Lettre ouverte à votre ancien professeur

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Virgule
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par Virgule »

Ça alors, ce fil merveilleux m'avait complètement échappé en mars ! (Faut dire que j'ai été peu présente sur PM depuis quelques temps, contraintes extérieures…)

Merci à Lee et ses bonnes idées, merci à tous ceux et toutes celles qui ont partagé leur histoire personnelle, parfois triste, parfois édifiante, souvent profondément touchante; je suis complètement d'accord avec Oupsi que c'est l'un des plus beaux fils depuis longtemps ! =D> Okay, si tu savais comme ça me fait du bien de découvrir qu'ado tu jouais 'mal', je trouve ça très rassurant 8) de voir ce que le travail et la motivation peuvent faire ! Si tu revois ton prof, laisse-le nous savoir (mais je comprends tes réticences). Il a sûrement appris avec joie ton succès au concours cette année.

Et Christof, je suis heureuse que quelqu'un écrive enfin des messages plus longs que les miens :lol: :lol: -- mais qui se lisent comme un roman, un roman-feuilleton dont on attend tous et toutes impatiemment la suite ! Moi qui suis essentiellement imperméable au jazz, de te lire me donne envie d'essayer de m'y ouvrir les oreilles ! Oh, je connais le Köln Concert depuis des décennies, j'avais même acheté le LP dans le temps; non, je parle de ce qu'on entend en suivant les liens que tu donnes ci-dessus. Le jazz pour moi, ce n'est quand même pas comme du Bach pour Lee--non, c'est juste que ça m'ennuie en général, je n'accroche pas. Mais j'aimerais tellement avoir cette facilité que tu décris à reconnaître un accord--même dans Bach !

Je n'ai pour ma part pas de lettre à écrire… Tout ce dont je me souviens de ma première prof, que j'ai eue pendant un peu plus de 2 ans à partir de 8 ans, ce sont des détails circonstanciels--son petit piano, l'énorme aquarium au salon, son mini-chien ('Papillon') qui jappait tout le temps, son accent (elle était Française d'origine), son mari dont la grosse barbe noire m'effrayait (elle l'appelait 'mon chériiiii…' en chantant le i)… Je me souviens même de son nom, madame Coutou, c'est quand même incroyable après presque six décennies. J'aurais tellement voulu l'entendre jouer, aussi, mais elle ne m'a joué qu'une seule fois un morceau, le Für Elise avant que je l'apprenne, pour me demander si ça me plaisait. Mais je n'avais pas d'attachement particulier, et n'ai comme souvenirs de son enseignement que quelques 'flashes' très précis: une dictée musicale où elle ne me faisait aucun commentaire (je n'ai jamais su si c'est parce que j'avais tout bon), un travail sur les triples croches de Für Elise que je jouais trop vite, le concert de fin d'année où je l'ai joué--et encore, si je me rappelle si bien ce concert, c'est que j'y ai été jalouse d'une autre élève qui avait joué Le joyeux laboureur de Schumann, qui m'avait paru plus flamboyant que mon Beethoven ! J'étais furieuse parce que ma prof m'avait dit que j'étais sa meilleure élève, sa plus avancée, et le Schumann m'avait impressionnée -- l'élève m'avait d'ailleurs jeté un regard de supériorité triomphante en le jouant :lol:. Il a fallu que ma prof m'assure ensuite que la lettre à Élise était beaucoup plus difficile que le Schumann (et aujourd'hui, ô combien je sais comme c'est vrai :|). Reste qu'elle a bien dû m'enseigner quelque chose qui est resté, pour que j'arrive ensuite à apprendre tellement de partitions pendant mon adolescence. Aujourd'hui je n'en reviens pas d'avoir eu la motivation et la patience d'apprendre tout ça toute seule ! Je m'achetais même des partitions :shock:.

J'ai eu trois autres profs quand j'ai repris des cours dans la quarantaine, chacun pour quelques mois tout au plus. Seule la dernière m'a vraiment marquée et j'aurais certainement pu lui écrire une belle lettre, si elle n'était pas partie dans une autre ville après m'avoir donné pendant seulement 3 ou 4 mois les cours les plus passionnants et utiles que j'aie eus de ma vie. Si je devais lui écrire, ce serait pour lui reprocher d'être partie ! Depuis, je me sens orpheline. Elle aussi, je me rappelle son nom, mais pas ceux des deux autres profs de la même époque. Comme j'envie ceux et celles qui ont eu la chance d'avoir pendant des années un(e) prof à qui avoir envie d'écrire une belle lettre !
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Christof
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par Christof »

La suite...
Episode précédent : "Rentré chez-moi après le cours avec Patrice, je me suis plongé dans Autumn leaves..."

J'y suis resté un an dans cette école... En plus du cours de piano hebdomadaire, dans le menu il y avait cours de solfège rythmique (avec Guy Hayat, batteur professionnel), mais aussi et surtout "atelier orchestre". Suivant les niveaux, on se retrouvait chaque semaine deux heures, quartet ou quintet (contrebasse, batterie, piano, saxs... ou autres) sous la direction d'un professionnel qui nous faisait travailler. Un standard... Et là aussi je voudrais remercier le prof, Xavier Cobo (saxophoniste de son état), pour sa façon de nous avoir fait envisager cela. Au lieu de nous dire bien à l'avance ce qu'on allait jouer (pour avoir le temps de le travailler), il nous sortait la grille et le thème juste le jour du cours. Et on y passait deux heures dessus.

Je me souviendrais toute ma vie le premier thème qu'il a sorti : "Nardis"... Je n'avais jamais joué cela de ma vie... Allez : 1, 2, 1 2 3 4 et ça démarre. Alors quand c'est comme ça, comme de toute façon y'a pas le choix, il faut se jeter à l'eau. Bon, comme il y avait un sax, ne pas trop s'attacher au thème (c'est lui qui le jouerai sûrement), donc se concentrer sur les accords, tenter des trucs, tenter de suivre, de savoir toujours où l'on en est, même si on a l'impression d'avoir un précipice sous les pieds... Se raccrocher aux branches, écouter surtout les autres, le contrebassiste, le batteur parce que lorsqu'on est largué, un appel du batteur peut vous montrer un peu où on en est... par exemple quand on passe au "pont", un petit appel batterie... ou qu'on a joué les 32 mesures et que cela recommence... (souvent les standards sont construit comme ça : 8 mesures de thème (A), re 8 mesure du même thème (re A), 8 mesures un peu d'autres choses (B) [c'est ce qu'on appelle "le pont"], puis re 8 mesures de thème... soit AABA... Une fois le thème exposé, il y a les "chorus"... on improvise sur AABA.., enfin, je veux dire... on fait ce qu'on peut...
Et c'est ça qui est formidable.. Jouer en groupe, c'est savoir quelle est sa place, quelle est la place de chacun, et de sentir cette machine qui progresse, dans laquelle il faut arriver à construire, avoir une espèce de "conscience supérieure", pouvoir regarder tout cela d'au-dessus... C'est ce que je conseille à tous : jouez en groupe... Il n'y a pas meilleur apprentissage.

Alors forcément, quand on y va comme ça, au départ, c'est un peu la catastrophe. Et très vite, le prof recadre...
Je me souviendrais toujours, à la fin du cours, j'étais épuisé, mais cela commençait à ressembler à quelque chose... Et juste avant de partir, il nous a proposé de le refaire une fois... Thème, et impro chacun. J'avais mieux senti où mettre les accords, les différents passages, l'arrivée au pont, la réexposition du thème, ne pas me perdre au moment des impros de chacun. Et à un moment, j'ai entendu juste à côté de moi un gros son, un son magnifique, à la Stan Getz... C'est le prof qui avait pris son ténor, improvisant sur une grille. Je ne peux vous expliquer ce que cela m'a fait... Comme si j'étais pianiste dans une boîte de jazz, comme si j'étais passé dans une autre dimension. Bon j'ai bien conscience que ce que je jouais à l'époque n'était pas formidable, mais lui, en jouant nous tirait vers l'avant, c'est comme si il nous jouait tous, nous plaçait exactement où il fallait juste avec ses notes à lui, son swing...

Pour ceux qui ne connaissent pas Nardis , quelques sélections...
https://www.youtube.com/watch?v=yStCqteGiQU (cette version est tirée du 4ème album de Bill Evans (1961), avec Scott la Faro à la contrebasse et Paul Motian à la batterie. Je l'ai choisie à dessein. C'est la marque des trio de Bill Evans, qui a ouvert la voix aux conversation à trois, cette volonté d'émancipation du schéma usé : pianiste au premier plan, contrebasse et batterie relégués au rôle de simples accompagnateurs. Les parties ici s'inversent : après l'exposition du thème, c'est LaFaro qui se lance dans un solo splendide. Bill Evans l'accompagne d'une mélodie harmonisée, simple mais fascinante, où il laisse vivre tout l'amour pour le timbre qu'il a hérité de l’impressionnisme français. Il adapte avec toute sa sensibilité, ses voicings à la ligne que Scott LaFaro improvise, choisissant avec soin les notes, la disposition des accords (fermés ou ouverts), leur couleur. Et quand c'est à lui de donner vie à un solo - poursuivant ici foncièrement la conversation - il montre comment on parvient au maximum d'émotion avec un minimum de moyens. Il use de très peu de notes à la main droite, mais en les dotant d'une merveilleuse puissance expressive. LaFaro se met alors à suivre son propre chemin en contrepoint de la nouvelle mélodie qu'Evans compose dans l'instant et qu'il joue sur la structure du morceau dont la coda montre un souvenir fugace du prélude en do dièze de Rachmaninov qu'il adorait jouer.

Une autre version avec Chet Baker à la trompette, Michel Grailller au piano et Jean-Louis Rassinfosse à la contrebasse électrique
https://www.youtube.com/watch?v=Vf3Hp8az9jw


Ce thème, Bill Evans l'a joué toute sa vie, cherchant toujours, n'en ayant jamais fait le tour.
https://www.youtube.com/watch?v=csGnvbJCQKU
https://www.youtube.com/watch?v=qAeMI8w_9xc
https://www.youtube.com/watch?v=hhPsnYh58vo

La suite au prochain épisode...
Christof
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Okay
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par Okay »

Virgule a écrit : Si tu revois ton prof, laisse-le nous savoir (mais je comprends tes réticences). Il a sûrement appris avec joie ton succès au concours cette année.
Et oui ça y est c'est fait. Il a suivi le concours de près et m'avait même fait un retour sur mon enregistrement du premier tour, avec quelques conseils écrits précieux avant de jouer au tour suivant. Nous avons finalement pu nous revoir et longuement déjeuner, c'était extrêmement touchant. C'est étonnant, car il se souvenait très bien m'avoir récupéré presque autodidacte à 14 ans, et remarquait qu'il me retrouvait aujourd'hui à nouveau autodidacte passé 30 ans, au vu de la progression depuis que j'ai quitté sa classe. Il veut absolument que je lui joue mon programme Chopin pour l'enregistrement, luxe dont je ne vais certainement pas me priver ! Il ne pense plus que je doive reprendre des cours de piano réguliers - ça tombe bien, ce n'est pas vraiment une perspective qui m'amusait - mais plutôt recourir tous les 2-3 mois à une "oreille extérieure très stricte". La prochaine c'est celle de Rena, ça devrait être sportif (j'ai d'ailleurs changé mon programme, je lui jouerai la Barcarolle).
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Christof
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par Christof »

J'avais promis la suite... la voilà. Pardonnez-moi la longueur. Et puis peut-être il y a du hors-sujet... surtout que cet épisode-là ne parle pas du tout d'une "lettre à mon ancien professeur" mais plutôt d'un "comment cela t'est arrivé ?". Ecrire ce qui suit, c'est aussi faire une introspection sur moi-même en essayant de me rappeler le cours des événements, retrouver des sensations et des dates importantes...

La suite
Rappel de l'épisode précédent : l'importance des cours en groupe... (où on avait joué Nardis).

Donc voilà, j'en étais resté à mon premier passage d'un an dans l'école de Jazz "CIM". Je ne sais plus exactement à quelle période c'était : peut-être 1978 ou 1979 ? Impossible de me souvenir. Tout ce dont je me souviens, outre bien sûr la teneur des enseignements, de tout ce que j'ai senti, vécu alors, c'est qu'ls débutaient en septembre pour se finir en juin. En relisant les épisodes précédents, vous verrez qu’il a finalement suffi d'un cours de piano pour que je comprenne comment envisager les partitions "jazz", et d'un cours en groupe pour comprendre ce qui se passait exactement lorsqu'on jouait à plusieurs, la façon dont cela décuplait l'écoute, les espèces de transmissions de pensées, savoir se voir "du dessus" lorsqu'on joue, en incorporant tout l'ensemble et constater que pendant les improvisations (les chorus, voir le fil sur l'improvisation), lorsqu'on accompagne, plus on est parcimonieux et plus c'est bon... On en revient toujours à la même chose : essayer de créer un espace. Et puis sentir petit à petit cela, combien c'est jouissif d'écouter les autres plutôt que s'écouter soi-même. Faire vraiment partie d'un ensemble. Constater l'émergence, vous savez cette notion en physique qui dit que l'ensemble est plus important que la somme des parties. Que les propriété qui vont se dégager de l'ensemble n'étaientt absolument pas programmées dans chacune des parties...
L'année a passé bien vite, je travaillais un standard à peu près toutes les semaines ou deux semaines, ce qui fait qu'au bout de l'année, je connaissais à peu près vingt standards... Pas super super bien, mais disons que j'ai pu défricher pas mal de styles différents : swing, jazz rock, funk, bossa nova....

Parallèlement, je poursuivais des études. L’année 1980/81, je suivais un DEA de géophysique (et en plus j’avais décroché une bourse)… J’ai pu alors déménager, pour être plus près de la fac, et là, pas de piano chez moi… Remarquez, je ne sais pas trop où j’aurais trouvé le temps… Je me souviens (comme dirait Pérec) : dès très jeune, en fait, ce que je voulais faire dans la vie (comme on dit), c’est être musicien. Mon père, après mon bac, m’avait quand même dit : "continue les études, jusqu’où tu peux… Si tu les foires en route, au moins, tu auras un diplôme. Et tu pourras choisir après, parce que musicien c’est quand même très aléatoire". Mais ce qui était dommage, c’est que j’étais assez doué pour les études… 1ère année de Fac de sciences, tout va bien, donc je m’inscris en 2ème année, tout va bien, donc licence, tout va bien, donc maîtrise, et merde… tout va bien. Donc DEA et là encore reçu dans les premiers si bien qu’on me propose une thèse en sismologie (la tuile quoi). C’est quand que je vais la faire la musique ? Et puis, pendant qu’on faisait la thèse, on bénéficiait de la bourse DGRST (octroyée par la Délégation générale à la recherche scientifique et technique). François Mitterrand venait d’être élu quatre mois plus tôt Président de la République, et l’un des premiers trucs qui a été fait, c’est de multiplier par deux le montant de la bourse. J’étais devenu en quelque sorte un « nabab ». Bon, c’était pas immense immense cette bourse, mais comparé à ce que je gagnais avec les petits boulots que j’ai pu faire jusqu'à la fin de la maîtrise, c’était Byzance. Un privilège. Tout ce passage pourrait paraître «hors sujet», mais à mon avis, il ne l’est pas. Parce que, faire cette thèse me donnait en quelque sorte une espèce de «statut», dessinant une vie toute tracée. "On mettait des espoirs sur moi"... Et durant toute cette période, la musique m’a tellement manquée que cela m’a donné une énergie folle quand j’ai pu la retrouver (bon, à cette époque j’avais bien une guitare chez moi - on peut m'écouter par exemple ici et là)… et puis me voir en vidéo en jouer ici (je suis à gauche, avec le chapeau.. je chante comme un pied)- mais le piano, pour moi, c’est autre chose).
Bon, je vous passe les détails, après la thèse, je trouve un travail en CDD à l’Encyclopaedia universalis(*), qui faisait sa première refonte de l’ensemble des volumes. Adjoint éditorial pour tous les articles de physique, ce qui consiste à faire le lien entre les auteurs - commande de l’article, obtention de celui-ci dans les temps, sucrer des parties si c’est trop long (il y avait au départ un calibrage précis mais nombre d’auteurs dépassaient à tout va), faire l’interface avec les correcteurs, me revenant aussi la tâche de vérifier toutes les formules mathématiques … réalisation des schémas avec les graphistes… Là, aussi, cela peut paraître hors-sujet, mais en fait non. Car j’ai pu bénéficier d’un concours de circonstance. Comme tout avait pris du retard, et que les encarts publicitaires, les campagnes d’affichage avaient été prévus pour une sortie à telle date, la boîte avait demandé à ce qu’on travaille plus (en payant plus... tiens, cela me rappelle quelque chose :D ). Et comme tout ce qui concerne l’édition dépend pas mal du syndicat du livre - qui sait mener des actions dures s'il le faut - cela s’est traduit par la promesse s d’une prime conséquente en plus du clafoutis, y compris pour toutes les personnes qui n’étaient pas en pied dans la boîte, c’est-à-dire les CDD…

Le CDD s'est terminé début mai 1985… Du coup, s’ouvrait pour moi une espèce de brèche temporelle. Allais-je continuer dans la foulée et rechercher un nouveau travail tout de suite ? Ou plutôt revenir à mes amours délaissés ? … (suspense...) .....................

Voilà, c’était décidé : la musique, c’était maintenant où c’était jamais… Cette prime me permettait de tenir un peu et puis après on verrait bien. Comment on fait les autres ? Et puis, si besoin, je pourrais toujours jouer dans des pianos bars (en fait, je n’en avais jamais faits… ne sachant par où commencer, mais c’était une façon de me projeter, de commencer à tracer dans mon cerveau quelque chose).
Je ne voulais pas me voir à l'article de la mort, sur mon lit en partance, ressasser, chafouin de n’avoir jamais approché la musique en se donnant dans ma vie les chances de ne faire plus que cela et d’en vivre.
J’ai aussi repensé alors au CIM qui proposait un «cycle professionnel ». La rentrée, c’était au début septembre 1986. Une formation d’un an. Voilà, c’était décidé : j’allais refaire un passage au CIM.

A suivre…

NB : Les modérateurs du forum, s’ils les jugent non pertinents dans ce forum, peuvent bien sûr sucrer les deux paragraphes qui suivent :
(*) Car déjà à l’époque, il n’y avait pas trop de postes dans les organismes de recherche style CNRS. L’année où je m’étais présenté, il n’y avait qu’un poste en sismologie pour toute la France. Du coup, soit il fallait continuer à venir au labo en clandestin pour garder les liens, continuer sur un sujet pour se maintenir au niveau, ne pas se faire oublier et espérer passer le concours l’année suivante avec avis du chef de labo sur le dossier que vous présenteriez (mais bon, comment on fait pour vivre ?). Il y avait bien aussi la solution d’aller travailler pour les boîtes pétrolières, mais ce n’était pas non plus la bonne période : pas d’embauche parce qu’ayant déjà pas mal de gisements d’avance, la prospection a été gelée plusieurs années.

A signaler que cela s’est un peu arrangé pour l'emploi scientifique sous le premier septennat Mitterrand, mais là, j’étais déjà parti dans une autre vie. En tous cas, toujours sur cette question d'emploi scientifique de personnes ayant été formées comme chercheurs, cela n'a cessé d'empirer et on se demande si les gars en haut, à la tête du pays, réfléchissent deux minutes... Ils feraient mieux, plutôt que de nous faire leur mines désolées.
Pas mal d’étudiants français passent des thèses en France avec les honneurs, où on leur dit que leur travail est excellent mais, bon, pour espérer pouvoir rentrer dans le sérail, on leur conseille d’aller faire un post doc dans un autre pays (vous savez, c’est un peu comme pour le pôle emploi avec les formations, cela permet de gagner du temps, de faire l’autruche). Sauf que, lorsque ces docteurs partent à l’étranger, ils y sont souvent accueillis à bras ouverts (parce que ce sont des bons), avec des conditions décentes pour travailler, avec une rémunération digne de ce nom, et bien souvent ils ne reviennent jamais. Où est le problème me direz-vous ? Le problème, c’est que la formation haut niveau de ces personnes, les infrastructures, les profs, a en fait été payée avec nos impôts, notre effort à tous pour financer le système d’éducation, depuis la maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur. Et les chercheurs qui sont partis, qui pour la majorité d’entre eux ne reviennent jamais, font la richesse des pays qui ont su voir en eux leur talent… Les brevets déposés sont très souvent alors américains (la silicon valley par exemple, en est farcie de ces chercheurs français qui ont fait des découvertes majeures, mais qui n’ont plus rien alors de françaises…).
Modifié en dernier par Christof le mer. 24 août, 2016 19:37, modifié 1 fois.
mieuvotar

Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par mieuvotar »

Merci de partager ainsi ton histoire avec nous. Elle est passionnante et source d'inspiration.
Christof a écrit :(..) Les modérateurs du forum, s’ils les jugent non pertinent dans ce forum, peuvent bien sûr sucrer les deux paragraphes qui suivent (...)
on peut être ou ne pas être d'accord avec les opinions que tu exprimes (pour ma part je suis plutôt en phase avec toi) mais elles n'ont rien de répréhensible ou d'infâmant. Je ne vois pas pourquoi elles seraient caviardées. Modération n'est point censure...
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Christof
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par Christof »

Suite de l'épisode précédent

Une formation d’un an. Voilà, c’était décidé : j’allais refaire un passage au CIM. Je me souviens encore de ce que j'ai ressenti le jour où je suis allé m'inscrire. A l'époque cette école de jazz était située 83 bis rue Doudeauville dans le 18ème arrondissement*. 15 stations de métro, deux changements et puis ensuite marcher 800 mètres. Je ne savais pas que, finalement, j'irai là-bas presque tous les jours. Que le métro deviendrait cet espèce de lieu suspendu, dans lequel je réviserai les partitions, écrirai de la musique, et des mots sur des pensées aussi.

C'était l'une des premières années ou un "cycle professionnel" était proposé dans cette école. Alors en arrivant au secrétariat, j'ai demandé "cycle professionnel en piano"... Du coup, comme si j'étais une personne très très importante, on m'a présenté à Alain Guerrini, le directeur. Homme d'une gentillesse infinie, qui a tellement fait pour l'enseignement du jazz. Nous avons pas mal discuté pour qu'il puisse mieux connaître mes motivations et projets, et pour me concocter un programme un peu "à la carte" de ce qui pourrait au mieux me correspondre.

Au final cela a été :
- cours particulier de piano (1 heure par semaine, chez le prof),
- cours collectif de piano (avec 20' en particulier, mais devant d'autre élèves au CIM),
- cours d'histoire du jazz (4 heures par semaine, le soir dans l'école - profs : Marc Richard (saxophoniste), Franck Bergerot (journaliste, musicien, aujourd'hui rédacteur en chef de Jazz magazine)
- cours d'"ear training" (en général on met ça en anglais pour faire mieux... On pourrait dire : entraînement à une meilleure oreille, deux heures par semaine).
- 4 heures par semaine de jeu en petite formation,
- 2 heures en big band (animé par Laurent Cugny)

Pour le prof de piano, Alain m'a écouté jouer puis m'a conseillé de rencontrer Denis Badault. Rendez-vous a été pris avec lui pour le lendemain à 18 heures...
J'y ai pensé toute la soirée à ce rendez-vous, dans le métro, chez-moi, et puis toute la journée qui a suivi. Un horizon, un mystère, une image. Se laisser porter sans connaître finalement le point vers lequel on se dirige. La flamme de la vie qui pétille. Nuit un peu d'insomnie, de feu de braises comme porte ouverte sur un autre monde, qui nous simplifie. Le silence et l'heure qui recueille, se sentir en vie : la nuit, tout se revêt du reflet de grandeur. Cette odeur de l'air doux, dans cette nuit de septembre. Et puis finalement j'ai bien dormi.

Lendemain, 18 heures : je rencontre Denis. Je ne sais pas trop pourquoi, je n'en mène pas large.
Il me met tout de suite à l'aise avec un grand sourire : "Joue-moi quelque chose"
Alors je m'assieds devant le Pleyel, je prends une grande respiration, et je joue... un standard. Quelques minutes plus tard, il s'assied à côté de moi sur la banquette, et commence à jouer les walking bass à la main gauche et puis des accords main droite, et moi j'improvise sur ces motifs. Moment de bonheur... Et tout en continuant à jouer, il me dit "on change"... Alors on fait une espèce de danse tout en continuant à jouer, et je me retrouve à gauche et lui à droite, moi à jouer les basses et les accords, et lui à faire des chorus...
Ensuite, il me sort la partition d'un thème et me demande de lire à vue (ce qui n'est pas trop mon fort...).
Deux minutes après : "Je sais dans quelle petite formation tu vas jouer... Il y a déjà : guitare électrique, basse, batterie, sax, vibraphone... ça va être super".

badault.jpg
badault.jpg (21.89 Kio) Vu 502 fois
Dans la grande salle du CIM - Au premier plan : Denis Badault
derrière, de gauche à droite : Kahlil Chahine, Ivan Jullien, Alain Guerrini


Si j'avais des choses maintenant à dire à Denis - mais je lui ai déjà dites, et redites il n'y a pas longtemps (la dernière fois c'était vendredi 2 septembre dernier lors du Concert pour le 30e anniversaire d'existence de l'Orchestre national de jazz - Denis a été pendant trois ans l'un des chefs d'orchestre de l'ONJ) -, c'est avant tout ceci : cette propension qu'il a d'insuffler la décontraction dans la rigueur, une joie énorme de vivre, de vivre la musique. L'étude du jazz, bien sûr, c'est sérieux, mais il faut savoir rire, lâcher prise, rigoler, rigoler, rigoler. Pleins de trucs, on s'en fout... On joue pas sa vie. Mais on aime, on est heureux.
Un autre secret qu'il m'a transmis : toujours chiader le début et la fin d'un morceau. Chiader le début, c'est composer une introduction au morceau. On ne rentre pas là-dedans en faisant : 1, 2, 3,4 et on y va. Non, on y a pensé, on a cherché, on a essayé avant de synthétiser tout ce qu'on est dans cette introduction. On a donné une vision, une ambiance au morceau.

Il y aurait tellement de choses à lui dire. Ce qui m'a le plus estomaqué, c'étaient les jours où il y avait le cours en petite formation (vous savez avec guitare, piano, vibraphone, basse, sax, batterie). Le cours commençait à 14h. Le matin, j'avais le cours d'"ear training"... Le midi, j'allais manger en face au café/restaurant, chez Jeannot. Alors je voyais Denis arriver vers 13h00, commander le plat du jour et sortir une feuille de score. Il devait alors se dire "tiens, qu'est-ce qu'on va leur faire jouer aujourd'hui". Et là, en moins de deux, tout en mangeant, il composait un truc, l'arrangeait pour la formation, l'écrivait... et puis nous écrivait chaque partoch pour l'instrument. A moins 5, il me disait : "bon, ben faudrait y'aller".
Arrivés dans la salle, il distribuait les partoches...
"Basse, batterie, jouez moi les 8 premières mesures pour voir... "
"Maintenant, vibraphone et piano en plus"
"Guitare"
"Le sax, tu ne rentres qu'à partir de la mesure 5... "

Et mon dieu, cela sonnait merveilleusement. Tout ça me semblait assez incroyable... Comment avait-il sorti tout cela si rapidement de sa tête... Et c'était à peu près la même chose chaque semaine...

Mais j'ai ménagé un peu le suspense, parce qu'en fait, et je n'en ai pas du tout parlé... Il y a eu un quiproquo lors de mon inscription qui a fait que quelque chose de merveilleux m'est tombé dessus...
Suite au prochain épisode...
Pour patienter vous pouvez écouter ce concert en piano solo de Denis Badault (c'était au Triton, à la porte des Lilas le 11 décembre 2015).




* Créée en 1976 par Alain Guerrini, le CIM est aujourd'hui basé au 19 rue des Frigos, 75013 Paris . Il existe aussi un nouvel établissement à Narbonne.
Image
Alain Guerrini

"Je sais que nous avons été un certain nombre, après la mort d’Alain, à nous sentir un peu orphelins, comme on peut l’être d’un père choisi capable d’entrouvrir les portes sur un univers immense, qu’on se résout à continuer d’explorer sans lui. Mais dont l’absence est manifeste. Et pour cause : musicien amateur (au sens vrai du terme), Alain Guerrini ne pouvait pas vivre sans enthousiasme. Sa vie et son travail au CIM ont été clairement nourris en permanence d’enthousiasmes successifs"
Modifié en dernier par Christof le sam. 30 sept., 2023 18:28, modifié 6 fois.
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Oupsi
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par Oupsi »

=D>

Tu fais bien de croire en ton étoile!

(ce qui n'enlève rien au mérite)

Beaux hommages.
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Lee
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par Lee »

:D =D> Même si tu nous laisses attendre la fin, je comprends mieux maintenant pourquoi et comment on se trouve avec toi, aussi patient dans ton tour de nous apprendre, c'est une chance que tu avais, et maintenat une chance que nous avons que tu partages tellement avec nous, merci.
“Wrong doesn't become right just because it's accepted by a majority.” - Booker Washington
pianojar
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par pianojar »

Merci de partager cette merveilleuse aventure d'une vie ........ et je sais déjà quel sera programme d'écoute demain car j'ai juste écouté l'introduction et les premières mesures et j'ai l'impression que le concert va tenir toutes ses promesses
pianojar
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par pianojar »

J'écoute en ce moment le début du concert de Badault, il est très "brandien"
Je ne m'attendais pas à ce style de piano, c'ets superbe.
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Christof
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par Christof »

pianojar a écrit :J'écoute en ce moment le début du concert de Badault, il est très "brandien"
Je ne m'attendais pas à ce style de piano, c'ets superbe.
Oui, c'est complètement ça "brandien".
Denis a beaucoup de facettes diffférentes.
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worov
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par worov »

Brandien ? Ça veut dire quoi ? Marlon Brando ?
pianojar
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par pianojar »

Abdullah Ibrahim Dolar Brand
https://www.youtube.com/watch?v=0UKRXzCW2PE
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worov
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par worov »

Ah ok. Je le connais en plus.
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Oupsi
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par Oupsi »

(de fil en aiguille, j'écoute ça tout en travaillant : https://youtu.be/1yQvJiIW5VM (Abdullah Ibrahim & Ekaya - Heineken Jazzaldia 2011). C'est beau tout de suite, très pur, et quelque chose en plus s'installe lentement, ça fait du bien).
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Christof
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par Christof »

Oupsi a écrit :(de fil en aiguille, j'écoute ça tout en travaillant : https://youtu.be/1yQvJiIW5VM (Abdullah Ibrahim & Ekaya - Heineken Jazzaldia 2011). C'est beau tout de suite, très pur, et quelque chose en plus s'installe lentement, ça fait du bien).
Ah Dollar Brand (Abdullah Ibrahim)... il fait des miracles...
viewtopic.php?f=1&t=13878&hilit=brand&start=200#p287806
pianojar
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par pianojar »

Evoqué assez longuement dans ce fil aussi
viewtopic.php?f=1&t=17054&p=282193&hili ... ne#p282193
Du reste ce musicien mériterait bien d'avoir le sien tellement il est original et prodigue
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Christof
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par Christof »

Avant que je n'écrive la suite de mes pérégrinations musicales, voici :
- Une interview de Denis Badault (qui a été chef de l'Orchestre national de jazz de 1991 à 1994). Je voulais faire d'ailleurs un compte rendu de ce concert des 30 ans mais je n'en ai pas encore trouvé le temps.

- Un texte qui devance un peu la suite de l'histoire...
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Athos
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par Athos »

Je dirais juste à mon professeur : vos cours étaient très bien, mais j'ai un petit regret : je ne sais que jouer des notes sur une portée, sans même savoir en quelle tonalité est le morceau; je ne connais pas grand chose à l'harmonie, et pire ça ne rentre pas quand on m'explique.
Ma prof actuelle assure que je peux continuer et arriver à quelque chose en jazz, moi j'y crois peu.
Dommage, peut être auriez vous pû m'inculquer quelques notions.
Sinon, c'était pas mal, et 35 ans plus tard, après ce seul et unique concert d'élèves, je vais rejouer un des morceaux exécutés alors.... 8)
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Christof
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Re: Lettre ouverte à votre ancien professeur

Message par Christof »

Suite de l'épisode précédent

J'en étais resté au quiproquo lors de mon inscription au CIM.
Dans le message posté précédemment, j'avais oublié de dire que durant ma première conversation avec Alain Guerrini, il avait évoqué la possibilité de demander une bourse auprès du ministère de la culture pour ma formation, sans trop me dire de quoi il retournait vraiment. Il m'avait juste indiqué : "pour cela, il faut l'avis d'une personne assez reconnue dans le monde de la musique. Va voir Ivan Jullien de ma part (Ivan donnait au CIM des cours d'orchestration et d'arrangement) et demande lui un avis. Il pourra te juger et remplir le dossier.

Je suis donc allé voir Ivan Jullien, qui donnait des cours le mercredi et lui ai répété ce que m'avait dit Alain.
Alors Ivan m'a dit : "comme je ne te connais pas, et pour mieux te connaître, il faudrait que tu me remplisse cela".
Et voilà qu'il me sort une feuille de score (multi portées) et une feuille avec des choses dactylographiées dessus, en me disant : "tu n'as qu'à t'installer dans la salle ici, et tu as deux heures pour faire le test"...
??????????????

Je vais donc m'assoir dans la salle à côté. Je découvre de quoi il retourne sur la feuille dactylographiée : il s'agit du test d'admission pour entrer en première année de sa classe d'orchestration et d'arrangement...

Le devoir était celui-là :

"Noire 144 - Style ternaire jazz"
En haut, une portée en clé de sol (le conducteur) avec la mélodie écrite, 10 mesures, et au-dessus des accords chiffrés

"Orchestrez la mélodie ci-dessus pour une trompette en Bb, 1 sax alto en Eb, 1 sax ténor en Bb, 1 trombone (qui sera écrit en clé d'ut 4") et une contrebasse, en respectant scrupuleusement la marche harmonique.
1) Écrire en haut du score le conducteur (mélodie - en fait il s'agissait ici de recopier ce qu'il avait donné)
2) la trompette sera automatiquement leader
3) les voix seront bien entendu toutes différentes, de façon à suivre le plus complètement possible la marche harmonique. Elles devront d'autre part avec le même dessin rythmique
4) les voix seront écrites dans le ton des instruments transpositeurs et les tessitures de ceux ci respectés. Voici les notes correspondante à un piano :
si on joue un sol au piano, pour faire la même note une trompette en Bb jouera un la, un sax alto jouera un mi (le mi au dessus du sol du piano), un sax ténor jouera un la (à l'octave supérieur du 1er sol donné au piano), le trombone jouera un sol (écrit en clé d'ut 4ème, le sol au dessus du do donné par la clé d'ut 4ème).

Je n'avais jamais fait ça de ma vie. Surtout s'assoir comme cela à une table, sans piano, et écrire la musique...
Je n'avais jamais rien écrit pour orchestre auparavant... Alors j'ai un peu réfléchi, en me disant : si je devais jouer cela au piano, comment seraient mes accords, comment j'organiserais cela (mais aussi en pensant que les joueurs d'instruments à vent doivent pouvoir reprendre leur souffle quand ils jouent).
J'ai donc commencé à écrire la ligne de basse, en pensant à ce que je ferais si je jouais une walking bass au piano, et puis j'ai écrit la mélodie à la trompette.
J'ai imaginé comment pourraient se répartir les accords entre un sax alto (jouant un peu aigu, mais moins aigu que la trompette, sax ténor en dessous du sax alto et puis trombone encore en dessous. Et puis des notes pas trop serrées pour qu'ils soient à l'aise dans l'écoute et la justesse.

J'ai donc rendu ce devoir au bout de deux heures, en me disant que ce que j'avais pondu ne devait pas être terrible, vu que je n'avais jamais encore fait cela auparavant...
Ivan me dit : "bon, je rendrai ton devoir demain à Alain avec mes appréciations"...

Je vois donc Alain Guerrini le lendemain... Il me tend la feuille de score. En haut de celle-ci, écrit en rouge :
Pas mal de méconnaissances harmoniques qui pourraient être très vite corrigées. Quelques petites maladresses. Il faut d'autre part plus respecter les lignes harmoniques imposées.
Tu peux raisonnablement suivre les cours en C3 (nb : c'est la première année de la classe d'Ivan). En ce qui concerne la demande de bourse, il vaut mieux que tu voies avec Alain Guerrini, car je ne te connais pas assez pour pouvoir me prononcer...


Et Alain de me dire : "Bon, je ne suis pas le mieux qualifié pour remplir ton dossier"... Mais ce qui est formidable, c'est que tu peux rentrer dans la classe d'Ivan. Tu sais, normalement, on n'y rentre que lorsqu'on a fait au moins deux ans d'arrangement préalable avec l'autre prof d'arrangement du CIM. Et Ivan te propose de rentrer directement dans sa classe de première année (qui correspond en fait à une troisième année d'arrangement). Et le cycle avec Ivan se fait en deux ans...Il faut sauter sur l'occasion".
- oui, mais je n'ai pas l'argent pour pouvoir payer ces cours...
- ne t'en fais pas, j'ai pensé à quelque chose, et si tu es d'accord on fait comme cela... Voilà, j'ai besoin d'un prof qui s'occupe des répétitions des groupes plutôt débutants, dans des ateliers de deux heures. Il s'agit pour toi de les driver, de les faire travailler en groupe en organisant au mieux ces deux heures, voire leur écrire des petits arrangement en fonction des instruments. Mais ce sont toujours des petites formations (pas plus de 5 instruments). En général : piano (ou guitare), contrebasse (ou basse), batterie, saxs (ou sax trompette), ou groupe piano, contrebasse (ou basse), guitare, sax (ou trompette, ou violon)... Enfin, toutes les combinaisons sont possibles). Alors comme le cours d'Ivan dure 4 heures chaque semaine, je te propose d'être prof dans deux ateliers de chacun deux heures. Et pareil l'année prochaine si tu veux finir le cycle avec Ivan..

Du coup, j'ai accepté. Ce qui est étonnant, c'est qu'il ne m'a jamais reparlé de cette histoire de bourse avec le ministère de la culture... J'ai jamais compris pourquoi d'ailleurs il m'avait parlé de cela.

C'est drôle comme souvent la vie vous envoie des perches, des chances à saisir... c'est tout de suite ou jamais et vous ne savez pas vraiment où vous allez en les prenant, si vous êtes capables de ce qu'on vous propose. Mais vous y allez quand même.
Je n'avais jamais écrit un seul arrangement avant cela. Je n'avais jamais encadré un groupe... Mais j'ai dit oui.

Pourquoi j'écris tout cela dans Piano majeur ?
Parce que je voudrais en revenir au fil : le jazz pourrait-il améliorer jouer le classique ? viewtopic.php?f=1&t=17299
Oui, je pense que jouer du jazz, apprendre à jouer le jazz, donne une ouverture fantastique pour comprendre la façon d'écrire la musique, qu'elle soit classique ou autre. Et surtout quand on est pianiste.
Qu'on me comprenne bien : je n'ai pas écrit que je pouvais passer directement en 3ème année d'orchestration et d'arrangement avec un prof prestigieux pour montrer "combien je suis fort... et beau ". Cela n'a aucune importance et ce n'est pas de cela dont on parle.
Simplement, j'écris tout cela pour vous montrer quelle a été ma stupéfaction de voir que mon travail préalable au piano, le fait que lorsqu'on apprend le jazz, on est obligé dès le premier cours de se frotter aux notions d'harmonies (ce qui en classique intervient vraiment quand ?) faisait que j'avais les connaissances de base pour pouvoir écrire des arrangements pour orchestres (ceci s'étant fait "à l'insu de mon plein gré"...). Ou tout du moins, avoir déjà un niveau de deux ans de classe d'arrangement/orchestration. Bien sûr, en allant dans la classe d'Ivan, je vais m'apercevoir quand même que j'ai pas mal de notions à rattraper, mais constater aussi qu'en s'accrochant un peu, ce n'est pas du tout hors de portée.

Et c'est pour cela que je vous bassine souvent avec le jazz. Cette différence d'enseignement avec la musique classique, qui donne dès le départ une espèce de liberté dans le choix de ses accords, des répartitions, qui fait que finalement on compose sans s'en apercevoir, on organise d'une certaine façon (sinon cela ne sonne pas). On comprend la musique "autrement". Alors bien sûr, quand on s'attaque au piano à un morceau de classique avec le bagage "jazz" dont je vous parle, on a alors en général une compréhension bien supérieure de la partition que celle qu'aurait un pianiste "classique" qui joue du piano depuis autant de temps que le pianiste "jazz". Tout simplement parce que dans la pédagogie de l'apprentissage du piano classique, ces notions ne sont presque jamais envisagées.... Où si elles le sont, ce n'est pas avant de longues années d'apprentissage. En jazz, cela commence tout de suite...

Alors voilà ce que j'aimerais dire aussi à Alain Guerrini. Le remercier encore pour tout cela...
Vous imaginez les battements de mon coeur après la proposition que m'a faite d'Alain...

A suivre.

NB : je pense raconter la suite en deux parties. Une dans ce fil, et aussi créer un autre fil pour vous parler de la classe d'orchestration/arrangement. Comment étaient les cours ? Comment étaient-ils organisés ? Quels contenus ? Qu'ai-je appris la premier année ? La deuxième ? Et vous dire aussi qui était cet être merveilleux qui s'appelle Ivan Jullien.
Mais dites-moi avant si vous êtes vraiment intéressé(e)s parce que c'est un gros boulot à faire.
Modifié en dernier par Christof le ven. 23 sept., 2016 0:29, modifié 4 fois.
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