partitions
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Jacques Béziat
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Jacques Béziat »

jazzy a écrit : dim. 08 sept., 2019 8:44 J'ai mis mes phrases au conditionnel car je ne suis pas sûr à 100% de ce que j'ai écrit!
Oui, le terme block chords, accords en bloc, est générique, ensuite sans doute les jazzmen ont-ils affiné certaines techniques pour les subdiviser et les désigner en termes spécifiques.
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Christof
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Christof »

En fait, il me semble que ce sont les théoriciens, ceux qui écrivent les méthodes, qui ont inventé d'autres mots pour aller dans le sens des explications qu'ils voulaient donner.
Comme le dit Jacques, le terme "Block-chords" est générique.
"Locked hands", "drop2", "drop 2 altéré", "drop2 mineurs", "drop 3", "four-way close"sont venus après, mais il y avait déjà dans les block chords tout cela. Le drop 2, par exemple a été beaucoup utilisé dès les débuts des orchestres swing par les arrangeurs pour l'écriture des instruments à vent, distribution donnant une sonorité plus "pleine" que pour d'autres.
Cela me fait un peu penser aux cours de fugue... Des gens se sont pas mal penchés sur Bach (et sur d'autres) et on voulu en tirer des règles (qui finalement ne sont dictées qu'a posteriori). Et donc on se retrouve avec des manuels de fugue te disant : pas droit de faire ceci, pas le droit de faire cela (et il y en a des pages et des pages ; ils feraient mieux de nous écrire des manuels avec très peu de pages disant alors ce qu'on a le droit de faire, "pour être dans les règles"...). Et ce qui est rigolo dans ce style de manuels, c'est qu'on te dit qu'on doit faire comme si et comme ça, et que c'est interdit de faire comme ci ou comme ça... sauf qu'à chaque fois, on a le droit à un "Exception", avec Bach dans telle œuvre... disant en gros : bon, toi, si tu veux faire de la fugue stricte, tu dois faire comme ça et pas autrement. Et pour Bach, on ferme les yeux... (Bach aurait eu tout faux) :D
Comme quoi les règles, c'est juste les pédagogues qui les font.
Les créateurs, j'entends dans le sens de "novateurs" s'en fichent pas mal de tout ça. Soit ça sonne, soit ça sonne pas.

Les pianistes comme Red Garland, Wynton Kelly, Bobby Timmons, Bill Evans, Georges Shearing , Barry Harris, (et leurs suiveurs) ont développé chacun leur manière de jouer les block-chords. Tous avaient un jeu différents. En fait, à peu près tous les pianistes de jazz les ont un jour utilisés, je pense par exemple aussi à Mc Coy Tyner, Kenny Barron...

Selon certaines définitions, "jouer en block chords, c'est harmoniser la mélodie ou la ligne de solo en jouant les deux mains verrouillées l'une à l'autre et qui se déplacent dans le même rythme de manière parallèle."
Le nombre de notes va dépendre du style du pianiste. Bill Evans, par exemple, jouait souvent des solos en block-chords avec une seule note à la main droite au dessus d'un voicing de quatre notes à la main gauche. Red Garland, lui, jouait des accords de sept ou huit notes pour les deux mains, Shearing jouait souvent quatre notes à la main droite et une seule à la main gauche...
Modifié en dernier par Christof le dim. 08 sept., 2019 23:44, modifié 1 fois.
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Jacques Béziat
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Jacques Béziat »

Christof a écrit : dim. 08 sept., 2019 16:25
Cela me fait un peu penser aux cours de fugue... Des gens se sont pas mal penchés sur Bach (et sur d'autres) et on voulu en tirer des règles (qui finalement ne sont dictés qu'a posteriori ). Et donc on se retrouve avec des manuels de fugue te disant : pas droit de faire ceci, pas le droit de faire cela (et il y en a des pages et des pages ; ils feraient mieux de nous écrire des manuels avec très peu de pages disant alors ce qu'on a le droit de faire, "pour être dans les règles"...). Et ce qui est rigolo dans ce style de manuels, c'est qu'on te dit qu'on doit faire comme si et comme ça, et que c'est interdit de faire comme ci ou comme ça... sauf qu'à chaque fois, on a le droit à un "Exception", avec Bach dans telle œuvre... disant en gros : bon, toi, si tu veux faire de la fugue stricte, tu dois faire comme ça et pas autrement. Et pour Bach, on ferme les yeux... (Bach aurait eu tout faux) :D
Comme quoi les règles, c'est juste les pédagogues qui les font.
D'ailleurs, une fugue stricte est assez ennuyeuse, et en effet Bach savait souvent s'écarter de ces règles pour finalement n'être jamais ennuyeux !
L'Art de la Fugue ne s'écarte guère des règles strictes si je ne m'abuse, et le commun des mortels n'y trouvera peut-être pas grande satisfaction, guère de surprises, à l'écoute, en tant que traité élaboré de contrepoint.
Disons que les règles sont une base à assimiler pour comprendre une forme musicale, mais que s'en écarter sera non pas le fruit d'une erreur mais celui d'une volonté délibérée, ce qui peut faire la différence : une erreur peut être heureuse mais maîtriser son sujet, quitte à s'en écarter volontairement, est nettement préférable.
Je ne sais pas si j'ai été clair... :mrgreen:

Dans le domaine du jazz, les règles obéissent davantage à un style, à des couleurs, qu'à un dogme, me semble-t-il.
Très intéressante est ta description des différentes façons d'exécuter les block chords.
Très naturellement, personnellement je les exécute à la façon de Shearing (trois notes minimum à la MD, suivies par une note à la MG), mais encore faut-il que la basse soit exécutée par un bassiste (ou par une séquence) pour être efficaces et naturelles, sinon on jongle sans arrêt, ou bien on ne les fait qu'à la MD de façon incomplète ou différemment par exemple en octaves.
Le principe en somme revient à harmoniser et exécuter un accord à chaque note d'une ligne mélodique ou rythmique si j'ai bien compris, que cette dernière soit doublée ou non.
Modifié en dernier par Jacques Béziat le dim. 08 sept., 2019 19:28, modifié 1 fois.
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Jacques Béziat
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Jacques Béziat »

Bon, comme promis, je viens de faire un très court enregistrement avec des block chords, d'un seul jet, pas parfait, juste pour montrer des block chords : thème avec les 2 mains, puis thème d'une seule main en stride :
https://soundcloud.com/user-615012016/satin-doll1wav
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Christof
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Christof »

Jacques Béziat a écrit : dim. 08 sept., 2019 19:16 Bon, comme promis, je viens de faire un très court enregistrement avec des block chords, d'un seul jet, pas parfait, juste pour montrer des block chords : thème avec les 2 mains, puis thème d'une seule main en stride :
https://soundcloud.com/user-615012016/satin-doll1wav
Yes, super ! ça swingue. Et c'est très intéressant de montrer block chords puis stride. C'est pas simple pour les block chords quand on n'a pas de contrebassiste. Aller chercher donc par moment les basses...
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Jacques Béziat
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Jacques Béziat »

Christof a écrit : dim. 08 sept., 2019 19:40 Yes, super ! ça swingue. Et c'est très intéressant de montrer block chords puis stride. C'est pas simple pour les block chords quand on n'a pas de contrebassiste. Aller chercher donc par moment les basses...
Merci. J'ai plutôt l'habitude de jouer Satin Doll avec une basse, et plus lentement d'ailleurs.
En solo j'aime bien jouer un morceau en utilisant différentes techniques au sein de la même exécution, afin d'éviter trop de répétitions et ainsi de la lassitude pour l'auditeur.
En groupe c'est très différent, je recherche au contraire l'économie de moyens (le moins possible et le mieux possible), ce qui n'est pas plus facile.
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Christof
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Christof »

Block-Chords (suite) Oscar Peterson
Je viens de repenser à quelque chose, qui complète ce que j'avais écrit ci-dessous (et qui va sûrement te faire plaisir Jacques)
Christof a écrit : dim. 08 sept., 2019 16:25 Dans un de mes messages, j'avais écrit :
Le drop 2, par exemple a été beaucoup utilisé dès les débuts des orchestres swing par les arrangeurs pour l'écriture des instruments à vent, distribution donnant une sonorité plus "pleine" que pour d'autres.

et dans un autre message :
Selon certaines définitions, "jouer en block chords, c'est harmoniser la mélodie ou la ligne de solo en jouant les deux mains verrouillées l'une à l'autre et qui se déplacent dans le même rythme de manière parallèle."
Le nombre de notes va dépendre du style du pianiste. Bill Evans, par exemple, jouait souvent des solos en block-chords avec une seule note à la main droite au dessus d'un voicing de quatre notes à la main gauche. Red Garland, lui, jouait des accords de sept ou huit notes pour les deux mains, Shearing jouait souvent quatre notes à la main droite et une seule à la main gauche...
Dans cette liste des spécialistes des block chords, j'ai oublié de rajouter bien sûr Oscar Peterson...
Peterson est un des pianistes qui, à mon avis, a le plus réfléchi à la façon de jouer au piano comme s'il disposait d'un big band. Dans les médiums, les pupitres de sax, ou de trombones, dans les aigus les pupitres de trompettes.

(Et bien sûr les basses, avec des notes souvent en appui, comme des coups de caisse claire).

Quand il s'agit d'un pupitre de sax, Peterson joue ses blocks chords avec une seule note à la MG (le sax baryton) et quatre notes à la MD (2 sax tenor et 2 altos), genre Shearing. Un peu à l'inverse de ce que faisait Bil Evans dans ses blocks chords : avec Peterson, c'est le sax baryton qui va donner l'impulsion mélodique.
Il adorait aussi jouer les blocks chords en trémolo, pour faire croire que chaque sax joue des trilles.

Peterson aimait aussi simuler au piano l'ensemble pupitre de trombones + pupitre de trompettes :
MG : pupitre trombrones : accords de 3 notes (ou 4) dans les mediums
MD : pupitre trompettes : accords en bloc-chords (4 notes, parfois même 5), en jouant à chaque fois l'octave avec pouce et petit doigt
Ce genre de disposition lui donnait une ampleur terrible, un son dévastateur.

Ici, un mélange de ces techniques (tiré du morceau "Sax no End") :






Mais on y reviendra quand on abordera ce pianiste de façon plus détaillée (mon dieu, je m'aperçois du travail qui m'attend. Et dire que j'en suis toujours à réfléchir à la façon de présenter la suite du chapitre sur Keith Jarrett, par quel bout le prendre, sans me noyer et surtout rendre cela trop long, tellement il y aurait à dire).
Ninoff
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Ninoff »

En tout cas moi je suis avide d’en savoir plus sur Keith Jarrett et peu importe le sens et l’ordre des éléments le concernant, car il y a tellement à dire sur cet homme et son génie musical...
Et certes pas facile à classifier sa vie, ses périodes musicales parfois déroutantes ...
Ne t’inquiètes pas, fais de ton mieux, et ce sera avec joie de lire ton etude
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Christof
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Christof »

4ème épisode : Keith Jarrett (suite)
jarrett.jpg
jarrett.jpg (67.92 Kio) Vu 361 fois
Pas évident de présenter Keith Jarrett, artiste né en 1945 à Allentown en Pennsylvyanie. Par quel bout le prendre, comment trouver quelque chose qui soit un peu original pour présenter les multiples facettes de cet artiste, la diversité des styles qu'il aborde et en donner une véritable vue d’ensemble ?

Peut-être tout d’abord explorer sa discographie - on la trouve ici - en tentant de la classifier – serait une bonne piste ? Et à partir de là, tenter de définir le style de ce pianiste, montrer ce qui fait que Keith Jarrett est à mon avis assez unique en son genre (ce qui fera l'objet prochainement d'un autre article).

Une des premières difficultés consiste à trouver des critères pour cerner au mieux cette discographie débutée en 1962 (avec Don Jacoby and the College All Stars) et toujours en cours à ce jour (et ne pas forcément la donner intégralement, parce qu’elle est pléthorique et cela risque d’être un peu long). Alors, pour y voir plus clair, de ces critères, j'en choisis quatre : les formats d’orchestres et orchestres ; le répertoire ; l’instrument joué (car il faut le savoir, Keith Jarrett est multiinstrumentiste) ; la position comme musicien (leader, direction collective, sideman, interprète).

Formats d’orchestres et orchestres

Solo (les premiers datant de 1972)

Duo : (voir plus bas à « Divers »)

Trios :
  • Premier trio (Charlie Haden - contrebasse, Paul Motian - batterie)
  • Trio "européen" (Aldo Romano (batterie), Gus Netmeth (contrebasse) ou Jean-François Jenny Clark)
  • Trio des standards (Gary Peacock – contrebasse, Jack DeJohnette – batterie, ou Paul Motian)
Quartettes
  • Quartette de Charles Lloyd (Charles Lloyd (sax), Cecil McBee ou Ron McClre (contrebasse), Jack DeJohnette (batterie)
  • Quartette "américain" (Dewey Redman (sax), Charlie Haden (contrebasse) ; Paul Motian (batterie) [auquel a pu être ajouté un percussionniste, un guitariste, des cuivres et des cordes (par exemple pour l’album Expectation)]
  • Quartette "européen" Belonging : (Jan Garbarek (sax) ; Palle Daneilsson (contrebasse), Jon Christensen (batterie).
Groupe de Miles Davis : Jarrett y a joué sur des claviers électriques en 1970-71 mais finalement, a toujours affiché une détestation pour ce type d’instrument

Orchestres "classiques" : cette catégorie regroupe tous les formats utilisés dans les enregistrements de musique principalement écrite (Disques : "In the light" ; "Luminescence", "Arbour Zena", "The Celestial Hawk", "Bridge of light"…).

Divers (cette catégorie incluant toutes les expériences isolées)
  • Art Blackey’s Jazz Messengers
  • Solo re-recording
  • Duo avec Jack DeJohnette
  • Sextette d’Airto Moreira
  • Big band de Freddie Hubbard
  • Quintet avec Lee Konithz (sax) et Chet Baker (trompette)
  • Quartette de Kenny Wheeler
  • Quintet avec Gary Burton (vibraphone)
  • Duo avec Charlie Haden (contrebasse)
  • Duo avec Paul Motian (batterie)
  • Don Jacoby, Marion Williams, Donald Leace, Scott Jarrett (son frère : piano electrique, voix)

Répertoire
  • Improvisation
  • Thèmes originaux
(Notons que la frontière entre ces deux entrées est évidemment floue car les compositions servent souvent de prétexte à de longues improvisations)
  • Standards : cette catégorie étant entendue au sens courant, mêlant des compositions de la variété américaine des années 1910 à 1960 et des thèmes jazz entrés dans le répertoire commun.
  • Classique (Bach, Bartok, Samuel Barber, Haendel, Mozart, Chostakovitch, … )
  • Compositions contemporaines (Peggy Glanville-Hicks, Lou Harrison, Alan Hovhaness, Arvo Part…)
Ces compositions ont été écrites par des compositeurs de tradition savante (souvent pour Keith Jarrett).
  • Compositions de Keith Jarret, écrites

Instruments joués par Keith Jarrett

Peut-être que ceci est méconnu ? : Keith Jarrett est multi-instrumentiste, jouant d’ailleurs magnifiquement de tous les instruments ci-dessous :

jarrett_sax.jpg
jarrett_sax.jpg (17.1 Kio) Vu 361 fois
  • Piano, bien sûr
  • Autres claviers : piano Fender Rhodes, clavecin, orgue, cymbalum
  • Saxophone soprano (il en joue régulièrement près de 20 ans, dès 1968 avec Charles Lloyd et jusqu’en 1985. Jarrett qui a toujours eu un jeu lyrique en s’exprimant par une posture très physique au piano a eu besoin de prolonger son expression corporelle en y ajoutant le souffle et le chant et a souvent utilisé le sax dans cet esprit)
  • Percussions, batterie : ce qui explique sa facilité à inventer des «vamps» (on y reviendra quand on regardera plus précisément. son style)
  • Guitare
  • Harmonica
  • Voix
  • Flûtes


A ce propos des instruments joués Keith Jarret a déclaré un jour : "Je n’ai jamais aimé le piano autant que les percussions ou la guitare". Ainsi, en 1968, il sort le disque "Restauration Ruin" où il nous joue le rôle du songwriter folk à la Bob Dylan, où il chante et s’accompagne en re-recording sur tous les instruments qu’on entend dans ce 33 tours : harmonica, tambourin, six cordes acoustique…), le tout augmenté d’arrangements pour quatuor à cordes.

jarrett_restorationruin.jpg
jarrett_restorationruin.jpg (30.94 Kio) Vu 361 fois

Il récidive avec "Spirits" en 1985, album enregistré dans son home studio ou il explore un univers «world new age» dominé par la flûte pakistanaise et les tablas. Puis viendra "No End" en 1986 – mais publié en 2013, espèce de post-rock psychédélique, avec guitare et basse électriques. Citons ensuite le disque "Hymns/Sphères" en 1976 où il explore des effets sonores (glissements, microtonalité) ; "Invocations" en 1981 (où Il utilise aussi l’orgue baroque de l’abbaye bavaroise d’Ottobeuren). On peut citer aussi "Books of way" en 1986 où il joue du clavicorde (ancêtre du piano), récital entre minimalisme, folk et néobaroque, en faisant un vrai OVNI musical.

Position comme musicien
  • Leader : premier trio, re-recording, solo, quartette américain, quartette européen, trio Standards
  • Collectif : avec Jack DeJohnette, Gary Burton
  • Sideman : Don Jacoby and the College All Stars, Art Blakey, Charles Lloyd, Miles Davis, Marion Williams, David Leace, Barbara Massey – Ernie Calabria, Airto Moreira, Freddie Hubbard, Paul Motian, Kenny Wheeler, Charlie Haden, Gary Peacock, Scott Jarrett..
  • Compositeur d’œuvres écrites
  • Interprète : œuvres classiques et contemporaines
    NB : les deux trios (premier, et Standards) et les deux quartettes (américain et Belonging) sont parfois présentés comme étant dirigés collectivement, mais l’empreinte de Keith Jarrett est telle qu’on peut le considérer ici comme leader.
    A noter aussi que pour simplifier la présentation, des choix uniques sont faits, sauf que certains enregistrements montrent Keith Jarrett dans plusieurs rôles simultanément (compositeur et leader, par exemple dans le disque "Arbour Zena", ou compositeur et interprète, par exemple dans le disque "The Celestial Hawk").

Une nomenclature possible ?


En regroupant les deux premiers critères "Formats d’orchestres et orchestres" et "Répertoire", on peut créer certaines catégories en y associant des dates. On parvient ainsi à une nomenclature (parmi d’autres possibles bien sûr) qui semblent résumer les moments importants de la musique de Keith Jarrett :

- Sideman (1966-1972, 1976)
o Quartette de Charles Lloyd (1966-1968), avec principalement des thèmes originaux (mais aussi quelques standards)
o Groupe de Miles Davis (1970-1971), thèmes originaux
o Autres leaders, thèmes originaux

- Premier trio (1967-1971), thèmes originaux
- Quartette américain (1972-1977) thèmes originaux
- Quartette Belonging (1974-1977) thèmes originaux
- Solos (1971 à maintenant) improvisation (thèmes originaux ou standards)
- Orchestres "classiques" (1973- 1993...)
- Trio Standards (1983 – 2009 ? Jarrett a annoncé en 2015 la fin de ce groupe)
- Musique classique (1987 jusqu’à maintenant… sorties épisodiques de disques ou concerts)
- Contemporain (1983, jusqu’à maintenant ?)

On arrive finalement à cette synthèse (qui vaut ce qu’elle vaut) de sa carrière :

Expériences fondatrices :
  • Jazz Messengers d’Art Blakey
  • Quartette de Charles Lloyd
  • Groupe de Miles Davis
Les groupes de jazz
  • Premier trio
  • Quartette américain
  • Quartette Belonging
  • Trio Standards
Pratique du solo
NB : Son premier disque solo "Facing You" (à mon avis un chef d’œuvre), enregistré le 10 novembre 1971, sort en 1972. Jarret a alors vingt-six ans (signalons qu’il a également donné un récital de ses propres compositions à l’âge de 17 ans).

Musique écrite
  • Jarrett comme compositeur
  • Répertoire classique
  • Répertoire contemporain
-----------------------------------------

Avec une telle nomenclature, on s’aperçoit que, comme la grande majorité des musiciens de jazz, Keith Jarrett a débuté sa carrière comme "sideman", c’est-à-dire comme musicien professionnel dont les services sont requis pour jouer en concert ou enregistrer avec un groupe de musique dont il n'est pas membre permanent. Les sidemen sont généralement capables de s'adapter à différents genres musicaux selon la commande. Les bons sidemen sont parfois très demandés.

Pour la petite histoire, il faut dire que Keith Jarrett a pris ses premières leçons de piano à l’âge de trois ans, a donné son premier concert à sept et un récital de ses propres compositions à dix-sept. Il a refusé une bourse d’études à Paris chez Nadia Boulanger (rien que cela… Rappelons que Nadia Boulanger, professeur de composition, a compté parmi ses 1200 élèves durant sa carrière des musiciens tels que Daniel Barenboïm, Yehudi Menuhin, Leonard Bernstein, Donald Byrd, Aaron Copland, Marius Constant, Vladimir Cosma, John Eliot Gardiner, Georges Gershwin, Michel Legrand, Quincy Jones, Philip Glass, Lallo Schifrin, Dinu Lipatti,…). En revanche, il accepte la bourse de la Berklee School of Music de Boston, où il forme son premier trio.
Mais après l’expérience initiatique des Jazz Messengers d’Art Blakey (1965-1966), il passe membre du quartette de Charles Llyod (1966 -1969/1970), qu’il va profondément marquer (et réciproquement). C’est aussi une expérience de sideman particulière car cet orchestre emporte un succès énorme et finalement inattendu. En effet, ce groupe a symbolisé à lui tout seul une certaine mutation du jazz et de sa place dans le paysage musical. Il propose en effet un nouvel usage de la modalité dans le jazz, après son «invention» à la fin des années 1950 par Miles Davis, Bill Evans (Disque "Kind of Blue"), et une deuxième époque avec certains musiciens qui enregistraient pour le label Blue Note dans les années 1960: Herbie Hancock et Wayne Shorter notamment. La modalité du quartet de Charles Lloyd est encore plus ouverte, nettement influencée par certaines folk-music et pop music de l’époque, ou en tout cas par leur esprit. Il faut se souvenir qu’on se situe alors dans cette période très particulière des années précédant et suivant immédiatement 1968, au cours desquelles une grande redistribution des courants musicaux (mais pas seulement musicaux) bouleverse les catégories et les données.

Si Keith Jarrett passe donc comme la plupart des pianistes à leur début à la condition de "sideman", il n’est déjà pas comme les autres. Tout le monde n’a pas été pianiste des Jazz Messengers à l’âge de vingt-et-un ans, tous les orchestres n’ont pas eu le succès foudroyant du quartette de Charles Loyd.

A propos de l'orchestre de Charles Loyd, voir :
  • vidéo 2 où on voit Keith Jarrett jouer des percussions).
Et lorsque Keith Jarrett quitte ce quartet, c’est pour entrer peu après dans celui de Miles Davis, qui n’est pas n’importe quel leader. Cette expérience se révélera d’ailleurs douloureuse pour lui car il y est contraint de jouer de claviers électriques qu’il déteste.
Mais il était fasciné par la puissance du maître et l’expérience qui consiste à jouer à ses côtés, mais se trouve alors impliqué dans une musique où il ne trouve pas pas totalement son compte.

Il ne lui faut alors pas longtemps pour se poser en leader et former son propre groupe. A vingt-deux ans, il enregistre "Life Between the Exit Signs" avec son premier trio où figurent Charlie Haden à la contrebasse et Paul Motian à la batterie, puis "Somewhere before" un an plus tard (1968).
Son choix de la rythmique n’est certainement pas innocent, en jouant d’emblée avec des musiciens de générations musicales plus anciennes (Haden à avait huit ans de plus que Jarrett, et quartorze ans pour Motian), qui représentent tous deux des formes de modernités des années 1960 (notamment celle d’Ornette Coleman pour Charlie Haden – Ornette est avec Coltrane le père du free jazz) mais aussi de la grande tradition du jazz, celle du piano (Paul Motian a été le batteur du pianiste Bill Evans). Keith Jarrett ne cessera plus jamais alors de jouer et d’enregistrer en leader.

Le deuxième élément notable dans ce début de carrière est que Keith Jarrett n’enregistre pas du tout (et ne pratique pas sur scène) le répertoire des standards. Il en a joué dans sa jeunesse bien sûr (et en a même enregistré dans l’orchestre de Don Jacoby en 1962). Dans les Jazz Messengers, qu’il rejoint en 1966, on ne peut pas dire qu’il joue des standards au sens strict. Ce sont plutôt des compositions des membres de l’orchestre, même si certaines d’entre elles sont devenues depuis des standards. Il est bien arrivé à Charles Lloyd de mettre "Autumn leaves" ou "Speack low" au programme, ou à Jarrett, avec ses groupes, d’enregistrer "Everithing I love" de Cole Porter (sur son disque "Life Between the Exit Signs" et "Blakberry winter", d’Alec Wilder sur le disque "Bop Be", mais tout ceci reste très marginal.
Aussi curieux que cela puisse paraître, où l’image de Keith Jarrett a été très fortement associée à l’idée des standards, jusqu’à la formation du trio éponyme (Trio Standards) en 1983, on se doutait bien qu’il devait pouvoir les jouer, mais les exemples enregistrés étaient si rares qu’on été persuadé que, tout d’abord il n’aimait pas cela ; et qu’ensuite il ne le ferait certainement jamais, s’étant fixé définitivement une ligne consistant à ne jouer que des compositions originales ou improviser librement.

Dans une interview, Keiht Jarrett a pu dire : "La musique, c’est beaucoup de travail et, très concrètement, plus on vieillit plus c’est difficile. Ceci étant, j’espère que ça s’entend, les fondements de ma musique sont toujours les même depuis mes débuts : il s’agit essentiellement de ne pas répéter ce que j’ai déjà fait ! De façon plus générale, j’ai le sentiment que plus on avance en âge mieux on sait ce qu’on veut, et plus on possède les outils pour l’exprimer. La plupart du temps, on a rien de précis quand on est jeune, on est bourré d’énergie, on attrape tout ce qui vient sans discernement, on est constamment dans une sorte de bouillonnement. Ce n’est pas sans vertu, et c’est probablement la meilleure façon d’entrer dans la musique. Mais en vieillissant, on prend conscience que chaque morceau a ses exigences, sa propre logique, et qu’il s’agit, dans un sens, de lui obéir.".

A noter aussi : malgré un individualisme et un ego très fort, Keith Jarrett est un musicien de groupe et de fidélité. On peut dire que sept groupes auront charpenté sa carrière. Comme sideman, les Jazz Messengers d’Art Blakey ; le quartette de Charles Lloyd et le groupe de Miles Davis. Comme leader, le premier trio, le quartette américain, le quartette Belonging et le trio Standards. Tous ces orchestres ont été très stables dans leur personnel et quand ils ont été en activité, Keith Jarrett s’est concentré sur chacun d’eux. Le quartette américain par exemple, est le prolongement du premier trio, puisqu’il se contente d’ajouter le saxophone de Dewey Redman aux trois musiciens du trio.

La transition va se faire tout naturellement en juillet 1971, comme en fondu enchaîné, les 8, 9 et 16 juillet, un grand nombre de pièces sont enregistrées en trio ou en quartette avec Dewey Redman, produites par George Avakian pour le label Atlantic. Puis viendra une séance le 23 août sans le saxophoniste. De ces cinq jours sortiront trois albums "The Mourning of a Star" en trio, "Birth" et "El jucio" (the Judgement) en quartette. Une poignée de musiciens auront donc formé son environnement : les bassistes Charlie Haden (mort en 2014) ; Gary Peacock et Palle Danielsoson ; les batteurs Paul Motian, Jack DeJohnette et Jon Christensen, les saxophonistes Dewey Redman (mort en 2006) et Jan Garbarek.

Facing you

L’année 1971 marque le deuxième tournant décisif d’une carrière lancée à travers les "découvertes" par Art Blakey, Charles Lloyd et Miles. Après les séances prolifiques pour Atlantic, Keiht Jarrett signe un contrat avec Columbia qui doit lancer véritablement sa carrière. En septembre, il enregistre pour son nouveau label l’album "Expectations". Sauf que les relations se dégradent très vite et le deuxième album prévu par le contrat ne sera jamais réalisé. Il semble que dans les deux cas, Atlantic et Columbia, ce soit les maisons de disque qui aient lâché leur poulain parce qu’elles ne croyaient pas ou plus à son potentiel commercial, alors qu’il était toujours soutenu par son agent George Avakian. Du coup, Keith Jarrett se retrouve en situation de porte-à-faux quand il repart pour la dernière tournée avec l’orchestre de Miles Davis.

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Keith Jarrett, en 1971, orchestre de Miles Davis

Durant les mois d’octobre et novembre, le septette du trompettiste est en Europe, et plus spécialement en Scandinavie où il joue, le 9 novembre à Oslo. C’est précisément la ville où Manfred Eicher (voir épisode précédent), producteur éclairé, a pris l’habitude d’enregistrer les musiciens de son label ECM (fondé en 1969 et basé à Munich).
Ce dernier saisit l’opportunité d’un jour off à Oslo pour enregistrer le pianiste seul face à son instrument : "Facing you", premier album en solo qui marquera le début d’une collaboration avec Manfred Eicher et ECM qui dure encore aujourd’hui.

A propos de cette rencontre, voilà ce qu’en a dit Manfred Eicher :
"Notre première rencontre a eu lieu au tout début des années 1970 et ECM n’était encore qu’un tout jeune label, avec très peu de références à son catalogue. Ma collaboration avec Keith Jarrett a commencé très simplement, par une lettre que je lui ai envoyée un beau matin, pour lui proposer tout un éventail de projets : un disque en trio avec Jack Dejohnette et Gary Burton, un duo de piano avec Chick Corea, un double duo piano/contrebasse avec d’une part Keith et Chick et de l’autre côté Gary Peacock et Dave Holland. Et enfin, un disque de piano solo (…)
Keith Jarrett m’a répondu assez vite, en me disant qu’il avait déjà rencontré Garbarek dans un club à Boston, et qu’il était très impressionné par son disque ; qu’il adorait l’album solo de Corea et notamment le son du piano. Il terminait en me disant que ce serait bien de se rencontrer pour parle de tout cela. Ce qui s’est fait quelques semaines plus tard, lorsqu’il est venu à Munich avec l’orchestre de Miles Davis. On s’est vu à l’issue du concert, et on a discuté pendant des heures en arpentant les allées du grand parc au centre de la ville : Keith était dans une période de transition dans ses contrats discographiques, il avait arrêté sa collaboration avec Atlantic ; il venait d’enregistrer un disque chez Columbia, mais n’avait pas vraiment de visibilité pour la suite. Bref, même si ECM était encore un tout petit label, il a senti instinctivement qu’i y avait une opportunité à saisir Et puis, j’étais le seul à lui proposer d’enregistrer en solo, et c’était vraiment là qu’allait son désir. Il a accepté de se lancer dans l’aventure. On s’est quitté ce soir-là avec chacun en tête le projet de ce qui allait devenir "Facing You"(…)

Keith n’était pas encore une grande star à ce moment de sa carrière. Je l’avais découvert sur scène quelques années plus tôt, dans le cadre du festival de Molde, au sein de l’orchestre de Charles Lloyd. Il était déjà très impressionnant par son style de piano, sa fougue, son lyrisme, mais aussi par sa complémentarité avec Jack Dejohnette : ils formaient un axe de créativité dans l’orchestre, une sorte de duo autonome à l’intérieur du quartette, parfaitement fascinant. Bien sûr, je connaissais aussi ses merveilleux disques en trio chez Atlantic avec Charlie Haden et Paul Motian. Ce que j’admirais le plus, chez lui, à ce moment-là, c’était la finesse de son écoute quel que soit le contexte. Dans le quartette de Charles Lloyd ou au sein de l’orchestre de Miles Davis, sa façon très précise et sensible d’accompagner, de se mettre constamment au service du discours collectif, était vraiment impressionnante. Et il possédait déjà ce style très personnel, lyrique, avec une vrai poésie dans le toucher, et en même temps d’une intensité et d’une précision rythmiques diaboliques. J’étais persuadé que Keith Jarrett était un musicien exceptionnel. Mais pour autant, il n’avait pas encore, selon moi, créé d’œuvre forte, représentative de sa personnalité en tant qu’auteur.

Nous avons beaucoup communiqué par lettres durant une assez longue période, pour discuter des modalités de l’album et en préciser les orientations esthétiques. Cela a été un échange très riche, durant lequel on s’est découvert de profondes affinités artistiques, et qui a probablement scellé notre amitié en la fondant sur la confiance et le respect mutuels. Finalement, on s’est retrouvé ensemble en studio pour la première fois à Oslo, en novembre 1971. Le studio Arne Bendiksen était un tout petit endroit, avec un tout petit Steinway que j’aimais vraiment beaucoup, sur lequel j’avais déjà enregistré Chick Corea.

Keith s’est vite acclimaté au piano, et on s’est mis aussitôt à enregistrer. Jan Erik Kongshuag et moi n’étions encore que des débutants en matière de prise de son, on cherchait juste à l’époque à capture le voix du piano dans son surgissement, au plus près de sa vérité ; en essayant d’en rendre toutes les dimensions et Keith a aimé ça. Du coup, l’enregistrement s’est fait très vite, nous n’avons même pas eu besoin des deux jours de studio que nous avions planifiés. Quand on a quitté Oslo, l’editing était fait, l’ordre des morceaux décidé. L’enregistrement de Facing you s’est déroulé comme dans un rêve, qui a lancé définitivement notre collaboration(…) Facing you est assurément le premier chef d’œuvre de Keith, l’album où il trouve sa voix. Aujourd’hui encore, sa fraîcheur et son originalité sont intactes. Il faut savoir que l’exercice du piano solo était encore rare à l’époque, et j’étais persuadé que ce merveilleux musicien pouvait le marquer de son empreinte et de sa singularité. Avec deux autres réalisations chez ECM de piano solo "Piano improvisation" de Chick Corea et "Open to love" de Paul Bley, ces disques très différents tant du point de vue du style que du son, ont ouvert de nouveaux horizons esthétiques au jazz des années 1970, en jetant des ponts entre l’improvisation et des formes et des climats proches de la musique occidentale. Aujourd’hui, ce sont des références incontournables… ".

En effet, on l’oublie souvent, mais à cette époque, au cours d’un concert, un pianiste pouvait à la limite interpréter seul au clavier deux ou trois morceaux, pas plus… Très rares étaient les musiciens qui s’aventuraient dans les performances entièrement dédiées au piano solo. Keith Jarrett a véritablement innové dans ce disque, avec ses longues séquences d’improvisation libre qui pouvaient se prolonger parfois pendant plus d’une heure (dans les concerts), en se développant par vagues successives sur des motifs rythmiques, et non à partir de thèmes. C’était très novateur et très risqué, jouant alors sur une espèce de dramaturgie spontanée qui exigeait beaucoup de lâcher-prise dans l’expression et de maîtrise dans le déroulement de la forme. Même aujourd’hui, en réécoutant Facing you, ou ses premiers grands concerts solos de Brême et de Lausanne, on a du mal à le rattacher à une tradition ou une famille de pianistes. Keith est un pianiste singulier. Bien entendu, il a écouté ce qui se faisait autour de lui (nous y reviendrons) : il avait beaucoup apprécié par exemple l’album de Dollar Brand "African piano", qui était paru quelques années plus tôt. Il était également très admiratif du pianiste Paul Bley, et notamment de son trio des années 1960 avec Steve Swallow et Peter La Roca. Pourtant, on n’entend aucune de ces influences dans «Facing you» qui est vraiment l’annonce d’une nouvelle direction.

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Pour moi, ce disque fait partie des plus beaux. Des plus beaux parce que c’est son premier en solo, marquant finalement sa génération, parce qu’il est tellement novateur et original. On n’entendait rien de pareil alors. L'album comprend huit compositions, toutes magnifiques : In front ; Ritooria ; Lalene ; My Lady, my child ; Landscape for future earth, Starbright ; Vapalia, Semblence. Souvent méditatif, richement mélodique, inventif et introspectif au-delà de toute comparaison, le pianiste y exprime ici son âme. Tout cela sonne comme spontanément improvisé, sincère et très réfléchi. "Facing you", te faire face, toi mon piano, me mettre à jouer et voir ce qui peut en sortir.
Et dans tout ce disque (même si chaque pièce me ravit), c’est pour moi "In Front", le morceau d’ouverture, opus de dix minutes, qui représente véritablement un délice intemporel, modal, direct et lumineux.
Ce disque n’a pas pris une seule ride, faisant à mon avis partie des meilleurs de la longue et riche carrière du pianiste.

Ecouter "In front" :


A noter que le pianiste Yaron Herman (qui adore également ce disque) a rendu cet hommage à ce disque, en composant le morceau "Facing Him" (écouter).

Facing you apporte à mon avis un nouveau son de piano, lié à une nouvelle façon d’en concevoir l’enregistrement. Bien sûr, il y a eu avant de formidables enregistrements de piano. Mais là s’impose une approche encore plus spatialisée et intimiste de l’espace sonore, qui peut évoquer le monde de la musique de chambre, ou l’univers de compositeurs comme Debussy et Chopin.

Le son ECM étant alors l’exact opposé de l’esthétique des enregistrements que l’on peut entendre à l’époque sur le label Blue Note, beaucoup plus directe et frontale, qui a prévalu tout au long des années 1960. ECM avait recours aux micros Shoeps, ce que personne ne faisait alors dans le jazz, ceci apportant une attention nouvelle aux détails, une façon de travailler la matière sonore pour mettre en relief telle caractéristique de jeu d’un musicien plutôt que telle autre, et ce dans le moment de la prise de son comme dans celle du mixage. Un peu comme un portraitiste qui doit faire ressortir l’âme d’une personne sur du papier, donner ici à entendre la personnalité du musicien, dans son toucher, son phrasé (voire sa façon d’interagir avec ses partenaires, si c’est en disque en duo, trio, quartette…). Bien sûr, toute ces qualités ne peuvent être créées par l’enregistrement, mais il peut faire en sorte qu’on les entende plus ou moins distinctement.

A suivre....
Modifié en dernier par Christof le ven. 23 juin, 2023 11:29, modifié 1 fois.
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Christof
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Christof »

4ème épisode : Keith Jarrett (suite de la suite)
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.... Concomitamment à l’enregistrement de Facing you chez ECM (voir épisode précédent juste au-dessus), Keith Jarrett aura à partir de ce moment un contrat avec le label Impulse pour le quartette américain, mais une clause spéciale va l’autoriser à enregistrer les solos, les compositions écrites et le quartette Belonging pour ECM. A partir de 1977 (et à la fin du quartette américain), il enregistrera exclusivement pour ECM, à l’exception de quelques albums de musique écrite. Ainsi, concernant ce producteur (Manfred Eicher) comme la poignée de musiciens avec lesquels il joue, le mot fidélité est celui qui vient à l’esprit pour Keith Jarrett.

Le mois de novembre 1971 est bien celui du tournant décisif pour l’artiste. Le 10, il enregistre donc Facing You, le premier d’une longue série d’albums. A vingt-six ans, la phase initiatique est définitivement close.

Si l’année 1972 a été creuse pour les enregistrements (à part quelques apparitions furtives comme sideman sur les disques d’Airto Moreira, de Freddie Hubbard et de Paul Motian), elle a été très riche sur d’autres plans et a préparé les grands chantiers à venir. Sous l’impulsion de Manfred Eicher, viendront sa première tournée européenne avec son propre groupe (le trio avec Charlie Haden et Paul Motian) et la pratique régulière des concerts solos (notamment le fameux concert de Cologne en 1975 - voir épisode précédent). A partir de 1973, et pour une une dizaine d’années, la carrière musicale du pianiste est entièrement remodelée : il n’enregistre plus que très exceptionnellement en sideman, et il pratique en tant que leader, selon trois modalités: le groupe de jazz comme il l’a toujours fait (avec le quartette américain et le quartette Belonging), et deux nouvelles situations : l’improvisation en solo (au piano et occasionnellement sur des orgues d’église ou au clavecin), et l’écriture dans la tradition savante.

Un autre jalon m’apparaît comme très important en 1983, avec bien sûr la création du trio Standards, avec Gary Peacock et Jach Dejohnette.

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Jack DeJohnette (à gauche), Keith Jarrett au centre, Gary Peacock (à droite)

Pour la première fois, Jarrett commence à jouer abondamment les standards. Mais, phénomène qui n’a pas été clairement perçu à l’époque, les standards vont quasiment éliminer ses compositions originales de jazz. Cela dit, il suffit d’écouter un standard joué par Keith, pour s’apercevoir le plus souvent avec les introductions où conclusions des morceaux qu’on a ici affaire à de la composition instantanée de la plus belle grandeur). Il suffit ici par exemple d’écouter le début de ce concert, avec cette intro sur le thème My funnyValentine pour s’en rendre compte, ainsi que la conclusion à 9’27.
De ses compositions, il n'en produira plus alors que de très rares, dont le célèbre Prism enregistré lors de la première séance du trio (mais composé en 1979 pour le quartette Belonging).

Le versant de la musique écrite connait lui aussi des changements à cette époque. In the light, Arbour Zena, Luminescence et Ritual (ce dernier étant écrit pas Jarret, mais joué en piano solo par Dennis Russel Davies) avaient été enregistré entre 1973 et 1976. Une des dernières pièces entièrement de la main de Keith Jarrett est Celestial Hawk, concerto pour piano composé en 1977-1978 et enregistré en 1980.
S’il honore encore quelques commandes, notamment les œuvres enregistrées en 1993 sur Bridge of light, on peut dire qu’il interrompt presque totalement cette pratique de l’écriture à la fin des années 1970 et la remplace dans le domaine de la musique savante, à partir de 1983, par l’activité d’interprète (mais on peut considérer pas mal de disque récents de Jarrett comme de la musique écrite). Ce travail d’interprète se déploie alors dans deux domaines : d'une part l’enregistrement d’œuvres de compositeurs vivants (souvent des créations écrites pour lui) avec par exemple Arvo Pärt, Lou Harrison, Alan Hovhaness, Pegy Glanville-Hicks… entre 1983 et 1991 ; d'autre part l'interprétation d'œuvres du répertoire classique, Bach, Mozart, Haendel, Chostakovith, à partir de 1987, et tout récemment encore avec Bach.

Ainsi, on observe qu’à partir des années 1980, le pianiste n’écrit plus de musique, qu’il s’agisse de jazz ou de tradition savante (mais est-ce que son disque Tokyo solo en 2006 ne peut pas être considéré comme de la tradition savante ? de la musique contemporaine ?), alors qu’il n’avait cessé de le faire depuis les débuts et qu’il était, définitivement croyait-on, rangé dans la catégorie des compositeurs.

De l'improvisation en groupe
En revanche, avec le trio Standards, il commence à expérimenter l’improvisation en groupe. A côté des deux premiers CD fondateurs du trio, Standards 1 et Standards 2, sort Changes presque totalement improvisé. Et dans la longue liste des albums de standards, s’inséreront quelques album improvisés par le trio comme par exemple Changeless, Inside out et Always let me go. Il centre alors son activité sur les standards, l’improvisation, surtout en solo mais donc aussi un peu en trio, et l’interprétation au sens classique. On pourrait aussi avancer que depuis toutes ces dernières années, la plupart des fois ou Keith Jarrett monte sur scène, il ne sait pas la veille ce qu’il va jouer et n’a sans doute pas souvent participé à une répétition. Et à part le dernier duo avec Charlie Haden en 2014, les principaux concerts sont des concerts solos.

Une unité de style chez Jarrett ?
S’il a bien joué des claviers électriques avec Miles Davis, Keith Jarrett a cependant totalement ignoré ces instruments comme leader. Il s’est tout de suite posé en champion de l’acoustique. Si l’on accepte la catégorisation faite dans le précédent article, et en excluant les périodes fondatrices, on peut dire que Keith Jarrett oscille entre trois modalités dans sa carrière :
  • les groupes de jazz,
  • la pratique du solo,
  • la musique écrite (cette dernière devant être finalement considérée à part et se voir accorder peut être une place de moindre importance).

Keith Jarrett a cessé en gros toute activité de compositeur à la fin des années 1970. Ainsi, le plus gros de sa carrière a toujours été tourné vers le solo et le groupe de jazz (mais Jarrett a annoncé la fin du trio Standards en 2015).
Arrivés à ce point de notre article, on peut dire que Keith Jarrett a toujours connu un double dilemme, entre groupe de jazz et solo d’une part, entre improvisation et composition de l’autre.
Les deux clivages ne se regroupent pas. En groupe, il a joué plutôt des compositions, suivant généralement le schéma formel du jazz, thème – solos – thème. Mais à l’intérieur de ce cadre, l’improvisation a toute sa place et ce, dans les quatre formations successives. Souvent, avec Jarrett, une composition est jouée et la coda se révèle être le point de départ d’une improvisation qui peut devenir aussi longue, voire plus longue que ce qu’elle était destinée à conclure. Ce cas a été très courant au sein du trio Standards, que ce soit en studio (avec par exemple Gold Bless the Child, dans le disque Standards volume 1 (dommage, on ne trouve pas ce morceau du disque en écoute sur you tube, mais on en a une version différente ici, lors d’un concert, où en tout cas la coda en improvisation est d’une durée conséquente), ou en public (voir par exemple le double CD Still Leave).

Dès la première séance du trio Standards, le groupe, à côté des standards qui produisent les deux premiers volumes de la série, enregistre suffisamment d’improvisation pour publier l’album Changes, dans lequel la pièce Flying est entièrement improvisée.

On peut donc dégager grossièrement trois situations, en allant du pôle de la composition vers celui de l’improvisation.
- La première est celle du dispositif conventionnel du jazz, avec comme déjà écrit plus haut la forme thème–solos–thème et son équilibre habituel.
- Le deuxième est celui de la coda étendue qui fait de ce cas une situation intermédiaire.
- Enfin, l’improvisation est complète quand aucune composition n’est utilisée comme point de départ.

Dans cette pratique d’improvisation collective, on peut voir que le style a notoirement évolué au cours du temps.
Dans les années 1970, surtout avec le quartette américain (mais aussi un peu avec le quartette Belonging), l’improvisation collective est marquée par le free jazz et Keith Jarrett y délaisse régulièrement le piano pour prendre le saxophone soprano. On a trop souvent oublié à cet égard l’influence déterminante d’Ornette Coleman, qu’on décèle nettement dans toute cette période (il faut savoir que Charlie Haden et Dewey Redman, qui font partie du quartette américain, ont été membres du groupe d’Ornette Coleman). Ce n’est d’ailleurs pas seulement sensible dans les improvisations de cette époque, mais aussi dans certaines compositions. On peut citer cet exemple flagrant avec le morceau The Windup du quartette Belonging, album dans lequel le saxophoniste Jan Garbarek au soprano semble vouloir d’ailleurs imiter Ornette Coleman.

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Belonging (enregistré le 29 et 30 avril 1974), ah, quel merveilleux disque aussi ! Il représente à mon avis un jalon important dans l’histoire de la musique de jazz européenne, constituant une espèce d’idéal du jazz européen, alternatif aux propositions free, qui fera d'ailleurs dire à Keith Jarrett à l’époque que "la créativité a déserté les Etats-Unis pour l’Europe". Par un groove très délié, la rythmique répond aux phrasés «binaire » et à un lyrisme pop-folk (le morceau Spiral Dance) qui ne cèdent ni à l’électrification, ni à la gymnastique du jazz rock, ni au format d’une chanson. Le romantisme au piano de Jarrett s’y épanouit (les morceaux Blossom, Solstice, en empathie avec les accents pastoraux du saxophoniste Jan Garbarek). Sur The Windup, dont l’introduction résume son don d’ubiquité rythmique, Jarrett offre à son piano et au saxophone deux longs stop-chorus où chacun paie son tribu à Ornette Coleman… On reviendra d’ailleurs sur ce morceau dans un prochain épisode, épisode qui décrira les différents aspects pianistiques de Jarrett et, en particulier, ses fameux «Vamp» (ostinatos).

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Écouter cet exemple de vamp.

Avant de retrouver cette influence plus tard dans le disque Always let me go (concert du Trio Standards à Tokyo enregistré en 2001 et sorti en 2002), l’improvisation a pris dans les deux décennies 1980 et 1990 un tour presque exclusivement modal, on pourrait dire dans la lignée de ce qui avait été expérimenté dans le quartette de Charles Lloyd. Il s’agit des longues envolées bien connues de Keith Jarrett sur un centre tonal unique, voire un mode unique sur des durées parfois très longues, qui ont contribué à son succès.
Celui-ci pratique aussi une troisième sorte d’improvisation, nettement tonale, mais elle ne peut se déployer qu’au piano non accompagné, soit dans ses spectacles en solo, soit dans des introductions, des codas dans lesquels Gary Peacock et Jack DeJohnette se font silencieux (par exemple comme déjà cité plus haut, l’introduction de My Funny Valentine dans le disque Standards Live, ou aussi, au cours de ce même enregistrement, l’introduction de Stella by Starlight)… Et aussi dans les nombreuses codas lors des concerts du trio.

En solo, Keith Jarrett privilégie presque exclusivement l’improvisation, généralement modale, et parfois tonale. Après Facing you, l’album fondateur (voir épisode précédent) où l’on entend des compositions originales, il faut attendre le plus souvent les rappels en concert pour qu’une composition originale soit jouée, comme s’il s’agissait d’un repos après le défi de l’improvisation (par exemple Memories of Tomorrow dans le Köln Concert) ...


Ci-dessus, ma version de Memories of Tomorrow (c'est l'un des premiers morceaux que j'ai entendu joué par Jarrett, qui a déclenché mon immense admiration pour cet artiste - que je raconte d'ailleurs dans le 1er épisode)

...ou Over the Rainbouw dans le disque La Scala. Il faudra attendre 1999 pour entendre un album entier de standards en piano solo The Melody at Night, with you (à ce propos, voir ce fil où j'ai déjà écrit quelque chose sur ce disque et les conditions dans lesquelles il a été réalisé).

Tentative de synthèse
A ce stade de l'écriture, comme si j’étais moi aussi en train de jouer à ce moment du piano, laissant se dessiner la forme du morceau (ici du texte) qui se construit petit à petit, on peut alors proposer une nouvelle chronologie de l’évolution de la musique de Keith Jarrett.
On pourrait dire que les années 1970 sont celles de la profusion, foisonnante. L’artiste écrit, compose, improvise, en solo ou en groupe. Une seule absence dans ce paysage : les standards. Mais à partir des années 1980 se produit un changement, en forme de «rétrécissement». Plus d’écriture, on l’a vu, mais un recentrement sur deux pôles : le solo avec l’improvisation modale en son centre ; et le trio Standards qui se concentre principalement sur le répertoire des grands standards du jazz. Ce régime règne sans partage sur la période 1983-1997, soit près de quinze années. La maladie qui touche Keith Jarrett aux cours des années 1997 et 1998 (il est atteint du symptôme de «fatigue chronique») représente une cassure involontaire. A son retour à la scène, rien ne semble avoir changé. Certains pourront déceler dans les prestations solos ou du trio une différence de tonalité, d’intensité, mais rien n’est modifié du dispositif général. Pourtant, on pourrait penser qu’une forme de doute s’est installée, au vu des changements de style que l’on peut observer dans la succession des albums du trio.

Le premier album du trio depuis Tokyo 96 est le Whisper Not enregistré à Paris en 1999 (sorti en 2000) où tout semble redémarrer comme avant dans le répertoire habituel des standards. Puis c’est Inside Out, album d’improvisation plutôt modale, parfois tonale (dans le morceau Inside Out) avec toutefois des incursions free, et un standard en rappel, comme dans les albums en solo. Puis Always let me go avance nettement dans la direction du free jazz et retrouve l’improvisation atonale que le pianiste avait pratiquée dans le quartette américain des années 1970, mais que le trio Standards n’avait jamais expérimentée dans ces proportions. Enfin (retour en arrière ?), on revient aux standards avec Up for it en 2002, puis en 2007 puis 2010 (Last Dance) avec Charlie Haden en duo.

Le dilemme avec Jarrett se situerait donc apparemment entre deux pôles : présence ou absence de formes.
Dans le trio Standards, c’est la forme qui l’a emporté le plus souvent, celle ultra codifiée des standards. Moins souvent (Inside Out) des formes improvisées. La présence des formes l’emporte donc dans le trio Standards. En revanche, le piano solo est le lieu par excellence de l’improvisation totale, ce qui ne signifie pas d’ailleurs l’absence de formes. Il semblerait donc qu’il convienne de distinguer entre formes a priori, ou a posteriori, préexistantes ou résultantes. Dans le cas de l’absence des premières, le pianiste pourrait aussi choisir de laisser advenir des formes ou pas. D’ailleurs, il semble que Jarret semble concevoir les choses de cette façon.
Par exemple, lors de la sortie du disque Inside Out en 2000, à la question :
«Est-ce une manière plus fondamentale de faire de la musique ?»,
Jarrett répondait : "Non, c’est beaucoup plus complexe. On pourrait dire qu’on s’appuie sur des règles plus simples et moins sous-jacentes. Partir de rien pour arriver au son est beaucoup plus direct, mais c’est la seule manière d’être plus fondamental. C’est plus complexe en tant que musique d’émulation. Ainsi, c’est radical, dans les deux sens du mot".

Et à cette question : «Dans cette approche, la forme suit le contenu, alors qu’un standard est une forme prédéterminée dans laquelle vous coulez du contenu…», il répondit :
"Exactement. La forme n’a même pas à suivre. Ce qui fait la différence entre le nouvel enregistrement ("Always let me go") et "Inside Out". Nous étions habitués à jouer des formes, et quand je tombais sur quelque chose qui tenait de la forme, je la laissais se réaliser. Peut-être lui imposais-je moins ma volonté en la laissant devenir forme – ma responsabilité n’était pas aussi engagée à chaque seconde : quand quelque chose devient forme, il faut le traiter selon ses propres termes".

Que cherche donc Keith Jarrett à travers cette dualité d’approche ? Comme tous les musiciens sans doute, les moments d’exceptions, la grâce. Mais les moyens et les résultats sont bien différents dans un cas ou dans l’autre. Dans les standards, c’est de toute évidence une intensité particulière qui est visée. Dans le trio, les choses sont différentes, voire plus complexes que dans le solo. Il y a toujours un travail sur la forme improvisée, jouant principalement sur les deux ressorts et leur alternance : les passages harmoniques (où la grille est suivie) et les ouvertures, généralement dans les formes d’ostinato où le déroulement harmonique s’interrompt, souvent dans les codas.

Le jeu des intensités joue également un va-et-vient entre ces deux pôles, l’exposé des thèmes et les solos. On pourrait dire que tel a toujours été l’enjeu des standards, qui offre cette possibilité au moins depuis certaines modernités dans leur traitement (avec par exemple Bill Evans au Village Vanguard en 1961). Mais, à mon avis, ce cadre, auquel il paraît immanquablement ramené dans le trio, ne semble pas lui suffire. Il joue en solo et use ici d’un dispositif entièrement différent. Il a maintes fois affirmé qu’il cherchait à arriver sur scène avec la tête la plus vide possible, c’est-à-dire en tâchant d’exhumer un moi profond en abaissant au maximum les barrières du savoir musical et des automatismes qu’il crée : "si je leur laisse cette liberté, mes mains sont moins mécaniques que mon cerveau". Jarrett donne l’impression fascinante de construire, planche après planche, le pont sur lequel il s’avance au milieu du vide . C’est ici qu’il semble à la poursuite d’un trésor caché, qui s’incarnerait idéalement par une note unique, ultime et sublime. La recherche finalement d’une essence par le moyen du dépouillement comme un appauvrissement du discours.
Keith Jarrett commence souvent ses concerts en solo par des sortes de rêveries harmoniques où il improvise des enchaînements d’accords relevant plus ou moins d’une tonalité élargie, comme une mise en condition où il chercherait une aire où atterrir. Survient alors généralement un long passage sur une fondamentale unique, le plus souvent un ostinato sur lequel se développe un discours mélodique. Ici, l’extase est un moyen et une fin : "Pour qu’un concert soit bon, je dois être dans un état de conscience extatique (…). Quand l’information arrive au bon moment et que ce que vous jouez est bon, il n’y a aucun autre moyen de le décrire que de l’appeler extase".

En écrivant tout cela, me vient soudain à l’esprit sa version solo de Treasure Island, tirée de The Bremen Concert, une pièce remarquable pour ses proportions inhabituelles. Morceau de jazz assez conventionnel, avec de la mélodie, beaucoup d’accords léchés, une section solo, puis pof ! A 3 minutes et 8 secondes, tout se transforme soudainement en un vamp minimaliste agressif, qui dure 7 minutes et 51 secondes sans véritablement de changement en ce qui concerne le contenu (enfin si, un peu, il y a un léger souffle d'abord, qui monte, qui monte et soudain un autre climat installé à partir de 3’56). Pendant sept bonnes minutes, nous écoutons Jarrett jouer les mêmes deux mesures encore et encore, le seul changement se produisant sous la forme de variations dynamiques, à la fois aux niveaux macro (changements graduels ou soudains de la dynamique globale) et micro (choisir de faire ressortir différentes voix internes à des moments différents). Il balance de temps un do dans l’aigu. Il n’y a pour moi aucun doute que Keith nous teste, ainsi que lui-même. Il nous défie de continuer à prêter attention, et il ose lui-même rendre le matériel extrêmement limité si convaincant que nous serons récompensés pour notre attention portée. Et il gagne, pas de doute. Le pari est énorme, car il suffirait d'un petit échec - un moment d'inattention dans le toucher, dans le groove, ou dans l'intégrité du développement dynamique naturel pour que notre écoute suspendue à un fil s'écroule. Je pense que cette combinaison du contenu musical est un moyen pour les artistes de rappeler à leurs auditeurs qu’il se passe beaucoup de choses dans la musique, au-delà des variations de notes, de rythme et d’harmonie. Enlevez la variation et le quoi de la musique tombe, vous laissant seulement avec le comment. Changements d’orchestration et d’énergie : Jarrett pousse cela à l'extrême en nous montrant que les micro-variations du toucher et du phrasé peuvent retenir notre attention si nous le faisons avec suffisamment d'adresse, de patience et de concentration.

Pour moi, Keith Jarrett est l’un des plus grands musiciens de jazz d’aujourd’hui. Son jeu n’est jamais aussi élevé que lorsqu’il synthétise en un seul morceau toutes ces qualités spécifiques du jazz ; qu’il possède au plus haut point. Je pense tout simplement à la mélodie, à l’harmonie, au rythme, à la forme et au son. La qualité de toutes ses phrases mélodiques est exceptionnelle, et c’est pour moi le point fort par excellence de Keith Jarrett. Mais le rythme est également superlatif. Sa virtuosité harmonique s’entend particulièrement dans les passages en solo, notamment dans les introductions des morceaux (on a vu plus haut celle de My Funny Valentine) ou les codas (par exemple Smoke gets into your Eyes, dans le disque Tribute (écouter à partir de 5’56).

Pour ce qui concerne la forme, certains pourraient dire que celle des standards est archi-rebattue. Mais précisément, l’enjeu n’est pas ici de créer des formes nouvelles, mais de trouver celle qui permettra justement l’expression maximale des trois autres paramètres. Il est peut-être question ici de la bonne gestion des durées. Les improvisateurs savent qu’il n’est pas si simple d’arrêter un solo, de décider de réexposer le thème ou s’il faut laisser le bassiste prendre un premier solo, de décider de réexposer le thème ou d’entamer une coda extensive. Enfin, pour ce qui concerne le son, il n’est pas besoin d’être pianiste pour entendre ce qui se joue quand Keith Jarrett enfonce les touches de son instrument.

L’interprète de musique classique

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«Que vous apporte dans votre pratique le fait d’interpréter et d’enregistrer des œuvres relevant du répertoire classique?»

A cette question, Keith Jarrett a répondu :
"Quand je me consacre à l’étude et à l’interprétation de pièces classiques, j’évacue de ma pensée et des réflexes du jeu tout ce qui appartient au monde du jazz. Ce sont deux univers, qui selon moi, ne mettent pas en œuvre les mêmes qualités, et je trouve aussi fascinant, en tant que musicien de chercher à disséquer le style d’un grand compositeur, afin d’en donner une interprétation la plus juste ; que d’exprimer dans l’improvisation mes humeurs les plus intimes. En revanche, je n’aime pas trop le monde de la musique classique.

Les musiciens classiques ne savent pas prendre leur temps, ils sont toujours dans une espèce d’urgence, à courir partout, à parler vite, ils sont incapables de s’arrêter une minute, toujours à répéter. Moi aussi je travaille mon instrument tous les jours, mais pas de cette manière obsessionnelle. J’aurais été tout bonnement incapable de vivre comme ça, et dans notre monde entièrement sous l’emprise de la technologie et de sa logique, cela ne fait qu’empirer, la course à la perfection devient vraiment folle. C’est particulièrement vrai au niveau de l’enregistrement. C’est à qui traquera la moindre imperfection formelle, et toute l’énergie passe dans l’editing, à multiplier les corrections de détail au détriment, le plus souvent, d’une vision de l’œuvre un peu originale, et de la sensibilité de l’interprétation."


A suivre...
(On verra dans le prochain épisode ce qui définit la richesse du style pianistique de Keith).
Modifié en dernier par Christof le ven. 23 juin, 2023 11:32, modifié 1 fois.
Berny007
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Berny007 »

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Christof
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Christof »

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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Christof »

4ème épisode : Keith Jarrett (suite et fin)

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Pour finir cet épisode sur Keith Jarrett, j’aimerais ici tenter de faire le tour de ce qui fait son jeu si caractéristique au piano. Cet artiste possède en effet un style éminemment personnel et identifiable. Et sa culture musicale embrasse un large éventail de styles et de langages musicaux, écrits ou improvisés, savants ou populaires. Une de ses particularités consiste en l’utilisation du contrepoint traditionnel, de l’art de la fugue improvisée directement au clavier (école française) dans un contexte harmonique du début du XXème siècle (Ravel, Debussy…), avec un groove irrésistible.

A ce stade de tout ce qui a été déjà écrit dans les épisodes précédents, il me semble intéressant de mettre en perspective des aspects précis du discours musical de Keiht Jarrett avec quelques-unes de ses multiples sources d’inspiration (en fait supposées telles).
De Jean-Sébastien Bach à Cecil Taylor, en passant par Bob Dylan et les chants soufis du Pakistan, Keith Jarrett donne un bel exemple d’un pluralisme culturel. Qu’il se livre à des transes de derviche tourneur, joue un pseudo choral sur une romance de Victor Young, nous foudroie d’une phrase absolument bebop, nous émeuve d’un simple blues ou nous parle dans un maelström furieusement free, il demeure avant tout lui-même. Pour moi, il est un musicien sublime et unique - même certains le trouvent détestable.

Influences de Keith Jarrett

Dans quelles sources a puisé Keith Jarrett ? On pourrait se perdre dans les références à citer…
Je vous en propose ci-dessous quelques-unes (liste qui vaut ce qu’elle vaut, et non exhaustive bien sûr).

Sources classiques
Tout d’abord, on entend chez-lui le classicisme des cadences, la polyphonie et le contrepoint empruntés à la musique classique, qui sous-tendent son art du voicing.

Écouter par exemple :
  • JS Bach : variation goldberg, n°15 canon à la quinte (joué ici par Rosalyn Tureck Franz)
  • Johannes Brahms : Klavierstucke, op 119, Romance (joué par Radu Lupu)
  • Keith Jarrett : introduction de "Someday my prince will come", tiré du disque "Still live"

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Concert Classique de Keith Jarrett, alors âgé de 9 ans : au programme : Mozart : "Romance en la b," C.P.E. Bach : "Allegro en Fa mineur", Brahms-Williams : "Berceuse" , Jean-Sébastien Bach : "Fantaisie en do mineur", Beethoven :"Variations Nel cor piu non mi sento", danses villageoises (en do majeur, Mib majeur et do majeur), Entracte, Saint-Saëns : "Le cygne, Ravina : "étude", Grieg : "Nocturne", Moszkowksi : "Scherzino", Schumann : "Traumerei", Mendelssohn : "Chansons sans paroles", Moussorgski : Hopak, Keith Jarrett : "Promenade au zoo (dans des éléphants, oiseaux, kangourou, lion, girafe, chameau, Singes, serpents..)"

Transition vers l’improvisation en ostinato
  • Frédéric Chopin : Berceuse, op 57, étonnant précurseur (joué par Vladimir Ashkenazy)
Ostinato (qu’on appelle aussi «vamps» en langage jazz) et les folklores imaginaires
Keith Jarrett affectionne les improvisations modales hypnotiques sur des modèles rythmiques répétitifs (les «vamps», j’y reviendrai plus bas) : démarche méditative ou effet de transe empruntée aux cultures orientales, mais toujours repris dans un prisme jarrettien, un peu New Age. Jarrett peut aussi choisir de s’exprimer avec une grande sobriété, sans craindre la naïveté d’une comptine enfantine.

Écouter :
  • Bill Evans, Piece Piece, tiré du disque Everybody digs Bill Evans, Riverside 1958
  • Keith Jarrett, Endless (avec Gary Peacock et Jach DeJhonette), tiré du disque Changeless, ECM, 1989
    [/audio]
  • Keith Jarret, Flying, Part 1 (avec Gary Peackock et Jach Dejhonette), tiré du disque Changes
  • Keith Jarrett (flûtes, percussions, voix), Spirits #6, tiré du disque Spirits, ECM, 1985
  • Keith Jarrett (flûtes, percussions, voix), Spirits #5, tiré du disque Spirits, ECM, 1985
  • Keith Jarrett, The Fire Within (avec Gary Peackock et Jach Dejhonette), tiré du disque “In live at the blue note", ECM, 1994


Culture pop-folk américaine
A l’instar des jazzmen puisant dans le répertoire des comédies musicales ou musiques de films, Jarrett, à ses débuts, était très à l’écoute des chanteurs de son époque, notamment de la pop-folk américaines des années 1960-1970.

Écouter :
  • Keith Jarrett, My back pages (Dylan), avec Charlie Haden et Paul Motian, dans "Somewhere before", Atlantic jazz, 1969
  • Joni Mitchell, My old man, tiré du disque “Blue”, Warner Bross, 1976
  • Keith Jarrett, Innocence, avec Jan Garbarek, Palle Danielsson et Jon Christensen, tiré du disque “Personal mountains”, ECM, 1979

A savoir : Keith Jarrett a monté très tôt, à part son trio à ce moment, un réel duo avec le vibraphoniste Gary Burton. C’est l’époque où Keith Jarrett compose, énormément, des thèmes assez originaux, influencés aussi par le rock (on est en 1970-1971), mais aussi des influences du jazz et d’un tas d’autres musiques : Keith Jarrett est allé chercher tous azimuts ses influences, les digérant pour en faire sa propre restitution poétique et surtout les interprétant lui-même au piano, ce qui est un peu la particularité des compositeurs de jazz : ils sont leur propre interprète. Une façon unique de les jouer au piano car cumulant les capacités d’un excellent compositeur et d’un non moins excellent pianiste.

Écouter par exemple :
Racines Gospel et blues
Le cœur et l’âme de la musique de Keith Jarrett réside aussi dans les hymnes de la tradition liturgique anglo-américaine (rappel des polyphonies à quatre voix et des cadences classiques) ainsi que l’influence fondatrice de la tradition noire américaine (blues en 3 accords, gospel) :
  • Sam Cooke and the Soul Stirrers, It Won’t be very long , tiré du disque "Specialty", 1951
  • Keith Jarret, “"Things Ain’t What They Used to Be" (Duke Ellington), tiré du disque “Live at the Blue Note”, 1994

    (on peut aussi citer le traitement que choisit Keith Jarrett, sur “God Bless the Child")
  • Oscar Peterson, “D 1 E" (John Lewis), avec Ray Brown et Ed Thigpen, tiré du disque Get Request, Verve, 1965

Le “Great american Songbook”
Amoureux de la mélodie, Jarrett a dans le sang les chansons des grands compositeurs de Broadway et d’Hollywood comme Kern, Berlin, Rodgers, Styne, Porter, Gershwin…
(on pourrait en citer des dizaines, tous les albums du trio Standards avec Gary Peacock et Jack DeJhonette) :

Écouter : A noter qu’à propos de son jeu en trio, on a souvent parlé de ce qu’on appelle "l’interplay", (initié dans les trios de Bill Evans, c’est-à-dire que le batteur et le bassiste jouent au même niveau d’invention que le pianiste). Ils sont libres d’inventer des phrases, des figures : ils ne se cantonnent pas uniquement au rôle « d’accompagnateurs » (ce qui a été une des spécialités des trios de Bill Evans, notamment celui avec le contrebassiste Scott Lafaro (et Paul Motian à la batterie), à ses débuts. Jarret reprend toutes ces choses-là et les amènent encore plus loin.

Et puis, à propos des standards citons de nouveau ce magnifique album solo "The Melody at night with you" (1999), exclusivement dédié aux standards (à ce propos, voir ce fil où j'ai déjà écrit quelque chose sur ce disque et les conditions dans lesquelles il a été réalisé). Ici des ballades, sans longues improvisations, juste l'énoncé des thèmes puis restant très proche des harmonies et de la mélodie. La grâce du dépouillement, de la rêverie. Bouleversant. Pour moi, peut-être l'un de ses plus merveilleux disque (avec Facing You).

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L’écoute des autres pianistes
Impossible de dresser la liste de tous les improvisateurs qui ont contribué à forger le langage foisonnant de Keith Jarrett. Citons quelques pianistes, allant de James P. Johnson à Lennie Tristano, en passant par Bud Powell et Cedar Walton, mais aussi Bill Evans, Paul Bley, et Cecil Taylor, … Il est fascinant de voir la profondeur et l’intelligence de l’assimilation de tous ces langages par Keith Jarret, qui sait tellement bien parler le blues, le ragtime ou le bop avec autant d’aisance que le free. Et en dépit de toutes ces influences, il fera entendre très tôt sa différence, dès ses débuts chez Art Blakey, avec un son, un phrasé et un vocabulaire uniques.

Écouter :
  • James P.Johnson : You’ve got to be modernistic, Brunswick, 1930
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  • Keith Jarrett, Pardon my rags, tiré du disque "El Jucio", Atlantic, 1971
  • Keith Jarrett, introduction de In your Own Sweet way, tiré du disque Live at the blue note
  • Paul Bley, Again anew (avec Gary Peacok), tiré du disque “Partners”, OWL, 1989
  • Keith Jarrett, introduction de Flying, part 1, tiré du disque “Changes”, 1983
  • Keith Jarrett, Oleo (Sony Rollins) avec Gary Peackock et Jack Dejhonette, tiré du disque Live at the blue note
  • Bud Powell, Tempus Fugue It (Bud Powell), avec Ray Brown et Max Roach, tiré du disque “The complete Bud Powell on verve”, Verve, 1950
  • Red Garland, If I were a Bell (Frank Loesser), avec Miles Davis, John Coltrane, Paul Chambers et Philly Joe Jones, tiré du disque Relaxin’s with the Miles Davis quintet, Prestige 1956
  • Keith Jarrett, Bye bye blackbird (Ray Herderson – Mort Dixon), avec Gary Peacock et Jack De<Johnette, tiré du disque Bye Bye Blackbird, ECM 1993
    [/audio]
  • Ahmad Jamal,Poinciana (Nat Simon – Buddy Bernier), avec Vernel Fournier et Israel Crosby, tire du disque At the Pershing, vogue 1958
  • Keith Jarret, Poinciana, avec Gary Peacock et Jack DeJohnette, tiré du disque “Whisper not”, ECM 1999
  • Cecil Taylor, Life as, avec Elvin Jones, tiré du disque Momentum space, Polygram 1998
  • Keith Jarrett, Hearts in space, avec Gary Peacock et Jack Dejohnette, tiré de Always Let me go, ECM, 2002

Pour résumer, tout cela disons que Jarret, c’est d’abord un style libre, ouvert, tout y est bienvenu, mais on sent par exemple dans son jeu des influences majeures de Bill Evans (pianiste sur lequel je reviendrai plus tard) à la fois dans le toucher et la dynamique des phrases. Des phrases qui commencent piano, avec une dynamique «en cloche», qui montent vers un climax et redescendent pour finir piano, en accompagnant cela de tout le corps (on voyait déjà un peu cela chez Bill Evans).
La phrase démarre, c’est à peine si on l’entend démarrer, puis prend une ampleur extraordinaire, pour arriver à un maximum, et redisparaît doucement… Et on entend l’écho des notes fortes traverser la salle pendant que les nouvelles notes disparaissent dans l’écho des précédentes, ce qui donne quelque chose d’incroyablement expressif.

Sa main gauche (lorsqu’il joue en trio), est souvent placée comme des accords de guitare à quatre sons, ou d’orgue, où l’on n’entend pas beaucoup les attaques, posant les notes au fond du clavier, avec des accords complexes, dissonants. Accompagnement très en dessous avec mélodie très en valeur (venant aussi de bill Evans). Il adore aussi placer dans ses voicings MG des septième sus4 à la place des accords mineurs

Jarrett va aussi chercher des suites d’accords, inhabituelles dans le classique, qu’on trouve dans la musique médiévale et qu’il remet à sa sauce avec un traitement rythmique très particulier. Et il utilise abondamment des gammes pentatoniques africaines.

Il y a aussi ses influences classiques que l’on retrouve dans son jeu : beaucoup Bach, Debussy. Il adore le gamelan (tout comme Debussy ; la musique médiévale (Jarret improvise sur des accords parfaits majeurs, mineurs, des choral élisabéthain, sur lequel il improvise, enrichit l’harmonie, rajoute des 9e, des 13e, une écriture aussi à la Ravel, à la Debussy. Musique lyrique, qui chante. Pas de tempo ici régulier, un temps lisse.

Exemple de ce qu’on pourrait appeler chez Jarrett, le "style médiéval", saveur baroque mêlée d’harmonies modernes.


Il existe aussi des explorations atonales chez Keith Jarrett, qui éclatent souvent dans des cascades dissonantes , puis tonales. L’immersion de Keith dans des compositeurs classiques du XXe siècle tels que Bartok, Berg, Schoenberg, Hindemith et Webern a certainement éclairé son approche de ce type d’improvisation.

On entend aussi chez Jarrett, l’influence de Paul Bley (habitant Montréal), pianiste qui a remplacé Oscar Peterson (lorsque celui-ci est parti à New-York) dans le club l’Albera Lounge. Jarrett a pris de lui ces phrases presque inachevées, suggérées, avec beaucoup de silences, la fin de la note résonnant en écho que l’on entend si souvent chez Paul Bley

Exemple du "style Paul Bley" :


Et comme Jarrett est polyinstrumentiste ; il a aussi tendance à intégrer le jeu propre d’un instrument et à le réadapter sur le piano (par exemple la guitare). On entend cela souvent, par exemple au début du concert de Bregenz. Beaucoup de point d’orgue : Jarrett écoute ce qui va venir et il joue ce qu’il entend. C’est une improvisation (une chanson qu’il avait composé comme ça en improvisant). Style un peu folk, on a l’impression d’entendre une guitare sèche.

Le style "guitare sèche" chez Jarrett :


Il y a aussi cette notion de «Musique répétitive » chez Jarrett.
Il faut savoir qu’il y a eu à partir des années 1960 aux USA ce courant très important qu’on a appelé le "courant minimaliste(1)", mot inventé par Michael Nyman (vous savez, c’est lui qui a composé la musique du film La leçon de piano ou Meurtre dans un jardin anglais ), musique à la croisée de toutes sortes d’influences stylistiques car à cette époque on commençait à inventer cette notion de «post modernisme».
Au lieu de faire une musique uniquement dans un seul style ou un concert consacré à un seul compositeur, on a commencé à vouloir croiser la musique baroque la pop music , le jazz, le chant hindou, la musique minimaliste, le folklore écossais , la musique arabe… Jarrett a su en faire sa sauce.

(1) Né aux USA dans leourant des années 60, le minimalisme a concerné la musique, mais aussi, la peinture, la sculpture, l'architecture et le design

Pour résumer le minimalisme en musique, disons qu’il comprend :
  • Le retour à la musique tonale ou modale (l’harmonie consonante)
  • La répétition des phrases ou des cellules musicales, avec ou sans variation
  • Le retour à la pulsation régulière
Cet ensemble convient parfaitement à Keith Jarret puisque l’on trouve tous ces éléments dans sa musique : la tonalité, le rythme répété et des tas de phrases qui reviennent, des figures. Un peu comme dans Bach, on prend des cellules, on les déplace sur le clavier, on les fait évoluer, ce qui permet de travailler sur la mémorisation, à la fois du musicien qui produit en temps réel cette musique, mais aussi dans le cerveau de l’auditeur quand on commence à procéder à de telles répétitions de petites cellules.

Finalement, disons que le style de Jarrett est très riche de tradition et d’invention : parfois il part dans des choses très contraignantes et, soudain c’est l’improvisation totale. C’est un homme libre, musique d’une richesse harmonique rare (avec une espèce de contrepoint qui lui est propre dans ses voicings, où toutes les voix sont amenées à créer des mouvements à l’intérieur d’un ensemble). Un style à nul autre pareil, à la fois précis et flou, tonal et atonal, réservé et explosif…

Ce qui peut aussi caractériser son jeu, ce sont aussiles fins de ses morceaux
Contrairement à de nombreux musiciens de jazz qui terminent des solos et des mélodies avec une profusion d’arpèges et d’accords puissants, Keith adopte souvent une approche minimaliste de la plupart de ses fins. Ce type de progression présenté ici se trouve généralement à la fin des standards, ce qui se termine tranquillement dans la tonalité de base, avec un accord sans fanfare.

Voir exemple ci-dessous : fin de morceau comme un atterrissage en douceur, qui retentit aussi longtemps que la valeur de la croche donnée l’indique. Les fragments sans basse de la main gauche sont des sonorités typiques de Jarrett, de même que le II-V chromatique ajouté de Fa # min7 à B7. Cette fin surprenante, à l’instar de toute la musique de Keith Jarrett!

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fin_theme.jpg (25.89 Kio) Vu 359 fois

A savoir : En 2004, Keith Jarrett a reçu le Léonie Sonning Music Award, d’habitude réservé aux musiciens classiques (seul Miles Davis, autre musicien de jazz avait reçu cette récompense), et avant-lui, par exemple, Igor Stravinski en avait été le premier bénéficiaire en 1959.

Pour en revenir aux vamps :
C’est une formule rythmique que Jarrett utilise souvent en introduction de morceau, parfois au milieu, et souvent à la fin, qui caractérise le morceau. Simple figure répétée à la main gauche (appelée ostinato ou vamp), tout en utilisant sa main droite pour explorer des rythmes et des tonalités qui peuvent ou non coïncider avec celle de la MG. Ceci requiert beaucoup d’indépendance.

La basse qui ne bouge pas, ressemble un peu à la tempura indienne, ou même à la basse d’une cornemuse : une note pédale . En fait, toutes les musiques du monde utilisent ce système, une note sur laquelle on va improviser et pouvoir faire toute sorte de variations. Ce qu’utilise abondement Jarret, avec des trames rythmiques extrêmement complexes ; mais toujours bien vu sur le plan pianistique. A chaque reprise, il invite la percussion sur son clavier de piano.

Certains vamps de Keith sont très simples, mais très efficaces. Par exemple, celui-ci, basse en Sib, à l’intérieur de ça, le bassiste lui, va jouer certaines notes sur le temps, d’autres en syncope (avant le 3è et 4e temps et où cela devient très intéressant, c’est quand Keith place aussi à la md une réponse, un petit motif rythmique, aussi syncopé sur la deuxième croche du 3e temps, et deuxième croche du 4ème temps. Ensuite, il ne reste plus qu’à improviser dessus.

Je vous joue ici un exemple :


Ou celui-ci :


En revanche, celui-ci est terrible à jouer

ou celui-là :


Et puis celui-ci que j’adore (écouter plus bas), que l’on peut entendre dans le disque Belonging (1974), avec son quartet «européen», groupe virtuose et légendaire (Keith Jarrett, piano ; Jan Garbarek (norvégien), saxophone, Palle Danielsson (suédois), contrebasse) ; Jon Chritensen (norvégien) batterie).

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Ce qui est drôle, c’est qu’au début, le public ne voulait pas d’un groupe, mais de Keith Jarrett en solo… et uniquement «le concert de Cologne». C'est là qu'iil a commencé un peu à râler à la salle Pleyel : "Si vous nous empêchez de jouer, nous rentrons chez nous"... Jarret d’ailleurs exige de son public d’avoir les mêmes conditions d’écoute que pour un concert classique. Moins par caprice que pour vraiment obtenir et donner musicalement le meilleur de lui-même.

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Le quartet "Belonging" avec Keith Jarrett au piano ; Jan Garbarek au saxophone, Palle Danielsson à la contrebasse) et Jon Chritensen à la batterie.

Ce vamp se compose d’un motif très simple à la basse superposé aussi à un motif simple MD. Jarrett fait en fait comme si il était batteur, avec une cymbale ride qui tape le tempo. Et quand on mélange les deux ensemble, on arrive à un truc diabolique :
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Vous entendez ici d’abord le motif de mg, puis celui de md, puis les deux mélangés :


Cette cellule est à la base du morceau The windup


Ce qui nous amène aussi à la gestuelle de Keith Jarrett

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Jarrett est un phénomène. A la fois physiquement, il n’est pas très grand, assez musclé. Sportivement parlant, il fait des performances incroyables ; au niveau mental, il a également des dispositions assez exceptionnelles qui lui ont permis après de développer un style de piano vraiment original et basé sur une grande dépense d’énergie. Avec lui, tout passe par l’énergie.

C’est un vrai spectacle de le voir esquisser avec tout son corps une véritable danse nuptiale face à son Steinway qu’il pétrit jusqu’à plus soif. Par moment, il se soulève de son siège, jouant presque debout (voire complètement debout). Il se cabre, il se cambre, se penche en arrière au risque de chuter pour mieux ensuite plonger dans les cordes. Tout à coup, son dos se voûte, sa tête rentre dans ses épaules, tout son corps vibre, tressaute, tressaille, dodeline, ondule, danse tout en tapant des pieds.
Son engagement physique est total dans sa lutte avec la matière sonore.
Ce rapport charnel et sensuel au piano, il semble que Jarrett lui ait trouvé chez le gourou Gurdjieff une résonance spirituelle, une philosophie de la danse et de l’harmonie. La gestuelle, cette mise en mouvement de tout le corps, c’est "la seule chose que j’aie qui puisse donner à la musique la force dont elle a besoin (…). Il ne faut pas oublier que le piano, instrument de tradition occidentale, exige beaucoup de force".

Toute cette gestuelle, on l’aura compris est sa manière de canaliser et gérer cette force. Pour mieux faire le vide, plonger tout nu dans la musique. Pour entre entrer en transe et apprivoiser l’extase.
La transe est, selon ses propos, un état d’esprit, un comportement essentiel pour l’exécution de son art. Son instabilité corporelle sur scène face à son clavier et ses fredonnements et cris audibles en concert et sur ses enregistrements témoignent d’une relation fusionnelle avec la réalisation de sa création.

Cela dit, on peut comprendre, vu de l’extérieur et qu’on n’est pas soi-même pianiste que toutes ces «simagrées» en aient pu agacer plus d’un avec son comportement de «possédé du clavier bien exalté» ; son corps à corps incessant avec le piano, ses glapissements à la Glenn Gould, grimaces et autres gémissements de plaisir et son jeu de jambes de boxeur.. Certains pourraient se dire que "tout cela, c'est rien que du cinéma, pour mieux se donner à voir" …
Sauf qu’il faut savoir que lorsqu’on est debout, on fait moins d’effort sur les doigts. Jouer assis créée une coupure au niveau de la taille, l’énergie circule moins bien et donc jouer debout, c’est moins d’effort, une meilleure relation au corps, jusqu’aux pieds et bouts des orteils.. On entend également mieux ce qui sort exactement du piano.
Je me souviens d'un de ses concerts à la salle Pleyel à Paris en 1988, où pour la première fois de ma vie j'ai vu toute une salle vibrer comme dans une transe, l’ensemble des auditeurs se balançant doucement en synchronicité, bustes d'avant en arrière, moi le premier. Je vous jure, les murs tremblaient.

Ci-dessous quelques vidéos montrant l’énergumène en action :
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ici en 2013 à Venise


En guise de conclusion :

ci-dessous une interview de Keith Jarrett extrait du site cadence.info :
Interview de Keith datant de 2013: (https://www.cadenceinfo.com/keith-jarre ... o-solo.htm)

Vous jouez régulièrement des concerts d’improvisation en « solo ». Pourquoi ?
Keith Jarrett : Une première chose que je peux vous dire c’est que ma préparation pour ce genre de chose est d’abord musicale en ce sens qu’il faut que je me désintoxique. Je dois traverser une pièce de décompression pour changer d’air. Et mes mains doivent retrouver des gestes aussi vierges que possible : quelles sont les possibilités ici ? Je ne peux pas laisser ma main gauche jouer comme elle le faisait les dix dernières fois. Je dois en quelque sorte la réinitialiser – pour utiliser un terme informatique que je n’aime pas trop… Alors je répète, je répète dans ce sens – je travaille à me déconstruire. Et quand je commence un concert maintenant c’est comme si je me trouvais déjà au milieu de la représentation. Je ne pense pas qu’on ait besoin d’un début qui, peu à peu, resserre de plus en plus son propos pour aboutir à autre chose – ou à l’inverse se relâche. On n’a pas besoin de commencer tout doux. Je pense plutôt qu’on a besoin que le discours explose – c’est comme ça que l’univers s’est créé, non ? ça m’a pris trente ans pour me souvenir de ça ! L’univers n’a pas rampé pour exister, il a explosé et d’un coup s’est retrouvé à exister (un parmi tant d’autres). Mais une fois qu’ils existent, tous ces univers, ils n’ont pas besoin de se développer de la même façon. Voilà ce que j’ai appris.

Et comment cela se traduit-il dans votre jeu ?
Keith Jarrett : Cela a donné une nouvelle consistance à mon jeu. Le résultat peut différer d’une proposition à l’autre en termes d’harmonie s’il s’agit de musique – ou d’humeur. Mais ces humeurs ne sont que des manifestations de surface. En profondeur, il n’y est pas question d’humeurs du tout. Ce sont plus des histoires d’hydraulique et de viscosité, qui se déroulent dans ces profondeurs d’où tout provient. Je crois qu’une des raisons de la concision des pièces dans mon concert du Carnegie Hall, par exemple, c’est la concentration que chacun manifestait dans la salle et aussi la certitude qui m’habitait de parvenir à exprimer ce que j’avais en tête. Parce que quand on improvise, si on est submergé par tout un tas d’éléments qu’on n’arrive pas à focaliser, alors on ne sait pas ce qu’entend vraiment le public. Non pas qu’on ait besoin de le savoir, mais c’est une chose très agréable d’avoir cette sensation...

On a tendance à jouer jusqu’à ressentir qu’il n’y a plus de nécessité à faire long… En tant qu’improvisateur, comme on peut faire ce qu’on veut, le truc c’est d’aller jusque-là où l’on ne sent plus le public avec soi d’une façon ou d’une autre. Des fois, c’est autre chose : on commence à jouer quelque chose de mélodique ou une figure ou un motif qu’on ne croit pas avoir jamais travaillé auparavant. C’est en partie dû à l’environnement, la salle de concert, le piano. Et pour une raison ou une autre, on ne peut pas aller plus loin – parce que pour creuser cette humeur on ressent qu’il faudrait plus de temps pour que le propos puisse gagner en maturité… Un de mes ostéopathes m’a demandé : "Laissez-moi voir comment vous jouez". Je l’ai fait et il m’a dit : "Vous savez, il vous serait très profitable de respirer ? "[rires] Je me suis récrié : "Oh, parce que je ne respire pas ?", et il m’a assuré : "Sans doute pas assez. Je suis sûr qu’un peu plus d’oxygène pourrait vous aider."

Pensez-vous que votre approche du jeu a évolué avec l’âge ?
Keith Jarrett : C’est sans doute le résultat final de tout ce à quoi j’ai toujours aspiré. Quand quelqu’un arrive à la soixantaine en ayant fait toute sa vie quelque chose en particulier, on peut espérer qu’il en sache un peu plus à ce sujet qu’au début. Et l’une des choses que vous savez, c’est qu’à tout instant ça peut être la dernière fois que vous jouez. Alors vous allez essayer de vous inscrire toujours plus profondément dans le monde qui vous environne - de donner toujours plus de vous-même dans chaque instant du concert. Car, je ne dis pas ça de façon négative, ça peut être votre dernier concert. Je disais à mes étudiants : "Souvenez- vous que vous ne devez pas jouer comme si vous aviez l’éternité devant vous. Jouez comme si c’était votre dernière chance de le faire. Et alors voyez ce que vous en tirez comme conclusion. Parce que vous ne prendrez jamais deux fois la même décision. Il se peut très bien que pour la première fois vous soyez amené à haïr votre façon de jouer - et ce sera une chose très bénéfique à apprendre."

Comment peut-on trouver sa propre voie ?
Keith Jarrett : Vous savez, quand on est jeune, on ne pense justement qu’à une chose : trouver sa propre voie. Si l’on est chanceux (à vrai dire pas que chanceux… Si on travaille comme un maniaque aussi) on trouve cette voie. Et si l’on est assez stupide pour penser qu’on est arrivé, alors on en reste là pour le restant de ses jours. Si l’on se rend compte que ce n’est qu’une étape supplémentaire, ce qu’il reste à faire c’est travailler réellement le piano. Ce que tu trouves alors au piano, peu importe ce que c’est, mais ça t’appartient, parce qu’aucune voie n’est interchangeable. C’est précisément ce sur quoi tu t’es engagé à travailler qui fera que l’on saura reconnaître ton style de jeu. Mais c’est le privilège des musiciens qui ont assez d’expérience. Des musiciens qui ont la chance d’être suffisamment en forme pour pouvoir, physiquement, faire ce qu’ils ont à faire - et je dois dire que je passe le plus clair de mon temps à m’entraîner pour rester en forme, pas seulement à faire du piano. Juste pour que mon corps et ma tête demeurent connectés, il me faut rester en forme. Parce qu’alors c’est la confiance qui commence à se détériorer.

Comment décidez-vous de ce que vous allez jouer quand vous êtes seul en scène sans programme préétabli ?
Keith Jarrett : L’inévitable doit advenir, pas ce qui est évident. Un accord de ré majeur peut littéralement me crier au visage pour être joué. Bien sûr s’il en arrive à me hurler au visage, il doit absolument être joué [rires]… Ce que j’appelle l’inévitable c’est ce qui, quand on se met en situation d’ouverture totale, apparaît comme étant la seule chose possible à jouer. Et on ne juge pas ce genre de sensation… Cependant, quand on est pianiste et qu’on n’a pas le talent pour faire de son piano ce qu’on veut, on est coincé avec des notes qu’on ne peut pas jouer. Et l’auditeur n’est pas censé savoir qu’il vous était impossible de jouer autre chose.

Quand un auditeur est touché par ce qui se joue c’est que quelque chose de l’ordre de cet inévitable, et du savoir que le musicien en a, passe jusqu’à lui. C’est ça que l’auditeur va percevoir quand je vais jouer mon accord de ré majeur. Il entend que je sais qu’il ne peut en être autrement. [rires] C’est là que se trouve mon public. C’est le cœur de mon audience. Pour rien au monde je n’échangerais ma façon d’être face à la musique pour une autre, parce que tant de choses surviennent avec cette façon de l’aborder, que si tu peux relever ce genre de défi c’est juste… un émerveillement incessant.

En quoi l'expérience du solo diffère-t-elle de celle du trio, avec Gary Peacock et Jack DeJohnette ?
Keith Jarrett : Il n’y a presque aucune comparaison possible entre une situation de groupe et un solo en terme de confiance, de peur ou de sécurité parce qu’on a, d’un côté, une situation du genre «tout est sous contrôle» avec le groupe et, de l’autre, une situation «rien n’est sous contrôle» en solo… [rires] Quand un concert solo est bon, les retombées sont énormes. Quand un concert en trio est le meilleur qui puisse être, on peut obtenir le même type de retour. Mais le solo est une épreuve tellement dure à affronter – sur toute la durée du concert – pour donner la matière d’un disque… Et toutes les années que j’ai pu passer à expérimenter ce format n’entrent absolument pas en jeu ! Mais quand on enregistre en trio (et c’est quelque chose que j’ai en projet), ça se joue beaucoup plus au niveau d’un nouveau degré de synergie à atteindre. Un nouveau degré collectif. Il ne s’agit pas pour moi de prouver quoi que ce soit au niveau de ma technique personnelle. Le solo est une chose tellement sérieuse qu’il est difficile de se lancer dans une comparaison.

En solo si je n’y suis pas, rien ne se passe… C’est terrifiant quand on y pense. Et puis il y a un côté austère dans le solo, c’est une autre chose à prendre en considération. En trio, quand on dîne avant le concert, on s’amuse, on partage des anecdotes sur les autres musiciens. C’est une tout autre ambiance qui appartient en propre à la tradition du jazz. Et on adore ça… Ce n’est que du plaisir. D’autant qu’après on va jouer : le plaisir est redoublé.

Improviser, seul, sur scène constitue une véritable épreuve nerveuse : la maîtrisez-vous mieux au fil du temps ?
Keith Jarrett : Non. ça n’apporte aucune confiance supplémentaire d’avoir joué en solo toutes ces années. Le sentiment d’insécurité en fait s’est même accentué – comme si la musique devenant meilleure, l’insécurité s’approfondissait. C’est un poids chaque fois plus lourd. Parce que ce que vous avez construit au fil du temps en tant que musicien, c’est précisément ce contre quoi vous devez jouer en cherchant à repartir toujours de votre expérience et non pas de vos créations antérieures. Ce savoir dont vous n’avez pas besoin est purement théorique, parce qu’en réalité vous ne savez rien ! Alors on se lance, on est censé s’aventurer, seul, face à un public qui, peut-être, en partie n’a pas une bonne opinion de vous. Et vous ne pouvez pas vous laisser affecter par ce genre de considération. Alors l’insécurité s’accroît en vous un peu comme ces boules de neige qui dévalent du haut d’une montagne et prennent de la vitesse. Si vous pouvez être plus rapide que votre insécurité, alors vous remportez la bataille. Et alors c’est le début de ce qu’on appelle l’expérience. C’est pourquoi je crois que l’insécurité et l’expérience vont de pair.

Si je n’étais pas inquiet quand je monte sur scène, je serais sûr de quoi au juste ? Sûr de savoir que je suis sûr ? Je veux dire, je n’aurais plus de musique à jouer [rires]. C’est l’insécurité en quelque sorte qui me pousse sur scène – si je me débrouille bien je me retrouve sur la boule de neige ou quelque chose comme ça…Et avant que ça m’écrase, je me mets à jouer. Je me retrouve éjecté et c’est ma curiosité qui prend le dessus et je me dis : Mon Dieu, il y a beaucoup de touches sur ce piano et je sais tout d’elles, alors pourquoi est-ce que je me fais du souci ? Je suis très précisément là où j’aimerais être. Alors c’est comme une tapisserie – c’est un tissage de ces forces qui a créé la possibilité qu’un bon concert puisse advenir… Les gens me demandent souvent comment je me prépare avant un concert, et je réponds toujours la même chose: "Je ne fais rien, j’attends que le moment arrive…".

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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par bernard »

merci Christof pour ce superbe travail, quel plaisir de pouvoir le consulter à loisir sur le forum
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par pianojar »

En ce qui concerne Cecil Taylor, Keith a dit dans une interview que le seul point commun qu'il avait avec lui c'était son aversion profonde pour les interviews.... :D
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Christof »

bernard a écrit : ven. 27 sept., 2019 23:18 merci Christof pour ce superbe travail, quel plaisir de pouvoir le consulter à loisir sur le forum
Merci pour ce retour ! Cela fait plaisir.
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Christof »

pianojar a écrit : ven. 27 sept., 2019 23:48 En ce qui concerne Cecil Taylor, Keith a dit dans une interview que le seul point commun qu'il avait avec lui c'était son aversion profonde pour les interviews.... :D
J'entends quand même une certaine identité entre les deux ? (même si on peut dire que c'est assez lointain ?... cf. le morceau de Cecil Taylor mis en écoute dans l'article). Peut-être cette conception de la liberté...
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par pianojar »

Une influence qui lui est attribuée mais non affirmée par lui est le pianiste injustement peu connu John Coates Jr qui jouait souvent au Deer Head Inn ou le trio a enregistré un de ces live
J'ai pas mal de vinyles de lui et la similarité est quelquefois assez frappante
ici par exemple
Il a été mentionné par certains journalistes qu'il avait été vu dans le public
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Christof »

pianojar a écrit : sam. 28 sept., 2019 0:22 Une influence qui lui est attribuée mais non affirmée par lui est le pianiste injustement peu connu John Coates Jr qui jouait souvent au Deer Head Inn ou le trio a enregistré un de ces live
J'ai pas mal de vinyles de lui et la similarité est quelquefois assez frappante
ici par exemple
Il a été mentionné par certains journalistes qu'il avait été vu dans le public
Ah ben ça, j'en savais rien. Trop fort ! Oui, cela se peut. En allant sur internet, je viens de voir qu'il était plus âgé que Jarrett (7 ans de plus) et qu'il avait joué dans les clubs très tôt...
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par pianojar »

J'ai vu cela de mentionné dans un commentaire video youtube mais je n'ai pas la source
"His style, introspective and elegant, is strongly influenced by the playing of Bill Evans . In turn, pianist Keith Jarrett recognizes him as one of his first major influences"
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