Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Théorie, jeu, répertoire, enseignement, partitions
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Christof
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Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par Christof »

Je crois que je suis arrivé au commencement

J'aurais pu placer ce message dans le fil Le coin lecture mais je préfère finalement le déposer ici, dans "Piano", sûrement la rubrique la plus lue, où toute la communauté pourra ainsi en profiter.

Il s'agit d'une histoire bouleversante. Qui parle de la musique, du piano, et d'un homme admirable. Un livre qui m'est tombé du ciel pour me serrer dans ses bras.

Pardonnez-moi si ce que je vais écrire est un peu long. Je crois que cela en vaut la peine. Une façon pour moi d'essayer de rendre immortelle la puissance de ce livre, dans un monde numérique où l'on ne prend finalement plus le temps de rien, si ce n'est celui de la fugace immédiateté...
Puisse cette page prendre vie, ne jamais se perdre en remontant périodiquement des limbes au rythme de nouvelles arrivées dans ce forum et magnifier pour toujours le message qu'elle porte.

Je ne sais pas pour vous comment c'est dans la vie... j'imagine que cela vous arrive aussi. De mon côté, c'est si souvent. Plus j'avance et plus je pense que rien ne m'est envoyé par hasard.
Mais peut-être est-ce moi qui veut y voir des signes ?
Je pourrais d'ailleurs en écrire des pages et des pages, vous raconter aussi comment Piano majeur m'a transformé. Les rencontre importantes, les affections immédiates qui ne se laissent choisir. Les échanges profonds et la force que cela vous donne.

Cette histoire, comment la raconter ?
C'était un samedi, le quatre mai dernier exactement. Il faut vous dire que j'ai un voisin qui ramasse tous les livres qu'il trouve... dans des vieux fonds, dans la rue, dans les poubelles, n'importe où....
J'imagine que c'est lui qui l'a déposé là... au coin de la rue, pas loin du "Bio c'est bon", dans ce petit recoin bien en vue qui fait que même s'il pleut, les livres sont à l'abri. Une pile de livres, pour que chacun se serve.
Il était déjà onze heures, et connaissant mon voisin, matinal, j'imagine que pas mal d'ouvrages avaient déjà fait des heureux. En tous cas, quelques heures après, ce livre, celui dont je vais vous parler, était là, au milieu de la pile restante. Personne ne l'avait encore emporté.. il était pour moi. Je pense que ce n'est pas par hasard.

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CZIFFRA - Des canons et des fleurs - 290 pages
Editeur : Robert Laffont (1977)

Je ne saurais vous dire pourquoi, peut-être le titre ? , mais je savais déjà que ce livre allait me chavirer le cœur.
Et, incroyable, en première page, cette dédicace écrite au stylo plume de la main même de son épouse :
"En souvenir de mon mari - Très amicalement
Votre Soleilka Cziffra"


Soleil.
Ce livre, il me brûle de le lire.
Traverser la rue, me poser sur ce banc juste en face des bains-douches municipaux de la place du Guignier, là où viennent les réfugiés.

Les premières pages commencent par ce "Prélude" :
"Ma vie passée interdit la vision angélique du musicien planant au-dessus de son siècle, serein et imperturbable, et ne descendant parmi les hommes que pour les enchanter. Je voudrais par ce prélude éviter tout malentendu.
Le monde, je le sens, est lassé des récits de guerre avec leurs bourreaux et leurs martyrs, leurs criminels et leurs héros, leurs cortèges d'horreurs et de prodiges.
Pourtant, si je commence à évoquer cette période de ma vie, automatiquement les petits et grands événements de la dernière guerre défilent sous mes yeux, mes souvenirs s'entremêlent, s'agitent et râlent sur le champ de bataille d'une Europe à feu et à sang. Oui, de cette Europe prise dans les ténèbres où la plongeait l'éclipse de l'esprit humain.
C'est à cause de cette longue Nuit, qu'une grande partie de mon existence ne s'est pas jouées sur l'estrade des salles de concert du monde entier mais sur le théâtre d'opérations d'une guerre horrible. Mon Dieu, en y repensant, je me souviens combien nombreux alors, nous attendions le miracle de la paix. Oui, nous l'attendions et le désirions, les habitants de Budapest tout aussi ardemment que le peuple de Paris, ou ceux des autres villes d'Europe.(...)

Ma mémoire ne me renvoie pas l’image d’un jeune homme assis devant un piano mais celle d’un soldat perdu entre deux armées. A la guerre, pendant des années, j’ai oublié que j’avais touché un clavier, je ne distinguais même plus mes mains de celles des autres combattants. Mains pour tenir une arme, mains pour manger, mains pour survivre. Mains qu’on lève sous la menace d’une mitraillette, mains qu’on attache dans le dos. Comment aurais-je su encore ce que c’était la souple liberté des mains musiciennes ? Ces mains-là me semblaient mortes à la guerre."

Georges Cziffra, je connaissais juste de nom. Je n'avais jamais entendu quoi que ce soit joué sous ses doigts (et après avoir lu l'ouvrage, je n'ai plus eu de cesse que de vouloir m'abreuver à sa musique). Je ne connaissais absolument rien de sa vie. Une histoire incroyable, qui me fait penser qu'existent sur cette Terre des personnes magnifiques choisies pour accomplir ici-bas, et malgré toutes les vicissitudes, les plus grands desseins. De finalement, envers et contre tout, réaliser sa vie d'artiste et d'aider, dans le partage, les autres à s'accomplir.
Une destinée pour laisser à tout jamais ce profond message d'espoir qui va à l'essentiel ; faire vivre également un lieu d'exaltation (une Fondation) nous donnant à voir qu'il est d'autres desseins que ceux de l'obéissance et de la déconfiture. Un lieu des instants de partage et de joie les plus précieux.

Après avoir fait des recherches sur ce témoignage magnifique de la vie d'un homme exceptionnel, je me suis aperçu que ce livre était épuisé et ne sera pas réédité [on le trouve d'occasion sur certains sites, mais à des prix défiant toute concurrence]. Je ne vais donc pas me priver d'en citer pour vous de nombreux passages, ce qui explique la longueur de ce message.

D'abord, pour en revenir aux signes que je constate dans ma vie, voici ce qu'écrit Georges Cziffra lui même à la fin du "Prélude" qui débute l'ouvrage :
"Il y a dans ma vie des coïncidences étranges que je suis tenté d'interpréter comme des signes. Ces moments forts, de rupture ou de renaissance, sont mes seuls repères d'un processus que je crois rigoureux mais dont la conjonction dans l'espace et le temps me dépasse. Depuis son très jeune âge, mon fils Gyorgy déchiffre les signes mystérieux qui m'entourent, me précèdent et me poursuivent. .. Je me suis confié à lui sans le savoir, par bribes, sous-entendus, et jusque dans mes regards et mes silences. Et c'est à travers cet échange irremplaçable que ces contes de ma vie ont vu le jour et sont transmissibles à tous."

Et dire que je ne connaissais rien de sa vie...
En lisant on a les larmes aux yeux. Histoire étourdissante. Tout petit, la misère, la plus noire. Georges Cziffra apprend tout seul à jouer du piano en imitant, sous les draps (sa santé est très précaire et le contraindra à rester allongé durant presque toute son enfance) les gestes de sa sœur quand elle joue.
Un surdoué... Dès l'âge de cinq ans, il sera l'attraction principale d'un cirque où les spectateurs lui demandent un air, et lui improvise dessus de toutes les façons possibles.
Et puis ce truc fou : un jour, un colporteur l'entend jouer depuis la cour où il habite (Cziffra a alors neuf ans), pense qu'il a quelque chose d'exceptionnel et vient dire alors à sa mère qu'il se faisait fort de leur décrocher un rendez-vous pour qu'il aille jouer devant le directeur du conservatoire de Budapest, les assurant qu'il reviendrait dans une semaine leur donner la date de ce rendez-vous.
Et une semaine plus tard, donnant l'adresse : "c'est pour demain. Soyez à midi chez-lui, il vous attend".

Pour y aller deux de heures de marche à pieds et une heure de tramway, puis encore de la marche. Arrivés devant la maison, ils se font éconduire par le valet. Sauf qu'à ce moment, le directeur arrive du dehors et leur demande pourquoi ils sont là. Alors la mère de Georges Cziffra explique, qu'elle vient de comprendre que le colporteur n'a jamais eu ce rendez-vous. Mais contre toute attente, le directeur les fait entrer, demande à Cziffra de jouer et décide finalement de l'inscrire gratuitement au sein de l'Académie Franz Liszt. Il est tellement doué qu'il assiste directement aux masterclass, avec des élèves deux fois plus âgés.

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La guerre vient très vite interrompre sa jeune carrière, il se retrouve mobilisé, et fait prisonnier.
Il faut voir par les épreuves terrible par lesquelles il est passé. A la lecture, on est comme lui, lacéré..
Après la guerre, il retourne quelques années à la vie civile, nourrissant sa famille par des prestations remarquées dans les boîtes de nuit de Budapest. Puis il est fait prisonnier politique (encore ici le destin, car celui qui l'arrête est le même colporteur dont je vous avais déjà parlé déjà plus haut) après avoir tenté de s'exiler avec sa famille à l'étranger. Il est mis alors aux travaux forcés de 1950 à 1953, porteur de pierres : le récit est terrible, décrivant la lente agonie de son corps, de ses mains, les séquelles qu'elles conserveront par la suite, l'obligeant à porter un bracelet de force à la main droite, que d'autres musiciens interprèteront comme une préciosité (ou un truc lui donnant son incroyable virtuosité), et imiteront par souci d'élégance.

Lors de l'insurrection de Budapest - où sa musique a bouleversé tout le monde - il réussit à prendre sa liberté, et s'enfuit en France avec sa famille en 1956. Il est naturalisé français douze ans plus tard. En 1974, il monte une Fondation destinée à faire sortir de l'ombre les talents anonymes. Sur les conseils d'André Malraux, il acquiert les ruines de l'église Saint-Frambourg, à Senlis (qui était devenu un garage de voitures), et la restaure à coups de cachets personnels et quelques subventions.
En quatre ans, il transforme cet endroit en un splendide auditorium pour la musique. La fondation y organise des concerts prestigieux mais aussi des concours assurant la découverte et la promotion de jeunes artistes que Georges Cziffra accueille sur ses propres enregistrements.

Voilà pour vous résumer l'histoire de cette homme étourdissant, d'une honnêteté sans pareil dans son approche de la musique. L'histoire s'arrête ici en 1977, date de sortie de l'ouvrage (mais toute une partie manque, Cziffra étant décédé en 1994. La vie le malmènera à nouveau par la suite: il ne se remettra pas du décès accidentel, en 1981, de son fils et partenaire, Gyorgy Cziffra Jr.).

Puisque le livre est épuisé, je ne me prive pas de rajouter ci-dessous certains passages de cette autobiographie: ils pourraient figurer dans nombre de fils du forum... par exemple ceux traitant de l'improvisation, du jazz... de Liszt, de Chopin... En fait, il pourrait les coloniser tous.
Il vous feront un peu mieux partager les réflexions de ce pianiste concernant le travail de l'artiste, sur l'entrave aussi que peut représenter le corps qui s'est déshabitué de la musique. Les questions que l'on peut se poser aussi lorsqu'on doit faire ses preuve comme concertiste, alors qu'on a joué le plus souvent dans sa vie des airs populaires, du jazz, du classique, mais dans les boîtes de nuit et autres lieux de perdition...

Je commence à partir de la page 226 (bon, j'avoue, il faut être un peu fêlé pour avoir retapé tout cela, à des heures très tardives, mais quand on aime, on ne compte pas ;) Et puis ce serait trop dommage que tout cela se perde.On ne me refera pas : je suis un affreux partageur !).
NB : les (..) signalent des endroits où j'ai fait des coupures.

"Un jour, en quittant le salon de thé (où je n’étais tenu de faire acte de présence que de quinze à dix-neuf heures) je décidai de faire un petit tour de prospection avant de rentrer à la maison, histoire d’entendre quelle musique se jouait dans un des cabarets-dancings à grand spectacle, dont l’orchestre de jazz composé de quarante musiciens étrangers faisaient fureur dans le Tout-Budapest. A ce moment, en Hongrie, comme ailleurs, l’engagement pour le jazz américain était considérable et les vedettes confirmées dans ce domaine faisaient la pluie et le beau temps des night-clubs où ils se produisaient. Quand je fus rentré, sur la pointe des pieds, dans la salle, l’orchestre répétait un arrangement endiablé, truffé de silences-surprises, que meublaient un batteur et un contrebassiste étourdissants avec juste ce qu’il faut de maestria pour sertir les solos improvisés d’autres groupes d’instrumentistes noirs, à la précision encore plus étonnante. C’était là un ensemble vraiment prestigieux, capable de rivaliser, me semblait-il, avec des formations créées par Paul Whiteman et Duke Ellington, dont la réputation, même à Budapest, n’était plus à faire. Un peu en retrait du podium, de plain-pied avec l’estrade du chef (probablement l’auteur de l’arrangement explosif qu’il était en train de faire répéter) luisait dans la pénombre les contours d’un magnifique piano à queue, flanqué d’un tabouret de concertiste. Fasciné par le travail du groupe, je me faufilai jusqu’au piano et m’assis sur le siège attenant, car leur production était aussi passionnante à voir qu’à entendre. Aveuglés par les sunlights braqués sur eux, les musiciens ne pouvaient se rendre compte de ma présence. Je me promettais bien de me retirer aussi discrètement que possible, mais brusquement le chef baissa les bras et une lumière crue se répandit partout, envahissant la salle jusque dans ses moindres recoins. Je m’apprêtais à me faire expulser avec les honneurs dus à mon rang de resquilleur. Au lieu de cela, le chef d’orchestre, se retournant vers moi, me dit en anglais dans un large sourire :
- Do you like this music ?
- Je fis oui de la tête.
- Are you jazzman ?
- Perhaps, a little, fis-je dans un effort désespéré, rassemblant tous mes souvenirs d’anglais collectés dans les premiers films de Tarzan que dans ma petite enfance les cinémas de périphérie projetaient en version originale même pas sous-titrée.
- Do you want to make a little jazz session with my orchestra ?
- I hope so, with pleasure, répondis-je les yeux brilliants. But, if you want, before I play something alone for you and your friends ?
- Please, me dit-il, engageant.

Bien que gentil, le comportement de l’Américain avait un je ne sais quoi de condescendant, qui me donnait envie de lui faire voir que le bon jazz n’était pas forcément un monopole de Yankee. Je voulais lui montrer un peu le chien de ma chienne, pour qu’il puisse se rendre compte que dans ce pays de sauvages, les descendant d’Attila savaient aussi faire autre chose que d’attendrir leur viande sous la selle de leur cheval. En un quart d’heure, je fis sur les chapeaux de roues le tour succinct des airs en vogue comme le «Tiger Rag», immortalisé par Louis Armstrong ou le bouleversant «Summertime» extrait du fameux «Porgy and Bess» de Gershwin, accommodant le tout selon le droit canon des rythmes épicés au goût du jour tels que les ragtimes, bebops, boogie-woogie menés à la cravache ou slows mélancoliques. Sur le point de terminer ma démonstration, le percussionniste qui devait avoir un métronome suisse à la place du cœur, me happa au vol, et derrière lui, comme une bombe de carnaval, l’orchestre explosa, rejouant l’arrangement précédemment répété en prenant soin de me laisser le champ libre, afin que je puisse placer mes répliques de free-jazz d’improvisation pure que nous nous renvoyions mutuellement comme une balle de ping-pong. Pendant un bon quart d’heure, nous nous amusâmes ainsi. Terminant cette fois-ci pour de bon nos facéties d’école buissonnière, après une strette échevelée en forme de coda, un à un les musiciens se retirèrent du jeu, un peu comme avant la « Symphonie des adieux » de Haydn et au bout de quelques pirouettes de pyrotechnie atonales, de nouveau seul, je terminai la causerie de ce divertissement improvisé en forme d’interrogation, par un accord ambigu de triton.
Suivi de ses musiciens à la mine épanouie, ouvrant ses bras dans un élan d’amitié admirative, le chef s’approcha de moi. Ne sachant pas très bien si à ce jour la langue maternelle des Hongrois était l’allemand ou le russe, il s’adressa à moi en américain. En parcourant les quelques mètres qui nous séparaient, il fait signe à un tromboniste d’un noir d’ébène, qui comprenait mon dialecte, ayant été recueilli dans son jeune temps par une famille hongroise vivant au Texas. Le Noir nous servit d’interprète, et ainsi nous pûmes bavarder plus à l’aise.
- En vingt-cinq ans de carrière, c’est la deuxième fois que j’entends faire un bœuf de cette qualité, me dit le patron du jazz-band. A ma connaissance, aux Amériques nous n’avons qu’un pianiste capable d’improviser comme vous. Il s’appelle Art Tatum. Pourtant, si son aisance pianistique lui tient de prodige, alors la vôtre doit tenir du miracle. By Jove, où avez-vous appris à faire ça ?
Pour ne pas revenir sur les vieilles lunes de mes études musicales, je répondis évasivement
- Oh ! … self made man…
- Qu’est-ce que vous tirez de tout cela… ici ? me demanda-t-il, en considérant mes mains avec une pointe de compassion, de l’air d’un homme qui vient de dénicher le veau d’or dans un pâturage de la Mongolie extérieure.
- Ce que j’en tire mon cher ? Mais le diable par la queue, répliquai-je dans un rire amer
- O.K., me dit le boss, habitué aux décisions rapides. Nous restons à Budapest pendant deux mois encore. Le propriétaire de la boîte ne voudra sûrement pas vous engager, parce que nous lui coûtons déjà plus cher que le montant de ses économies. Je préfère vous engager personnellement en co-starring, pendant toute la durée de notre séjour à raison de mettons vingt-cinq dollars par soir, et ce n’est qu’un commencement. Si vous arriviez à franchir leur ligne de démarcation, poursuivit-il en baissant la voix, je suis sûr que n’importe qui vous en donnerait plus que cela encore. Est-ce que ça vous va ?

Si cela m’allait ? Grâce à cet engagement inespéré, je gagnais plus en une semaine qu’auparavant en un mois. Et j’allais pouvoir encore progresser dans la maîtrise de mon instrument en puisant aux mêmes sources que mes nouveaux amis de rencontre ce désir de surpassement que seuls éprouvent et connaissent les vrais initiés du pandémonium du jazz. Cette discipline par sa complexité même, a été mon université populaire. Elle a enrichi ma technique pianistique en associant d’une manière transcendante imagination et réflexes au-delà de toute contrainte. Désormais, il m’était possible de concevoir et simultanément de réaliser l’état de communion idéale entre mes doigts et mon inspiration. Oui, c’était vraiment de la haute école de perfectionnement qui en reculant l’étendue de mes moyens, venait de m’ouvrir de nouveaux horizons à l’échelle de cet acquis.
Les soixante jours passèrent comme dans un songe.
L’orchestre devait repartir ; d’autres engagements les appelaient à Vienne, Paris, Milan… Pour les remercier de m’avoir admis dans leur clan, nous sommes restés ensemble après le spectacle du dernier soir, et à leur demande, j’ai joué jusqu’au petit matin alternant les œuvres de mon répertoire classique avec des paraphrases, réminiscences et improvisations, qui les subjuguaient tellement qu’ils en oubliaient de boire comme les officiers allemands du front. En me remettant je ne sais combien de boisseaux de cartouches de cigarettes américaines et plaquettes de chocolat, le chef me serra la main et me dit, en guise d’au revoir :
- Dear Georges, vous êtes aujourd’hui le leader des pianistes, et si vous arrivez à.... passer en Occident, d’autres vous le diront. Vous pourrez vous mesurer avec Mr Horowitz et ses pairs. « Good luck, old boy ! »

Le défi était flatteur mais impossible à relever. Le seul et sans doute un des plus grands à qui il a été donné d’entrer de son vivant au Panthéon des pianistes est Franz Liszt. Pour avoir le droit d’y accéder, il lui fallut trente-cinq ans de carrière active et discontinue avant d’obtenir les consécrations unanimes de toutes les capitales européennes de Londres à Moscou, en passant par les Balkans. Je savais que j’avais de quoi me tailler une place au soleil, même parmi les interprètes illustres de ma génération, qui tous sillonnaient librement les pays du monde entier, cherchant à égaler sa réputation encore aujourd’hui exceptionnelle de mon immense compatriote. Ils avaient tout pour cela : le talent, des relations influentes, l’aisance sociale et la liberté de leurs mouvements… Moi, je n’avais rien, hormis ma réputation de saltimbanque de quartier, et la maigre consolation qu’avec un peu de chance, j’aurais pu naître à Paris.

Certes, pour mes collègues des variétés, comme pour ceux de mes confrères du classique, qui trouvaient les raisins un peu trop verts, ma façon de jouer relevait plus du cas social que de l’événement artistique. On ne prête qu’aux riches. Pourtant l’amphigouri des opinions controversées travaillait à ma faveur à plus d’un titre. La prodigalité déconcertante de mes improvisations qui allaient du jazz au fandango aussi bien que de la csardas au paso doble, fit le tour des lieux nocturnes de Budapest. Les petits ensembles de violoneux me réclamaient parce que mes remplissages des valses de Strauss donnaient l’impression qu’ils étaient dix et non deux. Les orchestres de jazz, parce que mon piano débordait de swing et de punch, les assemblées tziganes, parce que ma façon de chauffer à blanc les danses hongroises n’avait pas sa pareille, et les propriétaires des établissements les plus invraisemblables, parce qu’il suffisait que je me mette à leur piano pour qu’ils refusent du monde. Le public était aux anges, il avait un juke-box polyvalent pour le faire danser, un acrobate prestidigitateur pour le mystifier et un étrange soliste qui était un orphéon à lui tout seul. C’est précisément par la pratique constante de toute la gamme des techniques que réclamait chacun de ces genres de musique que j’ai fini par acquérir au piano une aisance que l’improvisation systématique devait encore décupler. A la longue, cette école peu orthodoxe que le destin m’imposait de fréquenter transfigura mon jeu, en lui conférant un label d’originalité. Les pianistes professionnels et amateurs des deux camps, qui passaient des soirées entières à me regarder faire, ne comprenaient pas comment je pouvais arriver à ce résultat qui, tout en étant inassimilable aux procédés et styles de haute virtuosité des grands chefs de file comme Busoni ou Rachmaninov, me permettait dans mes arrangements instantanés d’occuper en même temps les trois quarts du clavier d’une manière discontinue. Cette ampleur instrumentale était à la mesure de ma vitalité intérieure.. Nerfs et cœur, vibrant à l’unisson, ne se laissaient pas piéger dans les guipures de la technique la plus sophistiquée. (…)


(…)Ainsi, à travers ces joutes instrumentales auxquelles je me livrais avec moi-même, se polissait et se repolissait dans les nuits de Budapest, ce tour de main, qui auprès de mes confrères était aux antipodes de susciter « a piété de bon ton, sans barbarie scolastique ni jargon mystique» chère à M. Renan. Il est probable qu’il me restait encore beaucoup à apprendre sur les traditions immuables et sacro-saintes relatives à l’interprétation idéale des chefs-d’œuvre de la grande littérature pianistique, qu’il m’arrivait de bousculer candidement, car je m’y sentais à l’étroit. Pour entretenir ma nouvelle maîtrise pianistique que même mes détracteurs qualifiaient de panoramique, j’étais virtuellement condamné à inventer de toutes pièces des arrangements qui seuls étaient capables de lubrifier correctement ce mécanisme, dont mon cerveau était l’ingénieur et mes mains les pilotes d’essai. Fondée sur des moyens de promptitude qui m’étaient propres, cette surpuissance que je n’utilisais que dans mes improvisation faites « sur mesure » constitua pendant longtemps le meilleur garant de mon gagne-pain. Pendant que la majorité de mes collègues passaient leur temps à fourbir leurs doigts avec force exercices pour surmonter les carences qui leur interdisaient l’accès de certaines pièces parmi les plus épineuses du grand répertoire, mon problème à moi était de m’imposer les contraintes qu’ils cherchaient à surmonter. En jouant à ma façon les morceaux de haute virtuosité du répertoire romantique, je suis devenu le casus belli de la profession ; à cause de mes improvisations qui multipliaient ces difficultés par dix, j’en suis devenu l’Antéchrist. (…)

(…) Des semaines, des mois, des années passaient ainsi, et je menais toujours cette drôle de vie. La nuit à jouer dans les bars. En rentrant à la maison, je ne me couchais pas avant d’avoir fait mes quatre heures de piano. J’apprenais des œuvres nouvelles et faisais de nouveaux projets, au cas où un membre du bureau des concerts de L’État, touché par la grâce, décrocherait son téléphone pour me demander d’aller faire un récital… même en province. (…) Courbant l’échine, je me replongeais dans le monde de la nuit, ma seule planche de salut, errant de nouveau de cabaret en dancing et de bar en night-club.

[NB : alors il voulu s’échapper avec sa femme de son pays… Mais fût pris, condamné à deux ans de régime pénitentiaire, à porter des pierres. Pendant dix heures, jour après jour, il monta des blocs de pierres de soixante kilos du rez de chaussée au sixième étage d’une université en construction. Les muscles de ses poignets se sont alors tellement distendus qu’il a été obligé de mettre des poignets de force pour empêcher ses articulations constamment sollicitées d’enfler. IL a recouvré sa liberté en 1953… Pendant quatre ans, il ne vit la couleur d’un piano… Et s’y remettant] :

"Le sort s’acharnait. J’avais beau essayer d’extrapoler en retournant la question dans tous les sens ; dans l’immédiat, il était hors de propos d’envisager une reprise même éventuelle de mes activités nocturnes : au bout de quelques heures de piano, les articulations de mes mains enflaient.
Pendant ma détention, j’avais eu le privilège de porter des blocs de taille. Complètement distendus par ces travaux et durcis, mes muscles ne supportaient plus aussi facilement que jadis les longues heures d’exercices quotidiens que je leur imposais. Même ma volonté n’avait plus l’ardeur de jadis. Pour réhabituer progressivement mes doigts gonflés à cet effort d’un autre genre, j’étais obligé de remettre mes poignets de force qui maintenaient mes jointures et atténuaient la douleur, en empêchant mes mains de se déformer. Pendant longtemps j’allais être obligé de porter cet accessoire. Le plus cocasse de l’histoire est que, par la suite, pas mal de gens du métier se sont mis à porter des bracelets de cuir, persuadés qu’il s’agissait d’une nouvelle astuce de mon invention, destinée à favoriser la haute virtuosité. Nous nous enviions mutuellement. Eux, parce que je portais des accessoires de portefaix auxquels, paraît-il, je devais mes performances instrumentales, et moi, parce qu’ils n’étaient pas obligés d’en mettre.
Après ma sortie de prison, j’ai été obligé de consacrer près de quatre mois à la rééducation de mes mains, avant de pouvoir aller à Budapest…. Recommencer à chercher du travail. (…)

[NB : Puis un jour, Cziffra est réhabilité] :
« Eh oui, monsieur Cziffra, me dit le haut fonctionnaire déjà rencontré, dans un sourire engageant. Autres temps, autres mœurs. Nous vous avons demandé de venir, car depuis quelques temps, nous recevons un courrier plutôt volumineux à votre sujet, émanant des couches sociales les plus diverses, qui fréquentent assidûment les établissements de nuit où l’on peut vous entendre. J’avoue que c’est la première fois que je vois l’opinion publique – votre public – s’émouvoir aussi unanimement de la sorte. En vous écoutant l’autre soir, je me suis rendu compte que votre talent est même capable de transformer une assemblée de gens venus là pour boire en un auditoire authentiquement discipliné. (…) Nous souhaitons effacer l’erreur commise à votre égard en réhabilitant ce talent tellement exceptionnel qu’est le votre dans ses doits et privilèges perdus. Cela veut dire qu’à dater de ce jour, nous vous demandons de surseoir à vos activités passées, car nous avons l’intention de vous donner un délai de trois mois qui vous permette de préparer le premier programme d’une série de récitals puis de concerts symphoniques que L’État vous commandera régulièrement par notre entremise. (…).

(…) Pour fêter dignement ma nouvelle reconversion, j’avais irrévocablement décidé d’abandonner la pratique du « piano rastaquouère » qui m’avait si souvent tiré d’embarras. Mais le plus dur restait à faire. Après m’être escrimé pendant près de vingt-cinq ans sur les musiques les plus diaprées, je disposais de trois mois pour faire peau neuve : c’était peu. Certes, cette expérience m’avait prémuni et doté d’une maîtrise instrumentale que par la suite pas mal de théoriciens épris de dogmatique allait considérer dans mes interprétations comme l’arbre qui cache la forêt. La difficulté de ma tâche était double. Il fallait non seulement reconvertir, discipliner et recycler la somme de ces connaissances au service exclusif de la musique classique, et ce en quatre-vingt dix jours, mais encore convaincre en même temps du bien fondé de mes assertions d’interprète ces messieurs les esthètes et autres maîtres à penser, travestis en critiques initiés à l’esprit plus ou moins égocentrique, pour qui l’adoration de la lettre morte primera éternellement sur l’art de savoir la ressusciter. Personnellement, de très rares exceptions mises à part, je n’en ai jamais rencontré qui sache faire autre chose qu’essayer d’exterminer, histoire de justifier sa condition de piranha érudit, ou, si la poie était par trop grande, voler au secours de sa victoire. Ces nécrophores des vues de l’esprit, qui sont légion, se reconnaissent aisément par leurs signes distinctifs : l’orgueil y est incommensurable et la pensée dérisoire.
Je n’ai rien contre la critique et même je l’estime indispensable. Loin d’être marginale, cette discipline devrait et pourrait s’accomplir comme une œuvre de salubrité publique, à deux conditions : premièrement, elle ne devrait être exercée que par des professionnels, c’est-à-dire des artistes qui étant eux-mêmes productifs, savent de quoi ils parlent. Deuxièmement, l’opinion émise, quelle qu’elle soit, devrait être constructive vis-à-vis de l’œuvre ou de la prestation de l’artiste ainsi soupesé.

L’idéal serait de voir renaître de ses cendres l’esprit de compagnon-mousquetaire, qui à mon sens était l’élément moteur de l’intelligentsia responsable de l’évolution des courants artistiques de la période romantique. En ces temps heureux, les comptes rendus des premiers concerts parisiens d’un jeune inconnu nommé Frédéric Chopin, n’était pas signés par un quelconque M. Croche antidilettante, mais par Franz Liszt. Quand Ravel, découragé, récupérait le manuscrit de son premier quatuor tronqué et raturé par un nommé Dubois, qui n’avait de grand que l’opinion qu’il avait de lui-même, c’est Debussy qui écrivit en tout hâte ces lignes au futur auteur du Boléro : « Au nom des dieux de la Musique et du mien, n’y changez pas un iota… ». Ces êtres extraordinaires et bien d’autres encore, ne se sont pas bornés à s’encoconner dans l’écrin qui sert d’habitacle aux créateurs d’exception, à qui l’Occident doit une grande partie de son patrimoine culturel. Ils étaient avant tout des professionnels en puissance, capables non seulement de comprendre, mais aussi, pour ce qui est des musiciens , d’interpréter, voire de diriger les œuvres de leurs pairs. C’est donc en toute connaissance de cause et à bon escient qu’ils pouvaient se permettre de guider l’opinion publique de leurs temps avec des critiques avisés. En ces temps troubles que nous vivons, il me plaît d’espérer qu’un jour prochain, les artistes des divers corps constitués, issus de cette lignée, voudront bien se donner la main, pour décongestionner l’esprit d’un public saturé de bêtises. (…)

Il me fallait rééduquer mes doigts, jusqu’à ce qu’ils se rappellent désormais systématiquement que le rubato requis par le langage de Chopin n’est pas tout à fait le même que celui nécessaire à la traduction idéale de l’esprit de Schumann ; que les œuvres pour piano d’un Debussy se jouent avec un toucher impalpable ; celles d’un Ravel aussi, mais elle doivent toujours rester cristallines, alors que les états d’âme de Fauré, tout en requérant un subtil mélange des deux, tolèrent une pincée de poudre vieil or avec un soupçon de parfum, un rien fin de siècle, qui ne feront que rehausser le charme de cette musique aussi raffinée que volatile. Savoir aussi que l’animation contenue ou fébrile dans l’œuvre de la plupart des grands musiciens romantiques n’a rien à voir avec la pulsation parfois démentielle que sous des dehors en apparence anodins contiennent certaines pages de Liszt, puissance qu’il est indispensable de manipuler avec précaution. Savoir encore qu’avec Bach, Mozart, Beethoven ou Bartók, il y a autant de pièges à éviter, autant de tabous à ne pas enfreindre, sous peine d’être condamné à pratiquer un art monotone et monocorde, ravalé du rang de langage des dieux à celui de musicothérapie, un art dont le seul pouvoir émotionnel serait de faciliter la disposition d’une assemblée qui communie dans l’ennui distillé par une idole au renom creux, qu’on va voir faire parce qu’elle n’a rien à dire… Savoir, savoir, savoir.

C’est à tout cela que je songeais en quittant le ministère des Affaires culturelles pour rentrer chez moi au plus vite annoncer la grande nouvelle. En fin de compte, c’est en menant cette existence de baladin va-nu-pieds essuyant quiproquos et quolibets, constamment ballotté par la vie, que j’ai appris la partie fondamentale de mon métier d’interprète, profession, complexe entre toutes. Savoir se scinder en deux, en laissant alternativement gouverner tantôt l’esprit, tantôt le cœur. Savoir raisonner droit ; c’est ce qu’on appelle la logique formelle. Mais aussi savoir raisonner courbe, c’est ce qu’on appelle la casuistique. Ma nouvelle occupation consistait à superposer ces deux formes de pensées, en vertu du principe qu’une raison harmonieuse se présente comme une droite agrémentée de spirales, telle l’âme rayée d’un canon. En astiquant voici peu de temps encore celui de mon char, je me remémorais l’axiome célèbre de Schumann, qui après avoir entendu Liszt jouer, définissait ainsi l’interprète idéal : « des canons sous un parterre de fleurs ». Réussir à transposer sur le clavier, en si peu de temps, une aussi radicale transformation de soi, en devenait ce que je n’aurais jamais dû cesser d’être, constituait à cette époque de ma vie le défi peut-être le plus difficile qu’il m’ait été donné de relever. A cette époque, pianistiquement, j’étais vraisemblablement en pleine possession de mes moyens, mais humainement et surtout psychiquement, j’étais épuisé, comme vidé. (…).

Inutile de me leurrer, inutile de rêver que le temps serait mon complice. Moi qui me donnait rendez-vous à l’âge de l’extrême vieillesse, l’âge où les petits défauts tournent à la caricature et les grandes vertus au sublime, pour me forger enfin une juste opinion de mon talent, je ne pouvais plus reculer l’heure de vérité. Une fois de plus, j’étais au pied du mur. Mes nouveaux pairs, surpris de ma technique instrumentale, lorgnaient mes mains avec un regard qui était un monde de concupiscence (comme disent les curés). C’est en un temps record que je devais leur prouver que j’étais capable de faire autre chose que bousculer aimablement la hiérarchie des critères et valeurs dans le show-business du music-hall. C’est donc en essayant de ne pas perdre de vue que la musique dans sa finalité et ses motivations peut et doit représenter bien plus qu’une vaste synthèse des sciences particulières, que je me suis remis à étudier « ce monde de soupirs, de songes, dont se repaît la passion », comme l’appelle si joliment Michelet. En ce domaine, il semble qu’à partir d’une certaine puissance d’évocation, certaines réalités transcendantes se font jour et émettent autour d’elles des rayons auxquels la foule est sensible. Pour devenir maître d’un tel pouvoir, sans la possession duquel pour moi, l’interprète n’a plus de raison d’être, il me fallait d’abord rechercher et retrouver en moi-même, un je ne sais quel frémissement indéfinissable à travers lequel se trahirait une sensibilité restée vive et neuve. Je sentais que seule la pureté de cette source canalisée par un robuste bon sens me permettrait d’atteindre et de transmettre à tous une émotion si intensément vécue qu’elle ait la force atavique de l’amour de soi, cette passion primitive dont toutes les autres ne sont en un sens, que des modifications. En fait, je savais que l’entreprise était aussi difficile que la quête du Graal. La Musique est une maîtresse tyrannique, on entre à son service comme on entre en religion, et la nuée de ses serviteurs sollicitent son approbation et craignent son blâme jusqu’à leur dernier souffle.

(…) Cet heureux concours de circonstances devait me permettre de jouer mon va-tout, car à présent, c’est riche de l’expérience de ma vie d’homme que j’allais entreprendre la réalisation de mon rêve d’enfant : savoir provoquer et communiquer ce sentiment de réceptivité intense, cette brusque exaltation physique et mentale qui nous porte à un état séraphique que, faute de mieux, on appelle émotion. Il est certain qu’il faut être inconscient comme je l’ai été pour tenter de réussir me^me partiellement de gravir en trois mois les barreaux d’une telle échelle de Jacob. Telle était pourtant la règle du jeu. De l’effroyable amalgame des problèmes précédemment évoqués, je devais en quatre-vingt dix jours extraire la valeur intrinsèque, c'est-à-dire être en possession d’un instinct et d’une connaissance quasiment alchimiques, dont seule la bonne conjugaison déclenche ce processus miraculeux qu’est la transmutation d’un message codé en langue vivante. Pour cela, j’avais besoin de renseignements clairs, nets et précis.
Loin de m’aider dans cette tâche, l’ambiguïté contenue dans l’œuvre de certains de mes guides m’a causé bien des tourments. Jean-Sébastien Bach devait estimer le sens de son propos musical tellement évident, que la plupart de ses compositions ne comportent pas une indication de nuance, ni même de mouvement. Chopin, lui, était beaucoup plus scrupuleux. Dans ses manuscrits, il indique ponctuellement la moindre de ses intentions, ce qui ne l’empêchait pas de dire à ses élèves comme à ses admirateurs, dont plus d’un était virtuose consommé, que l’essentiel de l’émotion dont sa musique est empreinte se trouve « derrière » les notes écrites. Stravinski, cet autre souverain de l’émotion drue, qui a porté un coup de grâce à l’impressionnisme, avec son magistral « Sacre du printemps » », disait voici peu de temps encore, que la musique, par définition, en peut et ne doit rien exprimer. C’est de l’amphigouri de ces opinions et controverses étonnantes que je devais me dégager, en restituant sans faille à chacun de ces monarques l’authenticité de la philosophie esthétique propre à leur tempérament. Il paraît, d’après des avis autorisés, que le seul monument érigé ici-bas par des mains humaines, dont les contours soient perceptibles depuis la lune, est la Grande Muraille de Chine. La comparaison paraîtra outrancière.L AU bout de deux mois de travail acharné, c’est néanmoins dans un ordre de grandeur voisin, que je voyais poindre mon objectif invariablement aussi lointain à l’horizon de mes ambitions d’antan. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce que furent pour moi ces jours et ces nuits de recyclage accéléré. Même Dante, le meilleur expert en enfers qui soit, a omis de chanter cette Église souffrante où macèrent en un sabbat de purgatoire les âmes des interprètes incertains, emportées par une sorte de lyrisme nostalgique. De cette incertitude-là découle naturellement le manque de confiance en soi. J’en savais quelque chose. Je cherchais en vain à me débarrasser de cette métastase morbide ; plus je m’évertuais à remettre de l’ordre dans mes idées, moins j’étais sûr de moi. Les esprits de Nostradamus et de Pythagore animaient bien mes doigts, mais séparément. Or, si la clairvoyance ne s’allie pas à la logique, comment pourrait s’ouvrir le troisième œil, cet instrument de haute précision qui coordonne en tout art après sélection les diverses étapes de la créativité ? En l’absence de ce sismographe artistique, mes conceptions comme mes interprétations souffraient de mes incertitudes, et il n’y a rien de plus triste qu’un interprète qui en fait trop… ou pas assez. Pour en finir, pendant ce court laps de temps, je découvris tellement de carences, d’omissions et de manquements dans mon jeu, à l’égard des règles sacro-saintes de l’interprétation harmonieuse, que je finissais par me demander parfois, si la profession de poinçonneur de tickets de quai, ou celle de garde-barrière, n’aurait pas été plus seyante pour mes mains pleines de doigts. Je doutais de la pureté de mes sentiments comme de ma manière de les transmettre.

Comme j’enviais mes semblables qui avec l’aide de maîtres qualifiés, avaient acquis une belle assurance ! Sur ce point ils avaient sur moi une forte avance, mais n’avais-je pas eu un entraînement précoce à l’interprétation libre ? Oui, mais je butais sur un obstacle qui favorise les talents originaux et qui est le récif des autres : le trac. A priori, c’est un non-sens. Pourquoi craindre une assistance qui s’est donné la peine de se déplacer et a décider de payer de son bel argent pour qu’on la fasse rêver ? IL est certain que pour un artiste porteur d’un message, dévoiler à une heure fixée à l’avance le moindre tressaillement des fibres de sa sensibilité, et ce devant une audience souhaitée nombreuse, est une opération qui se situe entre l’action de grâce et le supplice de Tantale, à moins que lui-même porté, voire transfiguré par la puissance de sa vision, il entre en incandescence jusqu’à devenir la vivante incarnation de sa révélation fugitive. Mais ce sont là des affres d’une nature particulière. Dans le domaine musical, pour émouvoir autrui, la gamme des possibilités est pratiquement infinie ; elle va de l’évocation du péché mignon à celui du péché originel. A défaut de ne pouvoir racheter le grand, on essaye au moins de commettre le petit. Pour moi, le trac est synonyme de doute, le révélateur infaillible d’une carence technique ou spirituelle. Il n’a rien à voir avec la tension nerveuse que sécrètent avant de passer à l’acte le sens des responsabilités et le désir de ne pas décevoir. Il n’y a que pour les artistes habités par cette crainte ancestrale, que le simple fait d’oser entrer en scène constitue en soi un acte de courage indéniable. C’est là que réside le paradoxe et la fragilité de la condition d’interprète ! Tenter, ne fût-ce que l’espace d’un instant, de suspendre le temps au-dessus d’un public venu dans cette attente, est un défi en soi. Comment restituer fidèlement les multiples solstices et équinoxes de l’âme humaine si le trac vous paralyse ? IL est certain, qu’à cette échelle, le don de soi n’est plus suffisant. Mozart a magistralement traité le sujet, en subliment le propos du comte Almaviva : «L’amour (reçu) n’est que le roman du cœur, le plaisir (donné) en est l’histoire…».

En plus d’un acquis technique à toute épreuve, le supplément de concentration psychique requiert un tel dépassement de ses propres facultés que rares sont les interprètes à pouvoir enflammer les gens avertis comme les incultes.
Je le sais bien, ce raisonnement sera considéré délirant par presque tous les professionnels qui ne l’ont pas expérimenté sur le vif. Les quelques autres se contentent de se taire ou de sourire en me lisant. Pour eux, j’enfonce des portes ouvertes. Être porteur d’un affidavit délivré par les muses est une chose. Être le félibre de toutes, en est une autre. Faire partie de l’illustre confrérie de ces élus, plus préoccupée de la pureté de leur buisson ardent que de l’étonnement qu’il pourrait susciter, a été mon rêve et sera mon but de toujours. Dieu reconnaîtra les siens. Suis-je sur la bonne voie ? L’avenir le dira. Je n’ai rien d’un songe-creux. Le statu quo des musiciens est, dans toute société humaine, voisin de celui des politiciens. S’il en est qui ne sont pas des vendus, c’est parce que personne n’a voulu les acheter. J’aurais pourtant aimé aborder dans d’autres conditions les chemins de lumière. Hélas ! toute ma vie antérieure à cette période a été placée sous le signe de « si tu veux la paix, prépare la guerre ».

En cette année 195… , j’étais beaucoup moins fort en thème : je besognais fanatiquement sur mon piano droit. Chercher, trouver, rejeter et recommencer à zéro étaient mon lot quotidien, sans parler du retard considérable accumulé vis-à-vis de mes confrères véritables, que je devais résorber, avant de tenter de me hisser à leur rang…
C’est seulement après, beaucoup plus tard, que j’envisageai de gratter mes fonds de tiroir pour voir s’il était possible de porter plus loin l’immense héritage pianistique de Liszt, cet abbé crossé et mitré des dieux que des générations de pugilistes, épris de records au détriment de la pensée, tiraillent en tous sens avec tant de fugue et si peu de bonheur… Selon le terme consacré par ce beau pays qui voulait tant protéger le mien, je savais qu’il allait me falloir plusieurs plans quinquennaux et une bonne santé pour réaliser tout cela… et j’en étais loin. Il ne suffit pas de savoir violer Euterpe au piano, encore faut-il pouvoir lui faire un enfant. (…)

(…) Pour éviter que dans mes passages travaillés, l’entraînement laborieux reste trop visible, je me suis résolu à demander conseil. Ce fut un échec. Mes maîtres occasionnel ne comprenaient pas le sens vital de mes questions. De mon côté, je saisissais mal la pluralité des tournures d’un certain sabir culturel qu’ils employaient en tant qu’adjuvant miracle, qui tenait plus de l’insatisfaction romanesque, que du conseil pragmatique valable au clavier. Nos entrevues étaient épiques. En sortant de ces conciliabules, il régnait autant d’ordre dans ma tête que dans une gare de triage. Jugez-en :
QUESTION : - Comment aborder la recherche ponctuelle d’un message défini dans l’œuvre pur piano de X ou Y ?
RÉPONSE : - En analysant son clivage sur le plan structurel.
Q. – Ah bon. Mais que faut-il faire pour atteindre ce but ?
R. – Trouvez votre créneau.
Q. – oui, bien sûr… ET pour transmettre le résultat ainsi obtenu au public ?
R. – Cela tombe sous le sens : il suffit de s’articuler au niveau de ses motivations. Faut-il être bête pour ne pas trouver cela tout seul !
De mon temps, il y avait des professeurs de musique qui aimaient à deviser ainsi. A présent, tout bon promoteur de notre bonne civilisation des loisirs, du plombier à l’informaticien, manie ce genre de propos avec maestria… et je n’y comprends toujours rien. Les quartiers de noblesse se font rares, la noblesse de quartier prolifère et se partage la tête de… l’art. On dit que le rire, c’est la révolte surmontée. J’ai osé rire à la barbe austère de mes conseillers et remballé ma solitude de coureur de fond plein de chants inexprimés. L’obstacle que j’avais à surmonter était différent. Je recommençais à travailler seul et lisais énormément. Pour n’avoir pas emprunté la voie royale, j’ai été tour à tour encensé de flagorneries et criblé de lazzis. Je restais néanmoins convaincu que pour ce qui est des choses de l’art, la différence du noble et du vilain n’est pas une question d’ethnie ni même d’éthique. Mais comment parvenir jusqu’à l’éther ?
Avec mes airs durs, mon caractère à l’emporte-pièce, ce talent que d’aucuns qualifiaient de quarteron, et que passaient au peigne fin ces docteurs de la Loi, avait vraiment l’air de manquer d’étoffe. Et dire que j’avais failli naître en France… ce carrefour éternel des artistes, où même les canons ont de l’esprit. (…)

(… ) Je commençais par tempérer, affiner et polir dans mon jeu, la relation consubstantielle de la voyance et de la méthode, ce long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens, cette arme à double tranchant que les parnassiens laissaient sagement au vestiaire, dont Rimbaud et Lautréamont se servaient pour écrire «Le Bateau ivre» et «Les chants de Maltodor». Pour un musicien, c’est un travail aussi casse-cou que celui d’un désamorceur de bombes, car en touchant à cette partie du mécanisme de ce que je me permettrais d’appeler ma volonté de communication, je risquais de dévitaliser, sinon d’éteindre la relation de cause à effet, qui à la manière d’un ordinateur, assujettit la puissance, la perpétuelle trouvaille, la virtuosité rythmique et l’étincellement des couleurs à l’inspiration. Ces images prodigieuses que sont « l’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes.. la nuit verte aux neiges éblouies », tissées par l’imagination géniale du « fileur éternel des immobilités bleues », dont fourmille « Le Bateau ivre », m’ont aidé à ne plus confondre la répression d’une conception subversive avec des lois destructives de la liberté de verve. D’un côté, cette découverte m’éloignait des sentiers battus, de l’autre, elle m’ouvrait des horizons nouveaux.

C’est à ce moment que je réalisai à quel point j’étais un marginal. Pour ne pas rater le coche, il fallait que je continue désormais à travailler seul. Aller chez un maître aurait été faire preuve d’un esprit cagot. La technique du piano, je la connaissais comme ma poche. C’est l’intégration de ma propre sensibilité à cette maîtrise qui était la source de tous mes problèmes. Je suppose que n’importe quel professeur, voire virtuose illustre, aurait été heureux de m’avoir pour élève, du fait que j’étais capable de reproduire instantanément et dans les moindres détails ce que l’on me montrait au clavier, y compris la manière de le faire. Mon conseiller aurait été ravi d’avoir rencontré l’âme-sœur, comme peut l’être un maître, qui sait que son enseignement lui survivra grâce à ce fils spirituel, qu’il n’attendait plus, tandis que moi, malgré la fidélité de ma reproduction, je n’aurais jamais le cœur de lui dire que c’est davantage mon souci d’exactitude dénué de toute conviction, qui me permettait d’épouser la forme de l’empreinte de sa pensée, au point de devenir son alter ego… un peu à la manière des glaces sans tain, qui restituent une image, bien plus qu’elles ne la réfléchissent.

Qu’est-ce que la Musique ? Par définition, c’est l’art de combiner des sons d’après des règles. Cette formule a l’avantage de tranquilliser l’esprit, parce que dans sa platitude, elle cache l’essentiel. Elle omet la cause invisible qui conduit au sacrifice et à l’adoration, et la nécessité d’un sixième sens, le supraconscient, par lequel vient l’inspiration. Sans religion, toute philosophie musicale devient d’un athéisme aride voisin du nihilisme. Le millénium est déjà arrivé pour les artistes qui savent le trouver ; il n’y a que ceux qui se sont égarés, pour penser que c’est le monde qui s’est perdu. Le paradoxe est que dans les fondements mêmes de la Musique, il n’y a en vérité ni sujet, ni objet de connaissance. C’est pour cela que les musiciens sont des funambules qui rêvent les yeux grands ouverts dans un monde endormi.
Ils occupent une place particulière dans la société. Pourquoi ? parce que même s’ils vivent au sein d’une communauté où tout s’achète et tout se vend, ils sont censés être les détenteurs d’une forme d’intuition ésotérique, c’est-à-dire la seule chose qui sur cette terre n’ait pas de valeur marchande définie. Cette faculté est le sceptre inaliénable des artistes d’envergure.

Les instrumentistes (par les appelés, les élus) recherchent la simultanéité de l’accord que l’interprète doit avoir avec le compositeur dont il est le chantre, et l’auditeur qu’il conditionne par la projection harmonieuse de son état de grâce. Pour éliminer les effets de gratuité, voire les « passages à vide », tout musicien cherche à asservir ce pouvoir proche de la télékinésie, dont le faisceau balayant d’amont en aval doit assujettir sa maîtrise à l’étendue de sa sensibilité réceptive. Ainsi, parfois, un message musical issu du passé et l’émotion qu’il est appelé à susciter dans le futur, se subliment mutuellement, en se rencontrant dans un présent devenu intemporel.. Et le miracle a lieu, parce qu’il donne naissance à une formidable chaîne de haute-fidélité, la plus vraie de toutes, car ses performances sont à une échelle véritablement humaine. L’auteur en est la source, l’auditoire formant les facettes d’une membrane, ô combien réceptive, et l’artiste, l’amplificateur de ce champ magnétique. C’est de là que le discours musical même tire sa substance et ses forces communicatives, avant de s’y refondre à nouveau, jusqu’à ne plus être qu’un accent d’intensité ininterrompue, dont le rayonnement ennoblit et révèle le sens caché de chaque syllabe, de la première à la dernière… Ce signe que dans notre monde d’arroseurs arrosés, les fabricants de manuels de solfège se contentent d’appeler « accent tonique » est le même qui, dans la Grèce antique d’Euterpe, faisait office de paroxyton… En fin de compte, pour ce qui est du domaine musical, vouloir devenir César ou rien, est beaucoup moins périlleux qu’on ne le pense ; en choisissant l’euphonie, dont le principe fondamental est de plaire et de toucher, n’importe qui est assuré de devenir l’un… ou l’autre. Le plus dur, c’est de ne pas se tromper, car, commettre le premier dans le second équivaut à vouloir écoper le fameux tonneau des Danaïdes, et pour ce qui est de moi, croyez-moi bien, je n’avais aucune envie de recommencer.

Par les chemins de l’analyse, je renouais avec mes pressentiments d’enfant. J’avais perçu très tôt qu’il y avait un difficile pas à franchir pour que le discours musical se transcende en langage d’émotion et d’initiation. (…).

(…) Bien sûr je continuais à travailler d’arrache-pied et rien n’y manquait pour aggraver l’excitation de mes doigts, ni même la frénésie pour la provoquer.
En désespoir de cause, sortant de notre petit jardin, j’allais faire de grandes promenades solitaires dans la campagne où je pouvais comparer à loisir les formes élégantes et élancées de la faune et de la flore environnantes avec les manières grossières et sans esprit avec lesquelles j’essayai de les chanter. En regardant autour de moi, je cherchais à me consoler, en me demandant quel artiste pourrait imiter correctement la perfection de cette harmonie La délicatesse des sentiments est bien un don de la nature et non pas une acquisition de l’art, cet art qui la gâte quelquefois en cherchant à la perfectionner. C’est là que m’apparut vraiment l’énormité de l’enjeu et ce que l’honneur m’enjoignait de faire. Savoir enjamber les convenances de l’expression musicale ne constitue pas un crime en soi. C’est même un des privilèges prodigieux de l’art, que l’horrible, artistiquement exprimé, devienne beauté. Seulement, pour ce faire, il faut avoir du style… et pas n’importe lequel. Je savais que le style résulte d’une sensibilité spéciale à l’égard du langage, qu’il ne s’acquiert pas mais se développe. Celui dont je rêvais là, au bord de l’eau, je l’imaginais beau et rythmé comme un poème orphique, précis comme le langage des sciences, un style qu vous entrerait dans le cœur comme un coup de stylet. Malheureusement, on n’y atteint que par un labeur atroce. Flaubert en savait quelque chose. Malraux, à qui beaucoup plus tard j’ai eu l’occasion de poser la grande question : « Qu’est-ce que l’Art pour vous ? » m’a répondu sans hésiter : « Ce par quoi les formes deviennent style »

A ce moment, j’eus comme une illumination. Cette définition pourtant splendide ne m’a convaincu qu’à moitié. En fait, il avait raison… et moi aussi. Le style, c’est la chose vécue, qui ne sent pas l’appris. Dans sa partie comme dans la mienne, c’est la règle d’or. Quand on le sait, cela va tout seul. Seulement à l’époque, mon unique bien était un style bizarre, excessif, incohérent et surchargé qui était celui de ma nature elle-même.
Rentré à la maison, je reprenais mon combat avec l’énergie du désespoir. Je faisais des progrès : dans mes interprétations du moment il y avait à peu près un tiers de sentiments esthétiquement plausibles, et crédibles, et les deux autres n’étaient que visions nébuleuses et alambiquées. Force fut de me rendre à l’évidence : mon vice était là, devant moi, évident, éclatant. Le temps me manquait pour m’en débarrasser. Alors, pour parer au plus pressé, je l’évidais comme font les enfants avec une tige de sureau pour leur sarbacane et je le sculptais avec des motifs et moulures de nouveau riche… auxquels j’étais le premier à ne pas croire.
En abandonnant ma quête intensive pour accéder à l’harmonie naturelle, je lâchais la proie pour l’ombre. Décidément, ces dix années d’arrêt de mort et de grâces providentielles avaient recouvert ma faculté de discernement d’une cornée épaisse et rugueuse, et j’étais dans l’incapacité de saisir les subtilités de l’univers harmonique.

Les premiers concerts qui suivirent ma sortie de prison, étaient d’une platitude voisine de l’incompétence. La médiocrité du résultat était vraiment paradoxale. Si l’aisance de ma maîtrise instrumentale atteignait celle des mes confrères réunis, cet avantage appréciable en multipliait les inconvénients. Pendant que certains d’entre eux distillaient goutte à goutte un certain ennui provenant d’un manque d’aplomb et d’imagination descriptive, moi, par excès contraire, encore étayé par ma technique instrumentale irrationnellement débridée, je le déversais par seaux entiers. J’avais beau m’exhorter à une discipline plus claire, plus pondérée, rechercher sans relâche la concision et la translucidité de mes conceptions musicales, rien n’y faisait.
Heureusement, les transcriptions ou improvisations qu’en manière de bis j’ajoutais en fin de programme, devaient dédommager mon public d’alors et secouer sa torpeur. C’est moments d’intensité, je les ai vécus, je les ai sentis vraiment comme des transports amoureux. Mon sens esthétique incomplet, capable de feindre une émotion, mais non de la dissimuler, ne vibrait véritablement à l’unisson avec ma sensibilité qu’à partir du moment où ma technique instrumentale embrasant mon clavier en sa totalité enclenchait en moi-même un processus d’autodépassement dont l’incandescence laissait tout le monde pantois. C’est ce qui fit dire à un critique de l’époque que cette maîtrise n’était pas celle d’un pianiste mais du pianiste tel qu’on le rêve. Ce don pour moi si familier paraissait pour mes confrères orthodoxes aussi bizarre que des versets du Coran en lettres lumineuses suspendues en l’air et aidait grandement à faire oublier que par ailleurs, en bien des points, mes raisins étaient trop verts et bons pour des goujats.
C’est toujours avec une grande reconnaissance que je repenserai au dévouement sans borne et spontané de mon public d’alors. Il connaissait mes antécédents et savait que je revenais de loin, à tel point que je sentais sur scène jusqu’au rayonnement de la solidarité. Les salles où je me produisais étaient archi-combles et mes concerts se terminaient en triomphe ; pourtant, chaque fois, je regagnais ma loge, démoralisé par la somme de mes imperfections et la notion de la distance qui me restait à parcourir, plus persuadé que jamais qu’aucun artiste digne de ce nom ne confond la vision d’une vérité avec la démonstration de cette vérité. Je ressentais le soutien de ces milliers d’êtres comme une immense campagne de solidarité. Leur confiance était une sorte de crédit pour m’aider à gagner ce combat que je me livrais à moi-même – et dont je ne méritais pas encore le trophée. Ces ovations et apothéoses, proches de la consécration, peu à peu me restituaient une partie de ma foi et de mon courage, sans me faire oublier l’antique coutume romaine du triomphateur acclamé auprès duquel un esclave répétait sans arrêt : «Souviens-toi que tu n’es qu’un homme».

Sur scène, j’étais naturellement courageux… comme tant de timides, et ces bains de foule eurent l’effet bénéfique de redoubler mon ardeur à me remettre au travail, avec la sincérité d’un esprit en paix avec les hommes comme avec sa conscience. Je me regardais faire avec les yeux de la foi, la foi du charbonnier, l’esprit de détail porté jusqu’à la minutie. Que me manquait-il au juste pour que mon clavier, lisse comme la surface d’un lac alpin, se transforme enfin en un miroir ardent et enflamme cette religion qui pour moi n’était ni une théologie ni une théosophie – elle était plus que cela : une discipline, une loi, un joug, un indissoluble engagement ? Tout simplement la constance et la certitude de la foi. La certitude d’être dans le vrai, cette force prodigieuse devant qui les autres plient. Avec le temps, un muscle perd de sa vigueur, un désir sa force : seule la foi du devenir est éternelle et indéformable car elle est l’âme de tout équilibre et des mouvements que celle-ci engendre. Tout repose sur elle, même l’idée sectaire ou éclectique que l’on se fait des forces aveugles, mystérieuses ou occultes de l’univers et du destin. A mon sens, c’est aussi la première force régulatrice de tout art, car sans elle, à force de plaisir, notre bonheur s’abîme. Cette puissance unique a la fragilité d’une fontanelle et ne s’ossifie – sauf chez les êtres d’exception – que progressivement au cours de la croissance spirituelle. Dans la musique, son pouvoir est infini et illimité car elle seule peut niveler les turbulences comme les inquiétudes d’un sens esthétique incertain ou imparfait. Chez l’interprète, la preuve en est que cette énergie fondamentale disparaît instantanément de toute réflexion musicale qui, au moment d’être énoncée, ne tend pas vers l’essentiel. En somme, c’est l’essence qui précède l’existence, comme la logique précède le raisonnement. Or, dans ma musique, c’était une forme d’existentialisme, tendant exagérément vers ce que je croyais être un anticonformisme raisonné et raisonnable, qui accusait et déformait mes intentions, rendant ainsi mon style diffus, lâche et traînant.

Sans la foi, toute création, et de surcroît toute recréation artistique, paraît incomplète et semble flotter, car elle n’est plus cautionnée par ces raisons du cœur que la raison ne connaît pas. C’est le cordon ombilical qui relie le musicien à la musique, le lien intime qui unit le sonneur à son église, la vraie clef des songes permettant le pur épanchement de ses rêves dans la vie réelle et faisant de lui le réceptacle privilégié d’une vérité éternelle un bref instant retrouvée. Heureusement, il restait encore au fond de moi-même quelques atomes de cette force vive, pour réembrayer ma conscience, qui me servait de cette énergie que pour faire oublier mon esprit, déçu par l’existence, le caractère navré de la mission de l’interprète. Le rôle de celui-ci dans la société est d’être le gardien des sources de l’émotion d’autrui, afin justement de la préserver de l’effritement où la plonge quotidiennement l’asservissement à sas condition matérielle dévitalisante.

Peu à peu, je remontais à la source. Enfin ma virtuosité n’était plus l’arbre qui cache la forêt, elle affûtait l’outil indispensable d’une nouvelle acuité esthétique au service authentique du fond et de la forme des règles immuables qui régissent les multiples genres musicaux.
Depuis ma reconversion officielle, je besognais ainsi à raison de huit à dix heures par jour. C’était du bon travail, de longue haleine, mais, pour moi, ce n’était que le commencement du salut. L’on me fiat faire d’autres concerts, puis des enregistrements qui, je crois, commençaient à être de qualité. Pourtant, bizarrement, la plupart des disques ne virent jamais le jour en Hongrie.

L’année 1956 arriva. En haut lieu, il était question de m’envoyer d’ici quelque temps en Union soviétique et éventuellement, vers la fin de l’année, peut-être même…. A Paris. ( …)


(…) Le peuple se souleva et les dirigeants fuirent au nouveau bercail, pour avoir instauré un règne encore plus royaliste que celui du nouveau roi sous la férule duquel nous vivions. La frontière s’entrouvrit. Pendant que les gens s’engageaient dans la brèche par dizaines de milliers, l’explosion populaire était rapidement réprimée et le nouvel ordre s’employait à le faire oublier comme une « petite erreur de parcours ».
Il ne restait qu’un cours laps de temps pour choisir. Déjà, les brèches de la ligne de démarcation se refermaient. Cette fois, c’est moi qui optais pour l’exil. J’étais fin prêt pour assurer ma condition d’homme libre et d’artiste.
Quelques dix jours après notre fuite en avant, je donnai mon premier récital dans la capitale autrichienne, qui fut salué par le public et la critique, comme la prestation d’un maître. (…)
(…) Presque aussitôt, après se concert viennois, je donnai un récital à Paris et en comparaison de tout ce qui a précédé, dans ma seconde patrie, la France, la suite de ma vie ne fut qu’un bain d’eau bénite.
Je pourrais clore ici mon récit si je n’étais parti en guerre ou plutôt en pèlerinage, pour sauver une chapelle et la transformer en temple de tous les arts. ( …))

[NB : c'est alors qu'il va rénover la chapelle chapelle de Saint-Frambourg à Senlis, y construire un auditorium, et faire une fondation]

Quand je vois un jeune artiste en difficulté, j’ai envie de l’aider, en souvenir de mes années de pain noir et de silence forcé. Que de jeunes talents dont la maladie honteuse est l’incognito. Allez leur dire que vingt ans, c’est le plus bel âge dans la vie !
Je me suis promis de leur ouvrir les portes du temple dont si longtemps j’ai été moi-même exclus.
Jusqu’aux années soixante, ils étaient légion tous ceux que les organisateurs de concert ne voulaient pas engager sous prétexte qu’ils n’avaient pas fait de disques et que leur nom n’était donc pas connu du grand public des mélomanes. D’un autres côté, les grandes firmes de disques hésitaient à leur faire faire un premier enregistrement, toujours pour la même raison : ils n’avaient pas fait assez de concerts.
Après avoir longuement cherché comment briser ce cercle vicieux, j’ai fini par trouver plusieurs solutions. J’ai commencé par emmener avec moi de jeunes interprètes sélectionnés et je les ai présentés moi-même à la fin de mes récitals, concerts d’orchestre, et diverses émissions de TV, au public qui, une fois l’effet de surprise passé, les a très chaleureusement accueillis. Au lieu de donner les bis traditionnels qu’on me réclamait, je leur laissais mon tabouret. Parallèlement à cela, j’ai résolu de récompenser les futurs gagnants du Concours international de piano qui porte mon nom en modifiant la portée des récompenses données. Au lieu de procurer des engagements et de faire des disques qui risquent de n’être accessibles qu’à un nombre restreint de mélomanes, j’ai l’intention de partager mes propres concerts avec les lauréats gagnants afin de les faire bénéficier du public aujourd’hui nombreux qui honore mes concerts de sa présence. De même, plutôt que de faire faire à un jeune interprète encore inconnu un disque dont la vente risque de ne pas excéder quelques centaines d’exemplaires, j’ai l’intention de mettre sur pied une nouvelle collection d’enregistrements dont l’originalité consiste dans le fait que, seule, une face de ce disque sera enregistrée par moi-même et l’autre réservée à un jeune musicien de talent.
C’est bien me suis-je dit, mais c’est peu. C’est alors que, pour donner plus d’ampleur à mon projet, j’ai songé à créer une Fondation au sein de laquelle une classe de perfectionnement assortie d’une salle de spectacles suffisamment spacieuse et équipée des moyens audiovisuels ad hoc, permettrait aux jeunes artistes de toutes disciplines, de parachever leur formation sous la direction des maîtres les plus qualifiés du moment et de se produire ou de s’enregistrer librement sans être obligés de faire des années d’antichambre dans l’expectative d’être « découverts » (…)

[NB : Georges Cziffra, répondant à André Malraux qui lui conseillait de monter son projet dans l’ancienne chapelle de Saint-Frambourg à Senlis, à l’époque chef d’œuvre en péril] :
– Je vais acquérir cette église, et en faire un auditorium, dédié à Franz Liszt
- Et vous avez un moyen pour y parvenir (lui demande Malraux) ?
- Oui, répondis-je, soudain rasséréné en posant mes deux mains sur les siennes. La voie royale… qui est aussi la mienne.
- En somme, dit Malraux médusé, c’est avec vos dix doigts que vous voulez relever la chapelle royale de ses cendres ?
- Oui, répondis-je
- C’est encore le meilleur moyen, dit-il en hochant la tête, si Dieu vous prête vie et santé.

Ainsi commença la grande aventure. De retour d’une tournée de concerts, je suis allé à Senlis visiter ma future acquisition. En entrant dans l’église, une image de désolation s’offrait à mes yeux. Une vingtaine de voitures stationnait à l’intérieur, ça et là. Les murs, les colonnes, le plafond de près de trois mètres de haut en forme d’ogive, montraient l’emplacement des vitraux d’antan. La toiture suintait par temps de pluie… Malraux avait raison, tout était à refaire.

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Ma femme Soleyka allait être le principal artisan de cette entreprise à première vue irréalisable. Elle brûlait du désir d’acheter immédiatement cette église en ruine. Guidé par sa fervente intuition, je l’ai acquise telle quelle, ouverte à tous les vents. J’ai commencé par la fermer en faisant mettre des fenêtres blindées partout pour faire comprendre au moins à la gent ailée de dizaines de corbeaux, centaines de pigeons et milliers de moineaux et au chapitre des chats noirs, qu’il fallait désormais élire domicile ailleurs. Au départ, c’est tout ce que j’ai pu faire. Non seulement, il ne me restait plus un sou, mais j’étais criblé de dettes. Il me fallait vite repartir… faire de l’argent. Et cela continuait. Les travaux avançaient avec une lenteur exaspérante et l’argent fondait comme neige au soleil. Sans cesse il fallait des sommes de plus en plus forte. Je travaillais comme un galérien. Heureusement, comme dit ma femme Soleyka, il y eu un nouveau miracle à Saint-Frambourg. En 1975, la Fondation fut reconnue officiellement comme étant d’utilité publique, ce qui nous a permis d’accepter les dons envoyés par des personnes amies qui voulaient marquer ainsi leur solidarité à notre cause. ( …)

(…) Il me réconforte de voir aujourd’hui renaître une autre chapelle, par et pour la musique. Ensuite les événements se précipitèrent. Les adhérents à la fondation affluèrent par centaines. Actuellement, ils sont des milliers. Une subvention inespérée permit d’accélérer les travaux. De généreux donateurs s’offrent à prendre en charge le financement de la réfection de la façade d’entrée, le remplacement de la grande porte comprise. (…)

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(…) A tous les jeunes interprètes qui feront l’étape musicale de Senlis et contribueront à donner à cette aventure de la restauration de la chapelle royale toute sa raison d’être, je voudrais communiquer les vibrations de ce fil invisible et organique qui relie l’Académie Franz-Liszt de Budapest à ce nouvel auditorium créé sous le même signe en terre française.
Reconvertir le sanctuaire religieux pillé, défloré, trahi, en auditorium Franz Liszt, c’est une invocation de l’accomplissement d’une promesse d’enfant qui m’engage en premier.
Depuis l’âge de dix ans, j’étais porteur d’un message dont on ne peut saisir le sens qu’à travers l’expérience et la souffrance de toute une vie. Avant de pouvoir le transmettre à mon tour, il a fallu qu’il me transperce de part en part, qu’il m’envahisse et qu’il se nourrisse longuement de ma propre substance. Je l’avais recueilli dans la bouche du professeur de ma classe à l’Académie Franz Liszt. Il nous avait confié le secret dont il était le dépositaire : les paroles même de Liszt devant qui il avait en son temps exécuté la « IV e ballade » de Chopin. A son sens, nul n’avait mieux su suggérer par des mots l’inexprimable « aura » de Chopin, si ce n’est Liszt lui-même. En citant avec respect et humilité ses propres propos gravés dans son esprit, le maître de la masterclass était bien le vivant porteur de la tradition orale.
Ainsi Liszt parlait :
« Aujourd’hui mes mains me trahissent et je crains que quelques compositeurs, mis à part les théoriciens à venir, ne voient dans ces pages qu’un exercice de haute voltige emprunt de gratuité. Ma musique n’a rien à voir avec la poudre de perlimpinpin que d’aucuns croient être une maîtrise. Laissez-les dire… mon heure viendra.
« Mais pour ce qui est de Chopin, faites bien attention. Son art n’a rien à voir avec ces sortes de déballages intempestifs que tant croient être de la passion. Certes, ils estiment que sa musique avait le devoir de s’expliquer par elle-même et de tout dire sur l’essentiel, mais elle ne permet en aucun cas à l’interprète de s’abandonner à une confession mièvre éperdue et sans réserve. Cette musique est la quintessence d’une lutte contre les ombres bannissant tout confort intellectuel, la mie à nu minutieuse et exigeante d’un cœur intemporel qui s’écoute battre sans complaisance ».

Le génie de Liszt était de louer celui de Chopin. La reconnaissance du pouvoir exceptionnel de Chopin était le signe de sa propre prédestination.
« … Oui, la musique de Chopin, c’est tout cela et pourtant bien plus encore… Personnellement, je lu suis plus reconnaissant qu’à tout autre car mon art d’interprète s’est considérablement enrichi et ennobli au contact du sien. Méfiez-vous des esthètes qui dissèquent le charme ineffable de sa musique comme une vallée de larmes..
Ce sont de faux séraphins : ne les suivez pas.
« Faites comme certains de ses vrais amis au nombre desquels j’ai eu le privilège d’appartenir. Substituez-vous aux multiples transmutations des silhouettes et profils de cette âme riche entre toutes. A son contact, j’ai hérité moi-même d’une forme de perception permettant discerner puis de transmettre le halo de l’illumination intérieure toujours différente qui émane de chacune de ses œuvres. La pureté de l’aura kaléidoscopique de la musique de Chopin est un alliage miraculeux et unique de fraîcheur et de spleen, la spiritualisation de son expérience de la condition humaine qui était pour lui plus un fardeau qu’une nécessité. Très tôt, il savait que le temps allait lui être compté : en conséquence, sa passion pour la vie n’était que le spectre du culte quasiment d’amour qu’il vouait à la mort. L’intensité du métabolisme de son œuvre, allié à un langage fait de candeur et d’innocence se sublimant mutuellement, confère à toute sa musique une pureté de larme. Et la vie tirait de cet idéaliste un rendement encore supérieur à l’horreur de son calvaire…
« Non, Chopin n’était pas un poète mais bien plus que cela… Il était le seul métaphysicien capable d’analyser avec une précision astronomique la métamorphose du moindre tressaillement de l’âme humaine. Beaucoup de nouvelles musiques disparaîtront sans laisser de traces avant que ne renaisse une entité dont les facultés de divination égalent les siennes.
« Comme ses dieux, Bach et Mozart, Chopin, tel un météore, ne faisait que passer parmi nous. Il est parti à la recherche de lui-même comme seul peut le faire un être prédestiné, portant depuis toujours au fond de lui-même la loi de l’harmonie. Malgré les apparences, le monde qui l’entourait ne l’intéressait que superficiellement. L’homme tout entier n’était qu’une immense membrane réceptive aux aguets, collectant sans relâche les pulsations de son propre esprit intérieur, signaux que son esprit génial reconvertissait instantanément en émotion – unique nourriture de l’impulsion créatrice de son inspiration – qui s’en emparait avec l’inquiétude fébrile d’une âme exaltée. La promptitude sans cesse accrue de ce processus tenant du miracle était une question vitale pour Chopin. Son impassibilité de stoïcien n’était qu’une façade. Il savait parfaitement d’avance qu’il lui fallait se hâter pour atteindre le sommet de sa perfection afin d’avoir encore un peu le temps de pouvoir s’en servir. En fait, Chopin n’est revenu sur terre que pour consigner la somme des révélations de l’ensemble de ses précédentes incarnations. Il se peut que d’autres aient pu composer son étonnante marche funèbre mais cette espèce de murmure fantastiquement vrai de bruissement de vent papillonnant entre les tombes, qui sert d’épilogue à ce morceau, ne peut être révélé que par un être pour qui le mystère de la mort n’est plus qu’un phénomène routinier… et déjà vécu.
« Comme Mozart, Chopin ne disposait que de l’espace d’un instant pour parler de l’infini, et encore lui a-t-il fallu prendre sur ce temps précieux pour mettre au point une forme d’expression dont la perfection, l’étendue et la justesse du diapason ne constituent que le support invisible de son nirvâna. « L’harmonieux éther dans ses vagues d’azur » lamartinien, se confondait avec les exhalaisons les plus subtiles d’une âme emprisonnée dans un corps miné par la tuberculose et pour qu l’existence n’est qu’un incident de parcours ralentissant sa progression vers l’immortalité. Les salons parisiens ne l’intéressaient en vérité que comme une chambre de résonance dans l’atmosphère ouatée de laquelle il pouvait mesurer à loisir le degré de pureté d’une inspiration encore plus volatile que la rosée déposée dans les yeux d’un auditoire à chaque fois subjugué. Le piano de Chopin n’était que l’outil matérialisant les diverses étapes de ses visions dont le style même n’était qu’une recherche ininterrompue vers la transfiguration : le clavier n’était que l’instrument de ses transes divines.
« Oui, pouvoir entendre Chopin improviser ou jouer ses propres œuvres sur son piano favori était un plaisir rare. Entre lui et sa musique même, les grandeurs et les servitudes de la condition de l’interprète s’étaient abolies. Tout s’effaçait, hormis la légende des siècles dans laquelle il est entré vivant.
« Entre vous et son message il doit en être de même ».
C’est en ces termes où passe le souffle de Liszt que j’avais entendu parler pour la première fois de l’art de Frédéric Chopin.
Et je répète aux jeunes interprètes d’aujourd’hui ce que nous avait bien recommandé mon maître de l’Académie Franz-Liszt :
« Tirez-en les conclusions qui s’imposent ».

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Postface


Aube
Beaucoup n’attendent de l’essai autobiographique d’un artiste que des frissons et des miracles à travers des épisodes à suivre que leur dosent les sensations. Pour moi, ma vie a commencé – ou plutôt recommencé – à des moments où le lecteur attend la fin édifiante de l’histoire.

Ces histoires brisées de ma vie recoupent toutes un même thème obsédant : l’image d’une mort spirituelle imminente qui, à l’heure où tout semble perdu, se métamorphose en une nouvelle étape de résurrection artistique.

En fait, je ne me suis senti pleinement vivant et libre que dans ces passages de l’ombre à la lumière, de la prison obscure à l’envol de l’oiseau de feu.

Je crois que je suis arrivé au commencement.

Senlis, septembre 1977
Modifié en dernier par Christof le ven. 19 mai, 2023 14:39, modifié 6 fois.
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jean-séb
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par jean-séb »

Oui, c'est très long, peut-être le plus long message de tous les temps du forum, et je mesure la chance que nous avons que tu aies bien voulu prendre le temps d'écrire ce long message pour partager avec nous ce beau récit. J'avais entendu une émission sur Cziffra qui relatait son terrible parcours. Je mets ton message de côté pour le lire à tête reposée. Merci Christof.
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sergueiSLES
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par sergueiSLES »

Merci beaucoup Christof pour ce très bel hommage à Cziffra et pour la découverte de ces « bonnes feuilles »
Ça donne vraiment envie de trouver et lire ce livre.
Cziffra est le pianiste qui m’a fait apprécier Lizt que je trouvais jusque là creux et superficiel....
La version de la sonate par GC a ouvert mes oreilles de béotien...
Par ailleurs, quelle vie, quel courage ... si le concept de résilience devait être illustré dans le milieu pianistique, je crois que GC en serait la parfaite incarnation.
Bravo...
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André Quesne
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par André Quesne »

Ah mais moi aussi je vais lire ça, et à tête reposée quand je vais avoir un peu de temps ! Merci Christof ! :D
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mh_piano
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par mh_piano »

Impressionnant Christof ce message ! Je vais le garder pour demain matin...

En tous cas j'avais appris beaucoup de choses sur cette vie extraordinaire de Cziffra en assistant à ce spectacle très émouvant de Pascal Amoyel (qui a été son élève) en son hommage :
https://www.francemusique.fr/evenements ... e-ranelagh
scaramouche75
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par scaramouche75 »

Merci beaucoup Christof pour ce magnifique et généreux partage.
J’ai une passion pour Cziffra qui fut tellement décrié mais demeure inoubliable dans nos souvenirs.
Je l’imagine toujours s’asseyant au piano, levant doucement les mains, les regardant un instant en pensant très fort : à vous mains meurtries et agissantes, luttez ! (ce n’est pas une image réelle c’est ce que je pense en l’écoutant).
Ce qu’il y avait de plus dur à jouer c’était son élément, c’était son combat parce qu’il y condensait son âme, sa vie, sa nostalgie, sa peine, ses tourments. il voulait que la virtuosité serve à quelque chose. Vive Cziffra.
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Christof
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par Christof »

Merci Jean-Seb, Serguei, André, mh_piano, scaramouche et JPS pour vos messages.
pianojar
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par pianojar »

Merci pour ce merveilleux post que je viens enfin de lire dans sa totalité (et qui méritera sans conteste d'y revenir) et qui me ramène à mes premiers amours
Cziffra était lorsque j'étais adolescent "Le Pianiste", une sorte de magicien qui évoluait dans une sphere inatteignable pour le commun des mortels et même pour des pianistes professionnels
C'est par lui que j'ai été sensibilisé à l'improvisation par un vinyle que j'avais acheté à l'époque et qui présentait des transcriptions et paraphrases de pieces célèbres
J'ai eu la chance d'assister à un de ses recitals (Liszt / Chopin) avec notamment une 2ème rhapsodie memorable
En début d'année j'ai trouvé 2 coffrets sur une brocante dont une intégrale de ces rhapsodies hongroises dont les interpretations sont absolument fabuleuses et pour moi LISZT/CZIFFRA sont indissociables bien qu'il ait joué beaucoup d'autres repertoires
Modifié en dernier par pianojar le ven. 17 mai, 2019 15:06, modifié 1 fois.
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Christof
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par Christof »

pianojar a écrit : ven. 17 mai, 2019 11:28 C'est par lui que j'ai été sensibilisé à l'improvisation par un vinyle que j'avais acheté à l'époque et qui présentait des transcriptions et paraphrases de pieces célèbres
J'ai eu la chance d'assister à un de ses recitals (Liszt / Chopin) avec notamment une 2ème rhapsodie memorable
En début d'année j'ai trouvé 2 coffrets sur une brocante dont une intégrale de ces rhapsodies hongroises don't les interpretations sont absolument fabuleuses et pour moi LISZT/CZIFFRA sont indissociables bien qu'il ait joué beaucoup d'autres repertoires
Quelle chance d'avoir pu le voir en direct !
Et tu me feras écouter le coffret !
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mh_piano
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par mh_piano »

J'ai donc lu ce matin le long message inaugurant ce fil. Christof ça valait la peine que tu as pris ! C'est passionnant. Comme je connaissais déjà un peu la vie de Cziffra, j'ai surtout été intéressée par sa manière de parler de la musique, de son travail.
Et du coup j'ai pu commander un ex de ce livre en occasion, pour 20€ ça va.
J'en ai parlé à mon prof ce matin, il avait lu ce livre, et a eu la chance de jouer chez Cziffra une fois, sur un Stenway m'a-t-il dit gigantesque, et de bénéficier de ses conseils. Il s'était montré tout à fait aimable.
Et quand j'étais gosse, mes parents avaient quelques disques de classique dont du Chopin par Cziffra et Samson François. Ces disques ont certainement contribué à ma motivation pour le piano.
Le genre de personnage qui marque beaucoup de monde...
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par pianojar »

Christof a écrit : ven. 17 mai, 2019 14:00
pianojar a écrit : ven. 17 mai, 2019 11:28 C'est par lui que j'ai été sensibilisé à l'improvisation par un vinyle que j'avais acheté à l'époque et qui présentait des transcriptions et paraphrases de pieces célèbres
J'ai eu la chance d'assister à un de ses recitals (Liszt / Chopin) avec notamment une 2ème rhapsodie memorable
En début d'année j'ai trouvé 2 coffrets sur une brocante dont une intégrale de ces rhapsodies hongroises don't les interpretations sont absolument fabuleuses et pour moi LISZT/CZIFFRA sont indissociables bien qu'il ait joué beaucoup d'autres repertoires
Quelle chance d'avoir pu le voir en direct !
Et tu me feras écouter le coffret !
Va falloir prévoir une longue après-midi !
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Christof
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par Christof »

mh_piano a écrit : ven. 17 mai, 2019 16:14 ... j'ai surtout été intéressée par sa manière de parler de la musique, de son travail.
Et du coup j'ai pu commander un ex de ce livre en occasion, pour 20€ ça va.
Bonjour mh_piano. Ton message m'avait échappé. Bien content que tu ais pu trouver le livre.

J'aime beaucoup ce qu'écrit Georges Cziffra concernant le trac :
"Pour moi, le trac est synonyme de doute, le révélateur infaillible d’une carence technique ou spirituelle. Il n’a rien à voir avec la tension nerveuse que sécrètent avant de passer à l’acte le sens des responsabilités et le désir de ne pas décevoir. Il n’y a que pour les artistes habités par cette crainte ancestrale, que le simple fait d’oser entrer en scène constitue en soi un acte de courage indéniable. C’est là que réside le paradoxe et la fragilité de la condition d’interprète ! Tenter, ne fût-ce que l’espace d’un instant, de suspendre le temps au-dessus d’un public venu dans cette attente, est un défi en soi. Comment restituer fidèlement les multiples solstices et équinoxes de l’âme humaine si le trac vous paralyse ? Il est certain, qu’à cette échelle, le don de soi n’est plus suffisant. Mozart a magistralement traité le sujet, en subliment le propos du comte Almaviva : «L’amour (reçu) n’est que le roman du cœur, le plaisir (donné) en est l’histoire…"

De quoi relancer le fil sur la gestion du trac...
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par sylvie piano »

Hâte d'avoir quelques heures pour dévorer ce livre.... Tellement !
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par elenajalan »

Merci à toi, Christof, de m'avoir orientée sur ce fil que je ressors de l'ombre avec le modeste plaisir du passeur qui donne au prochain lecteur l'occasion de lire à son tour ce texte extraordinaire, d'un homme qui a tout transcendé. Bravo pour ta plume et ton labeur de moine copiste. Ton travail est une enluminure au service de la musique et de l'humain.
J'ai depuis très longtemps deux CD de Cziffra : les Etudes et le coffret des Rhapsodies hongroises, et pour moi aussi, découvrir Liszt le fut par Cziffra. Quelle chance de néophyte ai-je eue là !
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Sylma
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Re: Aide Déchiffrage/lecture à vue

Message par Sylma »

Je découvre ce fil: le livre n'est pas facile à trouver mais j'ai pu télécharger une version en anglais sur , je ne peux pas lire sur un écran.
https://idoc.pub/download/cannons-and-f ... 46o1q39x48

Quelle chance d'avoir un exemplaire dédicacé!
Je me contenterai d'une copie.
Une belle personne que cet homme en plus d'un artiste extraordinaire.
Ninoff
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par Ninoff »

Fabuleux ce livre abandonné au gré du vent....
Il t’était destiné, et tu en as profité ou plutôt eu la délicatesse de partager avec nous quelques belles pages.
Un musicien hors pair, ses écrits le confirment tellement...
Et pour moi un retour dans le passé en 1978 où il interpréta magistralement le 2e concerto de Liszt...
Quel musicien, quel homme, un être d’exception.
Merci Christof de ce rappel, qui a du te coûter quelques heures d’écriture.
🙏🙏🙏
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Jacques Béziat
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par Jacques Béziat »

Je vais me plonger dans cette lecture avec un très, très grand intérêt.
Merci pour le partage.
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pianojar
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Re: Georges Cziffra : Des canons et des fleurs

Message par pianojar »

A propos de Cziffra je viens de tomber sur une vidéo d'un morceau que j'avais en vinyle mais ici en plus avec la partition
Impressionnant
Reminiscences de Johann Strauss
Pas pour tous les doigts! (il y a un lien pour la partition)
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