Histoire du jazz à ma façon (suite)... Hommage à Michel Petrucciani

Théorie, jeu, répertoire, enseignement, partitions
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Christof
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Christof »

jazzy a écrit : dim. 11 avr., 2021 15:10 Mais n'est-ce pas trop riche pour un accompagnement? Enfin quand on s'appelle Bill Evans on a droit à la liberté de création...
De mon côté, je ne trouve pas : il place d'ailleurs toujours tout en fonction du chanteur, pour lui donner le plus de place possible. Et puis c'est ce que les deux artistes voulaient. Être le plus possible en interaction. Les deux sont leader.
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Christof
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Christof »

Gershwin' a écrit : sam. 10 avr., 2021 23:42 Bonjour bonsoir...! (mon dernier message date de bientôt 10 ans, Madre Mia! :shock: )

Merci pour ce partage Christof! J'ai lu une partie de tes articles avec les liens Youtube en fond sonore :)

Concernant Earl Hines, je n'avais pas bien fait le rapprochement qu'il faisait partie de la "clique" d'Armstrong (même si ces deux-là, avec leur longévité, ont dû faire partie de beaucoup de cliques à eux deux!)!

Quant à Fats Waller, il m'arrive de travailler Handful of Keys mais ces intervalles généreux à ce tempo endiablé, c'est exigeant!!

Je m'attarderai plus tard sur Bill Evans, Oscar Peterson et Art Tatum (bon et peut-être aussi Keith Jarrett, mais l'article est long haha!) :) Outre ceux déjà cités, je serais assez intéressé par un topo sur Ahmad Jamal, Brubeck, Horace Silver, Bobby Timmons, Wynton Kelly, Petrucciani, Cedar Walton... :D

Ah et je vais regarder un peu les vidéos sur les block chords... Je connais ce qu'en dit Mark Levine dans son Livre du Piano Jazz, mais je n'ai peut-être fait qu'effleurer le sujet du coup... ^^" Mais je viens de faire une recherche sur le forum et je vois qu'il y a pas mal de topics dédiés au jazz... Je sens que je vais regarder ça de plus près :)
Hello Gerswhin. Merci pour ton message. Tu suivais toujours PM ou es-tu arrivé sur la page complètement par hasard ?
Oui, c'est prévu pour Brubeck, Ahmad Jamal, Horace... Je crois que j'ai déjà un peu parlé de Winton Kelly (je crois que c'était dans un article que j'avais écrit sur l'enregistrement de "Kinf of Blue", mais peut-être que je confonds).
Michel Petrucciani, je comptais aussi en parler...

Mais il va falloir être patient. En fait, j'en étais plus ou moins resté à Art Tatum, et je n'avais pas fini. J'avais dans la tête de mettre des exemples, donc aussi les travailler un peu, mais tu sais comment c'est, il y a tellement de choses qui viennent te chercher et du coup j'avais laissé un peu en plan. En ce moment, je suis pas mal sur Bill Evans: je vais continuer et parler précisément de sa phase avec Eddie Gomez et Jack Dejohnette, d'autant plus qu'on a retrouvé de superbes enregistrements du trio quelque 50 années plus tard. Celle-ci, à mon avis, a été fondatrice pour Bill Evans comme phase pivot l'amenant à vouloir encore plus entendre (comme le faisait Dejohnette) de jeu à la cymbale sous la baguette du batteur.

De ton côté, en dehors de Fats Waller, tu joue quel type de jazz ? As-tu déjà mis des morceaux en écoute ?

En tous cas, merci encore d'être passé par là et ravi que ces pages t'intéressent. Cela m'encourage aussi.
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Gershwin'
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Gershwin' »

Christof a écrit : mar. 13 avr., 2021 16:01 Hello Gerswhin. Merci pour ton message. Tu suivais toujours PM ou es-tu arrivé sur la page complètement par hasard ?
Oui, c'est prévu pour Brubeck, Ahmad Jamal, Horace... Je crois que j'ai déjà un peu parlé de Winton Kelly (je crois que c'était dans un article que j'avais écrit sur l'enregistrement de "Kinf of Blue", mais peut-être que je confonds).
Michel Petrucciani, je comptais aussi en parler...

Mais il va falloir être patient. En fait, j'en étais plus ou moins resté à Art Tatum, et je n'avais pas fini. J'avais dans la tête de mettre des exemples, donc aussi les travailler un peu, mais tu sais comment c'est, il y a tellement de choses qui viennent te chercher et du coup j'avais laissé un peu en plan. En ce moment, je suis pas mal sur Bill Evans: je vais continuer et parler précisément de sa phase avec Eddie Gomez et Jack Dejohnette, d'autant plus qu'on a retrouvé de superbes enregistrements du trio quelque 50 années plus tard. Celle-ci, à mon avis, a été fondatrice pour Bill Evans comme phase pivot l'amenant à vouloir encore plus entendre (comme le faisait Dejohnette) de jeu à la cymbale sous la baguette du batteur.

De ton côté, en dehors de Fats Waller, tu joue quel type de jazz ? As-tu déjà mis des morceaux en écoute ?

En tous cas, merci encore d'être passé par là et ravi que ces pages t'intéressent. Cela m'encourage aussi.
Disons que j'avais conservé mes favoris et j'aime toujours le concept des forums même si je n'en fréquentais plus aucun pour je ne sais quelle raison! Je suis un peu revenu par hasard oui!

En dehors de Fats Waller, je joue un peu de tout en fait, j'ai pas mal de partitions dans tout un tas de styles (du classique au jazz en passant par tout un tas de trucs (quoiqu'en fait j'ai beaucoup plus de classique que de jazz)). Mais voilà, sorti des partitions, je suis déjà moins à l'aise! Et pourtant il m'est souvent arrivé d'improviser complètement à l'instinct et de faire des trucs pas mal. Après j'avais un peu l'impression de souvent retourner sur les mêmes clichés et les mêmes gammes. Mais depuis 2 ans je dirais, je me suis penché plus sérieusement sur le jazz, sur la théorie mais aussi sur la pratique dans un petit conservatoire (bon, il y a peu de monde, sans parler des conditions sanitaires actuelles...)! Du coup je commence à me familiariser avec le fait de bien respecter une grille pendant une improvisation (l'autre jour j'écoutais Oscar Peterson improviser, ça allait à 100 à l'heure mais je me suis amusé à compter les mesures et c'est toujours bluffant et satisfaisant de les voir retomber pile poil sur leurs pattes à la fin!). Mais j'en suis encore au stade où j'emmagasine pas mal de choses avant de pouvoir me les approprier! Je viens de finir un arrangement pour piano solo de "Alice in Wonderland" justement, en essayant d'appliquer un maximum de choses que j'ai apprises grâce au livre de Mark Levine. Je crois qu'il y a un topic pour poster ça ici, non?

Pour parler plus de style de jazz, petit j'ai commencé par le style New Orleans, le ragtime, le boogie et le blues. Ca m'est resté longtemps. Et aujourd'hui je suis toujours très branché par tout ce qui swingue ou groove! Du stride de James P. Johnson au Hard Bop de Horace Silver, Chick Corea ou Herbie Hancock (les albums avec Freddie Hubbard sur le label CTI) en passant par les orchestres de Benny Goodman et Glenn Miller et par les influences latines de Cedar Walton et Petrucciani jusqu'à la fusion avec le funk de Herbie Hancock et ses Headhunters, Jan Hammer, Stevie Wonder... Mais j'aime aussi les choses plus éthérées et l'ambiance d'un All Blues ou d'un Seven Steps to Heaven de Miles ou encore des couleurs d'un McCoy Tyner avec Coltrane ou bien d'un Bill Evans sur son You Must Believe in Spring... Bien sûr je n'ai pas dit que je jouais tout ça! Avec une partition pas de problème mais comme je l'ai dit, je suis encore/toujours débutant sans partition! Mais j'y travaille!!
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Christof
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Christof »

Merci Gershwin pour ta longue réponse.
Répertoire très large pour toi alors. C'est chouette. Chaque style fait découvrir de nouvelle choses. C'est important.

Pour publier un morceau, tu peux t'abonner à soundcloud (c'est gratuit) et ensuite soit te créer un fil où tu mets tout ce que tu apprends et joue (pas mal de pmistes on fait un fil "Aprentissage (et nom). Mais sinon, tu peux aussi mettre les morceaux dans le fil "le jazz et le piano jazz vu pat les pmistes".

Toi qui aimes Oscar, j'ai fait à une époque un relevé de C jam blues (version de son disque "Night Train". Si cela t'intéresse, mets moi en mp ton mail et je te l'enverrai.

Ninoff
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Ninoff »

Oui souvent le spirituel participe à grandir nos interprétations, notamment lorsque l’on joue dans les églises.
Bill Evans fait parti de ces grands maîtres du Jazz.
Merci de nous partager ta divine passion pour le jazz..
Un bonheur...
Marielepiano
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Re: Une histoire du jazz à ma façon...

Message par Marielepiano »

Merci Christof,
C est toujours un bonheur de réécouter Oscar Peterson :wink: ,
Une petite piqûre de rappel qui ne me vaccinera jamais contre le jazz :mrgreen:
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Christof
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Re: Une histoire du jazz à ma façon... Le génie d'Art Tatum (3)

Message par Christof »

Je ne sais pas si vous aviez remarqué, j'avais laissé en plan depuis très longtemps la suite des épisodes consacrés à Art Tatum... Voici donc la suite car j'aime bien finir ce que j'ai commencé, d'autant plus que j'ai l'intention ensuite de faire une très longue saga sur Bill Evans

7ème épisode : Le génie d'Art Tatum (3)

Rappel : Introduction (1)
Le génie d’Art Tatum (2)


tatum_magicien.jpg
tatum_magicien.jpg (49.47 Kio) Vu 497 fois
A l’été 1929 (il a alors 19 ans), Art est engagé comme artiste permanent à la W.S.P.D, une radio de Toledo, où il joue chaque jour pendant un quart d’heure. L’originalité et la qualité de son jeu suscitent un tel engouement de la part des auditeurs que son émission sera ensuite diffusée à l’échelle nationale. Tatum va collaborer ainsi pendant deux ans avec W.S.P.D, ce qui ne l’empêche pas de jouer dans de nombreux clubs de la région, puis de temps en temps de se produire à Cleveland.
A cette époque, Art Tatum, est déjà considéré comme un grand technicien du piano, possédant une rapidité d’exécution que bon nombre de musiciens de jazz lui envient. Comme déjà dit dans le précédent épisode, Art a beaucoup écouté les pianistes de stride, par exemple Willie Smith (The Lion, qui avait la particularité de travailler son piano dans l’obscurité afin d’habituer ses doigts, se poignets, à «sentir» le piano… Il jouait les exercices les plus difficiles avec une pièce d’étoffe interposée entre ses doigts et le clavier, afin d’accroître sa dextérité). Il avait aussi écouté James P. Johnson, l’un des plus célèbres et virtuoses pianistes de stride de Harlem, mais aussi Fats Waller qui aura une influence décisive sur le jeu d’Art Tatum. Fats Waller avait étudié à fond la musique classique et sa maîtrise technique était éblouissante. Art a également beaucoup écouté Earl Hines (qui lui aussi avait une solide formation classique).

Art intègre en 1928 la formation du batteur et chanteur Speed Webb. Puis en 1932, il accompagne une chanteuse de cabaret, Adélaïde Hall, de renommée internationale et célèbre pour son interprétation discographique de «Creole Love Call» de Duke Ellington, dans l’orchestre duquel elle a chanté précédemment (en 1927-1928). Tatum se fait très vite remarquer par la vitesse avec laquelle il réussit à mémoriser les arrangements souvent complexes des chansons de Hall.
Il est alors rapidement propulsé au premier plan et devient la coqueluche du jazz. Sa réputation se répand comme une traînée de poudre et les quelques musiciens qui le connaissent se chargent de l’emmener dans tous les clubs, où ils le font jouer, et où il suscite autant d’étonnement que d’admiration. Partout, il fait l’objet d’une attention et d’une vénération exceptionnelle encore jamais vue. Ils participent aussi à de nombreux « duels » que se lancent les instrumentistes et en sort vainqueur à chaque fois. C’est ainsi que, le lendemain de son premier passage à New York, Fats Waller, Willie Smith "The Lion" et James P. Johnson l’entraînent dans une cession au cours de laquelle il les surclassera tous.

Premiers enregistrements discographiques

Ses premiers enregistrements discographiques, qui datent de 1933 pour le label Brunswick ont fait dire aux musicologues qui avaient eu la chance de les écouter que Tatum avait déjà façonné alors son style si caractéristique. Ainsi, le pianiste exécutait des arpèges et de longues phrases ascendantes puis descendantes à une vitesse folle sur tout le clavier, puis coupait brusquement ces lignes par une autre figure mélodique et rythmique (j’y reviendrai plus précisément dans un autre épisode), à l’inverse de Earl Hines par exemple. Là où Earl Hines, plus abrupt, pouvait, après avoir interrompu la première figure, intercaler une deuxième, puis une troisième figure, Art Tatum aimait à exploiter les possibilités de chaque figure, qu’il développait le plus longtemps possible.

Il joue durant des nuits entières et commence à intimider les autres pianistes au point qu’un certain nombre d’entre eux, impressionnés par son talent, perdent leurs moyens en sa présence, et que d’autre refusent de jouer devant lui. Tous, cependant, non seulement les pianistes mais aussi les autres musiciens, se précipitent pour l’entendre dès qu’il se produit quelque part. Pendant une dizaine d’années, il va ainsi jouer aussi en solo, suscitant l’enthousiasme et continuant d’établir sa réputation de génial virtuose.
Pendant cette période particulièrement fertile, il abandonne petit à petit le style stride : "Art Tatum possédait la maîtrise complète de son expression musicale, que l’on pourrait définir par plénitude de l’harmonie, perfection du swing et du tempo, indépendance rythmique, invention illimitée. Son sens de l’harmonie était d’un raffinement qui n’avait jamais été atteint jusque là", dira Claude Bolling. "Son indépendance des mains lui a permis des choses tout à fait nouvelles, comme jouer des rythmes différents dans chaque main, commencer un trait à droite et le finir à gauche ou vice versa, pendant que la main libre exécutait un autre motif. Une autre caractéristique de son style était de jouer implacablement « a tempo » pendant un certain moment, puis de se lancer dans une variation d’une fantaisie et d’une apparente arythmie telle qu’il semblait se perdre lui-même, rendant la conclusion impossible, et pourtant, ce débordement rentrait alors dans son lit pour suivre la logique des choses".

Ainsi, en ces années trente, les conceptions harmoniques d’Art Tatum sont beaucoup plus développées, plus profondes et plus subtiles que celles des autres pianistes de swing. Sa technique force l’admiration de tous les musiciens. La pianiste Hazel Scott a d’ailleurs raconté : « une nuit, Artie Shaw, Vladimir Horowitz et moi-même allâmes au Café Society Dowtown ou travaillait Art. Horowitz fut bouleversé. Après l’avoir entendu se lancer dans une folle improvisation sur le thème de «Tiger Rag», le grand pianiste classique répétait «Ce n’est pas vrai ! Je ne peux en croire ni mes yeux ni mes oreilles.». Deux jours plus tard, Horowitz décide de revenir au club, cette fois accompagné de son beau-frère Arturo Toscanini : le grand chef d’orchestre, à son tour, sera émerveillé par l’aisance d’Art Tatum.

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Avec Billie Holliday

Après avoir fait les beaux jours dans les clubs new-yorkais, avec Billie Holliday, Coleman Hawkins et bien d’autres stars du jazz, Art Tatum s’installe en 1934 à Cleveland, puis deux ans plus tard à Chicago, notamment au Three Deuces pendant six mois, où travaille Charlie Parker (il a effectué aussi avant un passage par Los Angeles, où il devient l’attraction de nombreux clubs). Peu après, il se rend à Hollywood, où il donne un concert extraordinaire au Paramount Theater et où il se produit aussi un moment au club Alabam.

En 1937, il revient à New-York et se replonge dans les délices des clubs de la 52ème rue.

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Dès lors, le pianiste a assimilé tous les courants de jazz. Il enregistre très rarement au cours de cette période, malgré son immense popularité (on notera aussi qu’il se rendra en Europe en 1939, où il jouera notamment au Ciro’s et Paradise club de Londres). Peut-être parce qu’il paraît difficile à ce moment-là de commercialiser des albums de piano solo, en face des réalisations dansantes ou non, des orchestres de swing. Mais aussi sûrement pour a raison que le format discographique de quelques minutes seulement ne convient pas à un imaginatif comme lui, qui a besoin de développer ses variations au-delà du « temps réglementaire ». Car comme tous les génies de l’improvisation, il se lance souvent dans de long chorus où il donne la pleine mesure de son talent. De même que John Coltrane un peu plus tard, il a besoin d’enchaîner et de développer ses idées harmoniques.

Tatum en 1940 :


Malgré quelques tentatives, Art Tatum ne sera jamais un pianiste de grand orchestre (les grands orchestres swing de l'époque): il est bien trop extraverti pour cela, sur le plan musical s’entend, pour se plier à la discipline d’un big band. Son monde, c’est celui des clubs, même s’il aura de temps en temps à souffrir de l’incompréhension du public. Mais par exemple en 1941, Tatum se produit et enregistre avec une (petite) formation qui comprend Joe Thomas à la trompette, Edmond Hall à la clarinette, John Collins (parfois remplacé par Oscar Moore) à la guitare, Billy Taylor à la basse et Eddie Dougherty ou Yank Porter à la batterie. Parmi les quelques enregistrements disponibles, Stompin at the Savoy (composition de Bennie Goodman) montre par exemple qu’Art Tatum peut se fondre dans un ensemble : le piano reste ici en retrait, la part belle étant laissée aux instruments à vent.

Battery Bounce est l’une des rares compositions du pianiste dans ce groupe : Tatum y est, là encore, effacé, discret mais efficace en pivot de la section rythmique.



Rock me Mama est un blues joué à la manière des musiciens de Chicago, sentimental et plaintif, et qui prouve que Tatum pouvait aussi interpréter ce style de musique avec émotion et sans développements inutiles…



Parallèlement, Art Tatum continue à travailler en soliste dans les clubs et également, à partir de 1943, un peu sur le modèle de Nat King Cole, il forme un trio avec Slam Stewart à la contrebasse et Tiny Grimes à la guitare (lequel sera ensuite remplacé par Everett Barksdale.

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Tatum semble promis à un avenir radieux, le public est conquis par la manière avec laquelle les trois hommes entrecroisent leurs arpèges. Le groupe sera l’une des vedettes du concert organisé par la revue Esquire au Metropolitan Opera House de New-York le 18 janvier 1944.



Il incarne alors l’avant-garde du jazz, jusqu’en 1945, qui est l’année de l’irruption du bop et de la fulgurante ascension de Charlie Parker. Tatum est alors relégué au second plan de la scène musicale, jusqu’en 1950 où il va connaître un regain d’intérêt.

A suivre...
Modifié en dernier par Christof le ven. 23 juin, 2023 12:00, modifié 2 fois.
Ninoff
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Re: Une histoire du jazz à ma façon... Le génie d'Art Tatum (3)

Message par Ninoff »

Merci Christof de ce beau résumé sur Art Tatum, un virtuose du clavier, pour qu’Horowitz soit émerveillé, cela laisse songeur...
👌👌👌👌👌
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flober
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Re: Une histoire du jazz à ma façon... Le génie d'Art Tatum (3)

Message par flober »

Merci Christof de partager ta passion pour Art !

En effet il est plus un soliste qu'un accompagnateur.
On s'en rend bien compte lorsqu'on écoute Ben Webster avec Tatum ou avec Oscar Peterson, albums enregistrés dans la même période.
Le second est beaucoup plus joueur et s'efface pour laisser la musique, plus grande que sa personne, s'épanouir.



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Re: Une histoire du jazz à ma façon... Le génie d'Art Tatum (3)

Message par mh_piano »

Merci Christof de reprendre cette série !
Le talent d'Art Tatum méritait bien ça.
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Re: UMne histoire du jazz à ma façon... Le génie d'Art Tatum (3)

Message par Christof »

Merci Ninoff, Flober et Mh_piano pour vos messages.
Oui FLober, c'est sûr qu'Art Tatum n'était pas forcément un accompagnateur qui savait s'effacer. Toujours tenté de mettre ses broderies et descentes rapide... Oscar Peterson était un fervent admirateur d'Art.

Ici une vidéo où Count Basie et Oscar en parlent
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Christof
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Re: Une histoire du jazz à ma façon... Le génie d'Art Tatum (4)

Message par Christof »

7ème épisode : Le génie d'Art Tatum (4)

Rappel : Introduction (1)
Le génie d’Art Tatum (2)
Le génie d’Art Tatum (3)


tatum_magicien.jpg
tatum_magicien.jpg (49.47 Kio) Vu 495 fois
En 1945, on a pu entendre un peu Art Tatum dans des émissions à la radio. Il fait par ailleurs seulement deux sessions de studio, et aussi quatre morceaux dans le sextette de Barney Bigard. En mai, il enregistre à Los Angeles neufmorceaux en piano solo. Il ne fera plus aucun enregistrement en trio jusqu’à 1952. En fait de 1945 à 1952, il n’en fit que très peu. Comme expliqué dans l’épisode précédent, Tatum est alors un peu relégué au second plan de la scène musicale à partir de cette époque, lors de l’apparition du be bop… jusqu’en 1950 où il va connaître un regain d’intérêt.

Une chose importante à noter, d’avant-garde comme l'était la musique d'Art Tatum : il a été l’un des premiers à enregistrer en piano solo. A l’inverse des big band swing, où la musique finalement était plus là pour danser pour que pour être écoutée, la musique solo d’Art Tatum invitait à s’asseoir et écouter…
En 1945, c’est-à-dire à la fin de la seconde guerre mondiale, on voit émerger un nouveau style dans les clubs New-Yorkais de la 52e rue, le be bop, avec des musiciens comme Dizzie Gillespie, Thelonius Monk, Charlie Parker, Bud Powell, Al Haig, Max Roach, Kenny Clarke… Là, aussi, ce n’était plus une musique à danser, mais à écouter…

Ce n’est pas d’ailleurs que Art Tatum n’aurait pas pu jouer be-bop (il en est finalement aussi l’un des précurseurs lorsqu’on regarde sa science harmonique et ses chorus (à des tempi ultra rapides) qui pourraient être dans une certaines mesure apparentés à ceux d’un soufflant, mais la recherche d’Art était autre. Et puis finalement, dans son jeu, il était déjà un orchestre à lui tout seul.

On peu d’ailleurs penser que Charlie Parker a très probablement écouté les enregistrements d’Art Tatum, et a pu l’entendre à New-York fin 1938 ou 39 quand il s’est rendu à Chicago. Il faut savoir aussi que Parker a été plus tard plongeur un temps au Chicken Shak à Harlem, où jouait Tatum… Et donc le saxophoniste a pu à loisir s’immerger dans le flux Tatumien et ses océans de notes. Parker aurait d’ailleurs confié un jour à Teddy Wilson « Tatum est comme Beethoven ! ».

Image
Charlie Parker

Dommage qu’ils n’aient jamais joué ensemble… Cela d’ailleurs failli se faire en 1951, comme l’a raconté All Levitt : "C’était à New York, au Cafe Society Downtown. Art Tatum jouait alors avec son trio. Parker se tenait au bar, écoutant le trio jouer «Tea for two» (un morceau que Tatum n’a cessé de jouer à partir du moment où il l’a enregistré vingt ans plus tôt).



Bird écoutait attentivement, avec un sourire sur le visage, appréciant ce qu’il entendait. Parker sortit alors son sax, attendit la fin d’un chorus, et s’avança vers la scène en commençant à jouer. Art Tatum, un peu choqué, lui adressa un «no, no, no, no». Parker paru un instant désappointé, s’arrêta de jouer et tourna les talons, et s’assit sur une chaise. En fin de soirée, un quintet était censé jouer pour faire danser… Parker joua alors du Be bop pour le plus grand plaisir des auditeurs" .

On ne sait pas trop pourquoi Art avait refusé : sentait-il à ce moment précis qu’il était en train de faire un concert, utilisant des arrangements avec son trio que Bird aurait interrompus ? Pensait-il que le style de Parker était trop loin du sien ? Était-ce de l’ego ? Quelles que fussent les raisons, tous les musiciens présents dans ce club ce soir-là ont été privés d’une rencontre entre deux géants, deux musiciens en pleine possessions de leurs instruments, deux musiciens au-dessus du lot.

Les années 1950 : un regain pour Art Tatum

C’est au début des années 1950 qu’Art Tatum se retrouve au premier plan, lorsque Norman Granz, l’organisateur des fameux concert JATP (Jazz at the Philarmonic), lui proposera de graver sur son label, et dans une absolue liberté, autant de disques qu’il le souhaite.

Granz en effet pensait qu’Art n’avait jamais été présenté sur des disques de façon adéquate et le producteur voulait alors faire un monument de ce qu’il voyait dans le génie d’Art Tatum. Et c’était sans précédent dans l’histoire de l’industrie phonographique, l’invitant dans le studio, démarrant la bande et le laisser jouer ce qu’il voulait.
En deux jours en décembre 1953, Tatum va enregistrer soixante-dix solos (une seule prise pour chacun à l’exception de trois) et deux autres sessions, encore soixante quatorze solos, soit à l’époque le plus gigantesque enregistrement fait pour un artiste. Ces morceaux étaient largement issus des standards, un «potpourri» des thèmes de chansons américains les plus populaires, la plupart ayant d’ailleurs déjà été enregistrées dans d’autres disques précédents de l’artiste. Mais ici, pas de limite de temps pour le morceau, et la plupart d’entre eux durent de 5 à 6 minutes.



C’est d’ailleurs surprenant de voir aussi que, dans une situation libre comme celle-ci, Tatum se limite volontairement la plupart du temps dans des morceaux durant deux à trois minutes, peut-être du fait de l’habitude prise par les limites imposées par les anciens enregistrements 78 tours.

Ces enregistrements seront accueillis avec enthousiasme par certains, mais aussi avec suspicion pour d’autres. Les détracteurs de Tatum, comme par exemple André Hodeir, lui reprochent d’enjoliver des thèmes composés par d’autres, et de les surcharger d’effets, d’arpèges et de fioritures qui les éloignent de l’essentiel, la pulsation rythmique, allant jusqu’à dire que les "enjolivures" tissées par Tatum ne sont que des ficelles d’interprétation, des procédés répétés systématiquement et qui affaiblissent les compositions. De leurs côtés, les défenseurs mettent en avant la richesse harmonique et la grâce limpide de l’ornementation, l’inspiration de ses improvisations ainsi que son jeu lumineux et méticuleux. Selon eux, ces plages sont toutefois impuissantes à restituer l’immense talent créatif de Tatum, lequel trouve sa pleine puissance expressive lorsqu’il improvise dans un club à la fin d’une nuit enfiévrée.

Ceux qui lui reprochent ses excès d’ornementations comme présentant une signification musicale minime, voire son maniérisme, en fait négligent bien trop le travail de conception harmonique et rythmique qu’elles impliquent et qui a amené un apport fondamental dans le jazz, ayant influencé nombre de musiciens et de pianistes (on pourrait d’ailleurs parmi eux citer Keith Jarrett). Mais il est vrai aussi que Tatum n’a jamais été meilleur qu’en club, comme si l’ambiance propre à ce genre de prestation l’inspirait plus que n’importe quelle autre.
Errol Garner a confié : "je dois dire que pour moi Tatum était un génie, trop tôt disparu. J’ai fait une tournée de concert avec lui (…). Chaque soir, il avait quelque chose de nouveau à présenter. C’était non seulement un extraordinaire technicien mais aussi un artiste doué d’une force d’expression unique".
Quand à McCoy Tyner : "Tatum a eu et possède encore une très grande influence, non seulement sur des pianistes traditionnels, mais aussi sur les pianistes modernes. C’était le plus grand pianiste qui n’ait jamais vécu. Tous les pianistes modernes se sont inspirés de lui, y compris Bud Powell. J’ai moi-même beaucoup écouté ses disques et ainsi découvert tout ce qu’il est possible de faire avec un piano. Je pense que Tatum est un génie".

Si on devait faire la liste de tous les pianistes qu’il a pu influencer, elle serait très très longue. A mon avis, Art Tatum est l’initiateur, non seulement du piano jazz "moderne", mais aussi d’une nouvelle conception de l’harmonie jazz (un autre maître en la matière est Bill Evans) qui va imprégner définitivement la suite de l’histoire du jazz..

Norman Granz va aussi avoir l’idée de combiner Art avec de nombreux groupes variés d’all stars que Granz choisit, par exemple Lionel Hampton, Buddy Rich, Benny Carter, Roy Eldrige, Harry Edison, Buddy de Franco, Ben Webster… ce qui mènera à sept sessions d’enregistrements.

Ici, les titres de cette seconde période nous montrent un musicien aimant jouer des morceaux de blues et des ballades traditionnelles, jouée en simplicité. Citons par exemple, dans les Tatum Group Masterpieces le superbe A foggy Day, avec le superbe clarinettiste Buddy de Franco, qui est peut-être le soliste qui a le mieux compris l’art de Tatum.



Art Tatum continue aussi de se produire en solo. La mode des clubs est alors à son apogée grâce à la fin de la Prohibition, et de nombreux endroits restent ouverts jusqu’à l’aube. Tatum n’hésitait pas à jouer au-delà des heures légales d’ouvertures.
C’est pendant cette période que sa santé va se détériorer, du fait de ses nombreux excès alimentaires et d’alcools qui n'on cessé depuis vingt-cinq ans, ainsi que de son mode de vie éprouvant. Sans que l'on sache vraiment de quoi il souffrait, il est pris de malaise et bien qu’il se soit arrêté de boire en 1954, rien ne va s'arranger.

En septembre 1955, il enregistre encore pour Norman Granz à Los Angeles, puis retourne à New York en novembre, jouant avec son trio au «Basin Street». En janvier 1956, il revient à Los Angeles pour enregistrer avec Red Callender et Jo Jones, et en février avec Red, Bill Douglass et Buddy de Franco. Puis il rejoue en mars avec son trio au London House de Chicago.

Tatum en 1955 :


En août 1956, Art jouera devant la plus large audience qu’il n’ait jamais eue, au Hollywood Bowl devant près de 19 000 spectateurs. En septembre, il enregistrera encore avec Ben Webster et apparaîtra lors de deux engagements en octobre avec son trio à l’Olivia’s El Pation Lounge à Washington, et au Red Hill dans le New-Jersey.

Art Tatum (piano), Ben Webster (sax ténor), Red Callender (contrebasse), Bill Douglass (batterie):


A la veille d’une tournée européenne qui devait le conduire pour la première fois en France, il décède à Los Angeles le 5 novembre 1956 d’une crise d’urémie associée à un taux de diabète important.

L’héritage d’Art Tatum est énorme : six cent vingt-neuf réalisations, pour pas moins de deux cent vingt-quatre différents labels, dans dix-neuf pays…

A suivre (avec une analyse d’un morceau)…
Modifié en dernier par Christof le ven. 23 juin, 2023 12:01, modifié 1 fois.
Ninoff
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Re: Une histoire du jazz à ma façon... Le génie d'Art Tatum (4)

Message par Ninoff »

Merci Christof pour ce nouvel épisode, un régal.
Art Tatum était vraiment un précurseur en son genre, dans le piano solo dont beaucoup s’inspirèrent par la suite...
Un grand concertiste ..
👌👌👌
Oukee
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Re: Une histoire du jazz à ma façon... Le génie d'Art Tatum (4)

Message par Oukee »

Merci pour ces analyses, c’est passionnant 👍 !
Quelques pianistes classiques se risquent à reprendre les morceaux les plus connus (tea for two, tiger rag). Lise de La Salle est la dernière en date.
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Re: Une histoire du jazz à ma façon... Le génie d'Art Tatum (4)

Message par Christof »

Merci beaucoup Ninoff et Oukee pour vos retours.

Je vais continuer l'épisode sur Art Tatum. Je comptais juste présenter un morceau et clore, mais un des messages de Flober (Art Tatum en terme d'accompagnateur d'autres musiciens) m'a donné une idée, qui va prolonger l'histoire de plusieurs épisodes.
Je crois qu'on n'en a jamais fini avec Art Tatum.

PS : je ne savais pas que Lise de la Salle reprenait Tiger rag et Tea for two (en concert ? sur CD ?).
Connais-tu cela : Horowitz jouant Tea for two (sûrement parce qu'il l'avait un jour vu jouer par Art Tatum, il s'amuse d'ailleurs à faire des guirlandes un peu comme lui) :

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Re: Une histoire du jazz à ma façon... Le génie d'Art Tatum (4)

Message par Ninoff »

Christof a écrit : sam. 03 juil., 2021 12:15 Merci beaucoup Ninoff et Oukee pour vos retours.

Je vais continuer l'épisode sur Art Tatum. Je comptais juste présenter un morceau et clore, mais un des messages de Flober (Art Tatum en terme d'accompagnateur d'autres musiciens) m'a donné une idée, qui va prolonger l'histoire de plusieurs épisodes.
Je crois qu'on n'en a jamais fini avec Art Tatum.

J’attends cela avec impatience...
Merci de nous faire partager ta passion 👌👌👌
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Re: Une histoire du jazz à ma façon... Le génie d'Art Tatum (4)

Message par Oukee »

Christof a écrit : sam. 03 juil., 2021 12:15
PS : je ne savais pas que Lise de la Salle reprenait Tiger rag et Tea for two (en concert ? sur CD ?).
Connais-tu cela : Horowitz jouant Tea for two (sûrement parce qu'il l'avait un jour vu jouer par Art Tatum, il s'amuse d'ailleurs à faire des guirlandes un peu comme lui) :

Lise de la Salle reprend Tea for two sur son dernier album et va le jouer lors de son récital à venir à la Roque d’Antheron.
Il y a des partitions qui transcrivent quelques enregistrements d’Art Tatum, donc les pianistes classiques s’y mettent.
Sinon, j’avais vu il y a quelques années un CD de Steven Mayer chez Naxos “Improvisations d’Art Tatum” avec notamment TF2 et Tiger Rag.
Merci pour la vidéo d’Horowitz :D : on a l’impression qu’il se remémore sa jeunesse, lorsqu’il a rencontré Art Tatum, c’est très émouvant.
Horowitz avait composé sa propre version de Tea for Two, mais ne l’a joué que dans quelques réceptions privées. Bizarrement, il ne l’a pas enregistré : pour éviter la comparaison ?
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Re: Une histoire du jazz à ma façon... Le génie d'Art Tatum (4)

Message par Christof »

Oukee a écrit : sam. 03 juil., 2021 18:18 Horowitz avait composé sa propre version de Tea for Two, mais ne l’a joué que dans quelques réceptions privées. Bizarrement, il ne l’a pas enregistré : pour éviter la comparaison ?
Qui sait...
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Re: Une histoire du jazz à ma façon... Le génie d'Art Tatum (5) - Lorsque le pianiste joue avec les autres musicens

Message par Christof »

8ème épisode : Le génie d'Art Tatum (5)- Lorsque le pianiste joue avec les autres musiciens…

Rappel : Introduction (1)
Le génie d’Art Tatum (2)
Le génie d’Art Tatum (3)
Le génie d’Art Tatum (4)


tatum_magicien.jpg
tatum_magicien.jpg (49.47 Kio) Vu 494 fois
A propos d’Art Tatum, Flober indiquait dans un de ses récents messages que ce dernier était "plus un soliste qu'un accompagnateur : on s'en rend bien compte lorsqu'on écoute Ben Webster avec Tatum ou Ben Webster avec Oscar Peterson, albums enregistrés dans la même période. Le second est beaucoup plus joueur et s'efface pour laisser la musique, plus grande que sa personne, s'épanouir."

Ceci m’a donné l’idée de continuer les épisodes concernant ce pianiste en me demandant si c’était aussi simple que cela : Tatum, piètre accompagnateur ? Se poser cette question c’est peut-être aussi se plonger plus profondément dans sa musique. Tenter de voir la façon dont il envisageait les choses ?

Rappelons que ce pianiste était si extraordinaire que la simple présence d'autres musiciens avec lui sur la scène était finalement assez rare, et souvent déconcertante. Le piano est en effet l'un des rares instruments qui peut fournir l'accompagnement rythmique et harmonique de sa propre ligne mélodique. Et comme Tatum était l’un des plus grands maîtres du piano que le jazz n’ait jamais connus, il a pu se dire depuis le commencement qu’il pouvait aisément se passer de la "couche superflue" des autres musiciens…

Il y a certainement plusieurs facteurs qui ont contribué à son indépendance artistique. Tatum était presque totalement aveugle, l’incitant à développer une approche encore plus étroitement tactile que ne la pratiquaient les pianistes voyants. J’avais aussi raconté qu’Art Tatum avait appris en écoutant certains rouleaux, sans savoir que ces morceaux étaient joués à quatre mains, et s’était entraîné à reproduire cela dans son jeu.
Par ailleurs, l'économie de la vie du jazz à la fin des années 1920 dictait souvent que le groupe maison devait être limité à… un seul musicien ! Tatum a passé toutes ses années de formation professionnelle à jouer sur le tas dans des clubs et des bars où le piano était la seule ressource que la direction pouvait offrir.

Le résultat fut que le don naturel de ce pianiste, conjugué à cette politique des "employeurs appauvris" - ou qui feignaient souvent de l’être - s'épanouit à un point sans précédent, faisant qu’avant même d’être célèbre, il était déjà à lui seul une extraordinaire unité musicale, à l'image d'un véritable orchestre. Sa technique, son sens du tempo, la facilité cosmique avec laquelle il saisissait les implications des séquences harmoniques les plus obscures, sa merveilleuse capacité à passer d'un style de jazz classique à un autre en maîtrisant chacun des thèmes et en les synthétisant d'une manière ou d'une autre en un style miraculeux inimitable, tous ces facteurs se sont conjugués pour faire de lui le musicien le plus complet, le plus irrésistible et sûrement l’un des plus stupéfiants de toute l'histoire du jazz. En un mot, Art Tatum était infaillible, convoquant à chaque fois le joyau de sa musique. Alors si le pianiste est si total dans son art et si infatigable dans sa propagation, comment quelqu'un d'autre peut-il exister dans l’atmosphère raréfiée de sa grandeur ? Comment un homme de talent peut-il s'arranger pour ne pas être aveuglé par la lumière du génie ? Art Tatum non seulement n’avait pas besoin de quelqu'un d'autre pour produire de la musique orchestrale, mais il trouvait aussi extrêmement difficile de restreindre ses dons au point de pouvoir les adapter aux "limites décourageantes d'un ensemble conventionnel". Comment espérer que Tatum verse l'océan de son génie dans la carafe d'un groupe de jazz à quatre, cinq ou six musiciens ?

Le problème n'est pas unique dans le jazz, où parfois une personnalité individuelle s'épanouit avec tant d'exubérance qu'elle provoque un déséquilibre parmi ses collègues. Comme dit le proverbe "le chat qui peut marcher seul n'a jamais à se soucier de ce que font les autres chats." L’'incapacité de Tatum, qui était d'une certaine façon aussi son génie, pouvait être très visible lorsqu’il partageait la tribune avec d'autres joueurs.

Ce genre de géant n'est pas tout à fait inconnu dans l’histoire du jazz, le parallèle le plus significatif étant certainement Louis Armstrong, dont le brio en solo a fini par briser tous les poncifs de la Nouvelle-Orléans et du Dixieland (où l’improvisation était au départ collective). Mais au final, aucune de ces comparaisons ne peut à mon avis faire l'affaire, car le cas de Tatum n'a vraiment rien à voir. Car si Armstrong usurpait le rôle des autres solistes (citons aussi Sidney Bechet qui pouvait usurper le rôle du trompettiste), Tatum usurpait lui le rôle de chacun. Il était sa propre section rythmique ; il était sa propre ligne de front ; son propre orchestrateur, et à de nombreux moments exaltés de ses ressources inventives son propre compositeur. Que pourrait-il jamais faire pour laisser de la place aux autres joueurs, et finalement, ne l'a-t-il jamais fait ?

Étonnamment, en 1943 (voir épisode précédent), il monte un trio avec le guitariste Tiny Grimes et le contrebassiste Slam Stewart, et semble être heureux de travailler comme cela, ce qu’il fera jusqu’à la fin de sa vie (tout en continuant à se produire également dans les clubs en solo). Bien sûr, les autres membres du groupe devaient le suivre du mieux qu'ils pouvaient, mais l'expérience a considérablement élevé leur jeu, et a peut-être donné à Tatum un goût, qui lui était auparavant inconnu : celui du plaisir du travail en équipe.
A partir des différents enregistrements du trio, on ressent que Tatum appréciait cette interaction.

En dehors de ce trio, et très peu de temps avant sa mort, Tatum a par ailleurs enregistré quelques morceaux avec Red Callender et Jo Jones, lors d’une session organisée par Norman Granz en juin 1956. Et là, cela ne devait pas être évident, sans travail préalable comme ce fut le cas, d’intervenir dans le jeu d’Art Tatum.

callender_jones.jpg
callender_jones.jpg (28.61 Kio) Vu 494 fois
Red Callender et Joe Jones

Ici jouant Blue Lou


et ici l'étourdissant Love for Sale


Se jeter complètement à l’eau quand on joue avec Art Tatum...

La grande ironie du jazz (notamment avec Art Tatum), c'est que bien qu'il soit l'expression musicale suprême de la voix individuelle (lors des chorus), l’osmose ne peut être créée que par un groupe d'hommes qui doivent entrer totalement en cohésion (à moins qu'ils ne soient disposés à tolérer un chaos musical complet), notamment en ce qui concerne l'harmonie et l’art des tensions et résolution, et ceci durant les improvisations en temps réel*. Mais que peut faire un musicien qui, ayant consciencieusement digéré une certaine séquence d'accords, entend soudain le pianiste la démonter, et à une vitesse si rapide qu'avant que l'oreille ait réussi à faire face au changement de direction, six autres remplacements ont vu le jour ?

* C’est par exemple pour cette raison que le saxophoniste John Coltrane annulait ses concerts lorsque McCoy Tyner était souffrant ou indisponible (il ne le remplaçait pas par un autre pianiste). Le jeu de McCoy qui n’appartenait alors à l’époque qu’à lui, avec ses accompagnement en accords triton-quarte qui pouvaient prendre ainsi de multifonctions harmoniques, se mariait à ravir avec les envolées du saxophoniste.

Ainsi, voilà un homme dont le génie a "terrorisé" plus d’un musicien. Celui dont Jean Cocteau disait qu’il était un «Chopin fou» a médusé, effaré, bouleversé, hanté et souvent écœuré bon nombre de pianistes. Il serait trop long de citer tous les meilleurs représentants du clavier qui, un jour ou l’autre, ont reçu le terrible choc d’un arpège biscornu de Tatum. On peut citer cette anecdote (issue des mémoires de Count Basie) :
"On était en train de jouer un morceau sur lequel tout le monde s’amusait bien, et quelqu’un me tape sur l’épaule :
- He, Base, en quel temps vous jouez ça ?
Je lève les yeux et qui vois-je : le miracle du piano en personne, Art Tatum.
- Rien à foutre dans quel ton on joue ; pas question que tu fasses le bœuf. Alors tu ferais mieux de descendre tout de suite de l’estrade. Allez, barre-toi !

Je l’ai carrément viré. Je n’allais tout de même pas laisser ce mec prendre ma place et me couvrir de honte. Il le savait bien, et il ne lui restait plus qu’à en rigoler".


A chaque fois que Tatum rentrait dans un établissement, il était toujours conscient de son énorme réputation et du chemin parcouru depuis sa naissance. C’est par exemple Charlie Mingus, fameux contrebassiste et compositeur qui, lors d’une répétition avec Tatum, avait déclaré : "Oh, Art ! Toi… comment dire ? Il y a Jésus, Bouddha, Moïse, Duke (Ellington), Bird (Charlie Parker), et Art !"

La prodigalité mélodique, l’excessive perfection et la verve insatiable d’Art Tatum n’ont finalement jamais vraiment été surpassées : il est une référence majeure dans l’histoire du jazz. Samson François ou Vladimir Horowitz (j’en ai déjà parlé dans l’épisode précédent) ont reconnu leur stupéfaction. Cataractes d’arpèges lumineux, gerbes de notes, éblouissements rythmiques, implosions harmoniques, l’art de Tatum est hors norme. Chacun assiste au miracle d’un démiurge audacieux, artificier resplendissant, sublime créateur d’astres, sculpteur de comètes scintillantes pour mieux éclairer sa solitude nocturne.

Mais revenons à Art jouant avec d’autres musiciens…

L'art du Jazz est l'art de jouer des variations mélodiques sur une base harmonique donnée. Mais il n'y a jamais eu de base harmonique donnée avec Tatum car il ne cessait de l'amender, de l'enrichir. Comme déjà indiqué, les autres solistes étaient alors le plus souvent réduits plus ou moins à l'impuissance tandis que le pianiste dansait allègrement dans l'allée enchantée de sa propre création. Bien sûr, Tatum aurait pu limiter ce don au profit des « mortels inférieurs », mais qui y aurait gagné à la fin ? Les musiciens jouant avec lui, pouvant alors proposer leurs solos habituels, au prix d'être privés d'une expérience inoubliable ? Le public, invité à se concentrer sur de grands talents alors qu'il y avait du génie dans la maison ? Tatum lui-même, jouant à mi-course ?

A mon avis (mais je peux me tromper), il y avait donc un peu de folie à vouloir relever le défi de jouer avec Art Tatum. Seule une poignée de musiciens, chacun de diverses manières, et avec des degrés variables de succès, ont cependant réussi à réaliser l'impossible.

Parmi eux, et comme déjà évoqué dans l’épisode précédent, on peut citer Lionel Hampton (vibraphone), Roy Eldridge (trompette), Ben Webster (sax ténor), Benny Carter (sax alto), Buddy de Franco (clarinette)...

Avec Benny Carter...

Commençons avec le saxophoniste alto Benny Carter (et le batteur Louis Bellson), et cet enregistrement réalisé en juin 1954 (nb : tous les exemples que je citerai pour les différents musiciens datent des années 1954, 55 et 1956, période où Norman Granz a organisé et produit ces sessions, en donnant à Art Tatum toute liberté quant à la durée des morceaux).

tatum_carter.jpg
tatum_carter.jpg (29.57 Kio) Vu 494 fois
Art Tatum et Benny Carter

Si on écoute par exemple leur version d’ Idaho, il semble qu’à chaque fois que Tatum touche un piano, on est obligé de retourner aux tous premiers jours et reconvoquer tout le processus de création de la musique jazz depuis ses débuts. Et c’est particulièrement vrai ici lorsqu'on écoute les derniers chorus joués dans ce morceau.
Rappelons encore une fois que dans les débuts de jazz les musiciens New Orleans jouaient tous ensemble en même temps et ce n’est que bien plus tard qu’on a vu chacun faire un chorus à la fois.
L’ancien système d'improvisation collective de la Nouvelle-Orléans, qui n'était en réalité qu'un ingénieux camouflage pour masquer le fait qu'aucun membre du groupe n'était capable de jouer en solo plus de quatre mesures sans se planter, a finalement été enterré en novembre 1925 lorsque Louis Armstrong a gravé le premier enregistrement de son groupe Hot Five, établissant une fois pour toutes l'hégémonie de la voix individuelle.
Ceci conduit alors, dans les années 1930 à une période sans précédent pour l'étendue de la virtuosité individuelle (avec sûrement aussi pour corollaire, un certain culte de la personnalité).
Libre des lacunes des autres musiciens, le soliste s'épanouit et, à cette époque, l'art du jazz devient celui de tenir le centre de la scène grâce à ses chorus (notamment en la personne de musiciens tels que les saxophonistes Coleman Hawkings et Lester Young, le trompettiste Roy Eldridge, le guitariste Charlie Christian, le pianiste Teddy Wilson ou clarinettiste et chef d'orchestre Benny Goodman.

Benny Carter (1907-2003) faisait également partie des plus brillants du groupe de virtuoses ayant marqué l'époque. Bien que multi instrumentiste génial (trompettiste et clarinettiste), c'est en tant que l'un des grands saxophonistes de l'histoire du jazz qu’il a gagné à la postérité. Un peu comme Lester Young, il était l'un de ces joueurs rare pour qui l'élégance était tout. Son style suave a créé l'illusion d'une technique glissant sans effort sur la surface polie des harmonies… mais bien sûr, il s’agit d’une illusion parce que l’on sait tous que faire oublier sa technique ne peut se faire qu’au prix d’un travail acharné.
Et à la différence d’autres saxophonistes un peu du même style – comme son contemporain Johnny Hodges lequel faisait de fréquents rappels au primitivisme des origines du jazz -, on ne constate nulle trace de cela dans la musique de Carter. Son jazz était courtois, immensément spirituel, bourré d’érudition mais sans jamais d’ostentation.

Tout cela signifie que Carter, au-dessus de presque tous les autres, était l'un de ces joueurs dont les subtilités nécessitent l'attention particulière de l'auditeur. Dans les rares occasions où les exigences de la situation musicale l'obligeaient à participer à la mêlée générale d'une virée dans le dixieland, l'effet n'était pas tant incongru que distrayant. Il faisait cela avec une facilité déconcertante, dépouillant sa voix, comme dans un isolement lui donnant encore plus de force. C’est ce qui faisait dire le plus souvent d’ailleurs aux pianistes qui avaient joué avec lui : Carter est un musicien "plein de tact, courtois, effacé au besoin, parfois aussi inaperçu et aussi important pour la cohésion du spectacle que le souffleur dans un théâtre".

De son côté, comme accompagnateur Art Tatum ne s’effaçait finalement presque jamais et, si il le faisait un peu, il passait tout de même aussi inaperçu qu'un géant… C'est pourquoi chaque fois qu'il se taisait un peu pour faire de la place à un autre soliste, ce dernier devait vraiment se dépasser… Sauf que lorsqueTatum est en plein vol, c'est-à-dire tout le temps, qui écouter ? Comment ne pas se concentrer sur ce don stupéfiant du pianiste, qui trace tout ces chemins secrets à travers les harmonies les plus improbables ? Comment négliger le soliste ostensible, qui instaure aussi une manière d'improviser sur la structure du thème ?

Les deux derniers chorus dans "Idaho" montrent à mon avis très bien le dilemme. Le solo de batterie vient de se terminer. Tatum a joué un chorus si éblouissant que de nombreux grands pianistes s’en contenteraient comme la somme du travail de leur vie... Carter revient alors pour interpréter le chorus final. Sauf qu’alors Tatum, tel un Zatopek, est en pleine foulée (Stride) et donc pas du tout dans le mood de jouer les accompagnateurs effacés.
La fin du morceau devient donc une improvisation collective (ce qui est aussi le cas dans presque tous les thèmes enregistrés avec Benny Carter lors de cette session), revenant alors un peu à la tradition New-Orleans.
J’imagine que le pianiste devait penser que ce ne serait pas un problème pour l’auditeur : ce dernier n’aurait simplement qu’à réecouter le morceau en boucle jusqu’à pourvoir distinguer chacun des deux chorus, leur intrication, et ainsi l’art de chacun.

Tatum et Carter dans le morceau Idaho, ce ne serait alors plus vraiment du dixieland, mais plutôt une nouvelle façon d’envisager la façon d’écouter...



A suivre...
Modifié en dernier par Christof le ven. 23 juin, 2023 12:03, modifié 2 fois.
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Re: Une histoire du jazz à ma façon... Le génie d'Art Tatum (5) - Lorsque le pianiste joue avec les autres musicens

Message par Ninoff »

Merci Christof,
Tes descriptions et analyses du jeu de Tatum nous font saisir et imaginer quel artiste incroyable sommeillait en Art Tatum.
C’est passionnant... et la virtuosité de ce pianiste est si éblouissante , Art en devient une icône du Jazz.
👌👌👌
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