L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

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Oupsi
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L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Oupsi »

J'ouvre ce fil car la discussion entre Nox et Gracou sur le texte, la complexité de l'écrit, m'a fait repenser à un petit passage que j'ai lu dans le livre "L'oreille musicienne" de Claude Henri Chouard, petit passage qui m'avait fait forte impression et que je vous livre ici, pour voir ce que vous en pensez.
Le contexte de l'extrait est une discussion sur les tonalités, le "sens" des tonalités, la difficulté que ça pose ou pas de changer la tonalité (trahison?) lors d'une transposition. C'est un compositeur qui s'exprime, James Conlon. Il dit pour commencer que Mozart et Beethoven seraient certainement surpris en écoutant la musique jouée aujourd'hui, puisque le diapason a changé. Sur ce il parle de Busoni, "peut-être pas le plus grand des compositeurs, mais un musicien extraordinaire".
  • "Busoni nous dit que, pour un compositeur, la distance qui sépare la substance de son inspiration de sa transcription en notes, en accords, est immense. Il la compare à celle qui sépare le soleil de ses planètes. Mais ensuite, le choix que représente, toujours pour le compositeur, la décision de faire jouer ces notes par un orgue, un piano ou un orchestre est secondaire. Imaginez l'ordre de grandeur de cette distance: la substance de la musique est le soleil; sa réalisation en notes, l'Ile de France ou l'Angleterre; et le choix de l'instrumentation pour l'exécuter, Neuilly ou un quartier de Paris.
    Cela a révolutionné ma pensée, quand j'ai compris que pour le compositeur, la distance était si grande entre sa conception de la musique et sa traduction en notes. On dit souvent: "les notes, c'est tout!" Non, pour Busoni ce n'était pas vrai. Les notes représentent déjà une réduction considérable de la pensée du compositeur."
Il poursuit sur le fait que Mozart, pour qui pourtant les tonalités avaient un "sens" parfois même symbolique, tolérait de changer la tonalité à la demande d'un chanteur. Ce n'était pas "si grave".

Ça m'a fait penser aussi à une phrase de György Sebök dans un documentaire, il disait si je me souviens bien quelque chose comme: "aller au-delà du papier", to go beyond the paper, vraiment considérer que la chose écrite n'est qu'un reflet.

Qu'est-ce que ça évoque pour vous, en tant qu'interprètes? Ou dans vos idées sur la musique?
Line-Marie

Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Line-Marie »

merci Oupsi pour cette lecture.
oui le compositeur doit vivre une certaine frustration de ne pouvoir mettre toute sa pensée dans son langage musical..
Et nous qui essayons d'interpréter ce langage...
J'ai lu que Debussy ne trouvais jamais de pianiste interprétant vraiment comme il le souhaitait ces oeuvres.... mais il fut tout de même reconnaissant à Ricardo Vinies d'avoir crée toutes ses œuvres... il lui dédia Poisson d'Or dans le deuxième cahier d'image.
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Rockmaninov
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Rockmaninov »

Il est vrai que penser une mélodie dans sa tête, c'est assez simple. Mais l'écrire sur papier, c'est autre chose...
J'ai toujours aimé les pommes vertes.
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Lee
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Lee »

C'est intéressant comme question, c'est pourquoi je pense honnêtement (donc pas d'amende, merci :wink: ) ne pouvoir jamais être une excellente pianiste. On dit souvent que la musique est comme une langue, mais je ne le parle pas cette langue couramment, je le répète, c'est tout. C'est comme si je pouvais lire ou réciter par cœur les poèmes, même avec de l'expression, mais que je ne peux pas faire une dictation, écrire ou parler moi-même. C'est très frustrant. Dernièrement quand j'oublie des notes en jouant par cœur, je suis persuadée que si parlais couramment cette langue, j'aurait su ce lien directe entre le son dans ma tête et ces notes.

Mais nous sommes tous limités par les moyens, j'imagine. Je viens d'apprendre dans le cours de sonates de Beethoven qu'il a dit, après avoir écrit sa dernière sonate, que le piano était l'instrument le plus insatisfaisant, qui est assez incroyable quand nous pensons ce qu'il a écrit pour notre instrument.
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Okay
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Okay »

Ca me semble assez idéaliste comme description du processus créatif en musique, et surtout restrictif car je pense que ça ne s'applique qu'à peu de compositeurs à vrai dire. Plus je relis, plus je me sens en désaccord profond avec Busoni. Mon problème avec ça, c'est que très souvent et pour de nombreux compositeurs, je sens que le moyen d'expression de l'idée musicale est plus ou moins envisagé a priori, et determine pour une grande partie l'idée musicale.

Il y a évidemement des contre-exemples (qui appuient la thèse de Busoni), et Beethoven et Bach n'en sont pas des moindres, tant on sent que leur inspiration créatrice déborde à tout point de vue les moyens convoqués dans leurs oeuvres.

Mais bien souvent, je crois que c'est l'existence d'un moyen qui conditionne l'inspiration créatrice. La technique de l'instrument ou même de l'orchestre entier fournit certaines solutions clé en main aux compositeurs, et chacun choisit ou invente les siennes. C'est absolument determinant dans leur technique de composition. Les cas de Chopin ou Paganini sont pour moi des cas extrêmes de ce phénomène, puisque leur production musicale est indissociable de leur instruments respectifs. Le premier pense la musique au piano, et le second au violon. La musique n'est pas conçue a priori, mais via le prisme du moyen d'expression de prédilection. Alors que Bach et Beethoven pensent la musique tout court, et les instrumentistes n'ont qu'à se débrouiller pour traduire l'idée génératrice de l'oeuvre.

Autre problème et de taille : le style du compositeur est unifié aux travers d'oeuvres pourtant très différentes.
De façon générale, les procédés d'écriture fétiches des compositeurs (ils ont tous les leurs) donnent lieu à certains effets récurrents. C'est d'ailleurs à ça qu'on les reconnait, qu'on identifie leur "patte". Ca trahit bien que la production d'un compositeur est régie par quelque chose de supérieur à une idée musicale originale qui régit une oeuvre donnée (si on part du principe qu'une oeuvre est engendrée par une idée). Caricaturons davantage, pourquoi du Mozart dramatique ou du Mozart léger ça reste du Mozart à coup sûr après quelques secondes d'écoute, en dépit de deux idées créatrices très distinctes ? Aie aie Busoni. Mieux : quel est le dénominateur commun entre la plupart des oeuvres dramatiques de Mozart, mais dont la couleur dramatique est différente ? D'après moi, on revient là à quelque chose de beaucoup plus terre à terre, ce dénominateur commun est bien la traduction en notes (i.e. les procédés d'écriture), via des moyens communs qui donnent un air de famille à 2 idées musicales pourtant bien différenciées. Ca montre bien que des moyens d'expression privilégiés façonnent un style par delà une idée musicale.

Tout ça pour dire que c'est a priori beaucoup plus complexe et qu'on ne peut pas séquencer le processus de création aussi arbitrairement. L'idée de Busoni me semble être autant dans le vrai absolu (exemple extrême : l'Art de la Fugue) que faire preuve d'une grande naïveté (exemple extrême : les caprices de Paganini).

Edit : j'espère que mon post n'est pas trop HS, car centré sur la citation de Busoni, qui m'a un peu hérissé !
Je crois qu'Oupsi voulait plutôt souligner que la traduction écrite d'une idée musicale s'heurtait à beaucoup s'obstacles : on peut lire une partition et passer à côté du message et de l'esthétique de l'oeuvre.
Modifié en dernier par Okay le mar. 25 mars, 2014 18:30, modifié 7 fois.
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Oupsi
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Oupsi »

Lee je comprends très bien ce que tu dis. Je suis exactement dans la même situation. Je souffre de sentir la musique si peu "naturelle" en moi.
Mais...
(il y a un mais)

J'ai posté ce texte pour plusieurs raisons (il me pose plein de questions!) mais l'une d'elle c'est justement parce qu'il me fait penser que, d'une certaine manière, si nous sommes nombreux à nous condamner à ne jamais arriver à ce naturel, c'est aussi parce qu'on prend la chose par le mauvais bout, par le bout où justement c'est impossible. Regarde Rocky, il est jeune, il n'a pas de complexes, il pense tout naturellement aux moments où il a une mélodie dans la tête. Ce n'est pas sorcier, c'est quelque chose de très simple, nous avons tous une mélodie dans la tête, quand même! Et ça n'a rien à voir avec être bon ou mauvais, c'est juste avoir de la musique dans la tête. (il y a déjà eu un fil sur ça)

Or, quand nous sommes au piano, parfois j'ai l'impression que c'est l'endroit par excellence où on s'interdit d'avoir une mélodie dans la tête, on s'interdit d'avoir cette faculté là disons active, en éveil. On se l'interdit parce que devant nos yeux il y a la Partition Sublime du Génial Compositeur qui nous parle depuis l'Au-delà. Alors on pense main accords harmonie théorie mille ans de traditions, et évidemment là il n'y a plus personne. Plus de musicien vivant, juste un pantin intimidé.

Je donne un autre exemple: Prenons qu'on est tout seul, sans enjeu, on est plutôt content de découvrir une partition (il faut bien sûr que ce soit quelque chose qu'on n'a jamais écouté auparavant), on déchiffre, on joue très mal mais on comprend où ça va, on sent ce qui se passe, mettons même qu'on trouve ce morceau beau, là, immédiatement à ce moment là du déchiffrage (pas en allant sur youtube). Ce n'est pas en écoutant ce que jouent les pauvres doigts, puisque le morceau est juste déchiffré, il manque des notes, il manque des nuances, et pourtant, pendant ces minutes très intenses, on entend profondément, on entend quelque chose qui n'est pas joué et dont on ne comprend pas immédiatement comment ça vient des notes écrites, puisque ça se passe plutôt "entre les notes".
Fais l'expérience, en déchiffrant des morceaux plutôt pas trop durs, mais que tu ne connais pas.

Contre exemple: je joue un morceau avec plein de notes, j'ai compris où est le chant, où est l'accompagnement, je sais que là il y a un changement d'harmonie, et ceci et cela, j'ai décortiqué; mais pour l'instant, même si je joue toutes les notes et que je respecte tout ce qui est écrit, je n'entends pas, je ne comprends pas. (ça m'arrive plein de fois, ça, il y a des morceaux que je ne comprends pas vite, il faut que j'aille à la recherche de ce quelque chose qui ne me vient pas naturellement, qui ne m'est jamais venu pendant des semaines, et il faut que j'invente des manières de me donner la possibilité d'entendre ce "quelque chose" et ça arrive parfois comme dans un déclic, ah mais bien sûr, et ensuite je ne comprends pas comment j'ai fait pour ne pas entendre!

Je pense qu'on apprend le piano comme si ce "quelque chose" était un luxe, réservé aux "bons", à ceux qui ne payent jamais un euro d'amende, alors que c'est peut-être la source. Tout le discours culturel élitiste tourne autour de ça.

Edit Je n'ai pas lu le post d'Okay, écrit pendant que je rédigeais, je le lis après!
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Oupsi
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Oupsi »

@ Okay:
Oui, je suis d'accord avec ça. Il suffit d'ailleurs de voir que la plupart des compositeurs s'intéressent de près la facture du piano et des instruments en général. C'est à dire qu'ils s'intéressent à ce qui devient possible avec tel ou tel instrument, et certains explorent leurs idées musicales avec ce matériau en tête comme une inspiration privilégiée. Et inversement pour l'interprète il y a le piano "orchestral", le piano clavecin, le piano flûte, rien qu'avec un piano on peut convoquer des tas d'images sonores, donc je suis prise de vertige en pensant à ce qu'essaye de réaliser un chef d'orchestre!

Peut-être que l'extrait que j'ai cité déforme ce que tu appelles la "thèse de Busoni", je ne la connais pas, c'est pour ça que j'ai bien indiqué que c'est quelqu'un qui parle de Busoni. Ce qui m'a beaucoup intéressée c'est cette notion d'une idée musicale qui se trouve dans une sorte de limbe, mais ça ne peut pas être du présonore, c'est déjà du sonore, sauf que c'est du sonore... (comment le définir?) abstrait? Et l'idée que la partition se rapproche autant qu'elle peut de cette idée initiale, mais qu'il y a toujours une distance.
Et la question que je me pose aussi, c'est ce "sonore abstrait", comment se familiariser un tout petit peu avec lui, comment l'intégrer dans l'apprentissage, pour que ce ne soit pas le bout du chemin, mais au contraire le chemin, ou le bâton du marcheur? ou je rêve?
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Oupsi
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Oupsi »

Okay a écrit :Edit : j'espère que mon post n'est pas trop HS, car centré sur la citation de Busoni, qui m'a un peu hérissé !
Non pas du tout! C'est un fil ouvert et accueillant.
Mais là je dois vaquer à d'autres occupations.

Disons, dans ce texte soit c'est juste de l'idéalisme versant philosophique, soit il y a concrètement quelque chose de sonore qui se passe avant la réalisation instrumentale et que l'écrit essaye de restituer, et avec quoi l'interprète a aussi affaire quand il "entend" (et pas forcément quand il joue).

(j'ai peut-être juste besoin de vacances #-o :shock: )
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Okay
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Okay »

Oupsi a écrit :Disons, dans ce texte soit c'est juste de l'idéalisme versant philosophique, soit il y a concrètement quelque chose de sonore qui se passe avant la réalisation instrumentale et que l'écrit essaye de restituer, et avec quoi l'interprète a aussi affaire quand il "entend" (et pas forcément quand il joue).
Ou un peu des deux :mrgreen: on peut s'imaginer une vision idéaliste de la création, qui présuppose un phénomène sonore d'abord strictement mental avant sa réalisation.
Oupsi a écrit :Ce qui m'a beaucoup intéressée c'est cette notion d'une idée musicale qui se trouve dans une sorte de limbe, mais ça ne peut pas être du présonore, c'est déjà du sonore, sauf que c'est du sonore... (comment le définir?) abstrait? Et l'idée que la partition se rapproche autant qu'elle peut de cette idée initiale, mais qu'il y a toujours une distance.
Et la question que je me pose aussi, c'est ce "sonore abstrait", comment se familiariser un tout petit peu avec lui, comment l'intégrer dans l'apprentissage, pour que ce ne soit pas le bout du chemin, mais au contraire le chemin, ou le bâton du marcheur? ou je rêve?
Je ne suis pas du tout sûr de ce que ce "sonore abstrait" représente pour toi.
Est-ce que tu dis que c'est abstrait car le son est déjà présent dans la tête, voire très précisément, mais se trouve là à un stade où il n'a pas encore fait vibrer l'air ?
Ou alors, est-ce que tu évoques quelque chose d'encore plus abstrait ? C'est-à-dire un son qui en quelque sorte n'a pas son timbre propre bien défini, dans le sens où tu essaies déjà de donner un sens musical au texte écrit avant même d'intégrer que c'est de la musique pour piano.
Ou rien de tout ça ? est-ce qu'on ne retomberait pas dans le débat sur l'image esthétique qu'on se forme de manière a priori ? (fil des études de Chopin je crois)
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Oupsi
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Oupsi »

Moi non plus je ne suis pas très sûre. C'est quelque chose à quoi je commence seulement à prêter une attention sérieuse et c'est très difficile de l'exprimer avec des mots.
En tout cas c'est sonore; ce n'est pas une image. C'est plutôt un son qui aurait un timbre plutôt bien défini, qui a une durée propre, qui s'impose à moi assez vite ou parfois non, qui est en relation avec d'autres, mais qui n'est pas forcément un son de piano, c'est à dire que moi au piano je vais essayer que ça ressemble à ce son là (et c'est ce que j'adore au piano, c'est quand même un instrument généreux de ce point de vue!)

(ça me fait un peu trembler ce que je dis là... se pourrait-il que je n'aime pas vraiment le piano? ou que je l'aime d'un amour pas assez pur? C'est vrai que parfois, certains interprètes me lassent, j'entends trop... de piano)

Bon c'est une exploration. Mais ce que je peux dire, c'est que j'ai l'impression que ça m'aide à travailler. (Mais j'ai aussi eu tellement d'impressions trompeuses dans ma vie d'élève pianiste que je me méfie; je voudrais prendre des cours plus souvent, mais mon prof a peu de temps en ce moment, c'est peut-être pour ça aussi que je me perds dans ces méandres, parfois je me dis que je ferais mieux de faire des gammes mais bon).
BluePhoenix05
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par BluePhoenix05 »

Très intéressant ce fil, Oupsi.

Je comprends ton idée de "sonore abstrait" (ou du moins, j'en ai une notion qui est la mienne), que j'applique volontiers à Bach et Chopin, et qui, pour moi, explique leur postérité malgré l'évolution de l'instrument.

Chez Bach, on sent la musique quasi mathématique, d'une évidence troublante mais parfois aussi impénétrable. Pourtant il y a une telle densité de la pensée musicale (même à 2 voix) que la musique semble prendre une consistance, une matérialité "solide". On pourrait voir ce paradoxe aussi dans l'Art de la fugue, qui pourrait être une oeuvre destinée à être lue, comme les pièces de théâtre qui ne visent pas nécessairement la représentation sur scène.

Dans Chopin, on trouve une intuition de la psycho-acoustique (comme les effets de moiré décrits par Chuang et les effets de "vagues/ondes/reflux" ) fascinante, qui fait que sa musique me semble incroyablement bien adaptée à notre piano d'aujourd'hui, alors que bien sûr celui de Chopin était différent par de nombreux aspects (la pédale notamment - c'est presque comme s'il avait anticipé l'amélioration de la pédale !).

Quand à Beethoven, pour moi c'est le contraire : j'ai l'impression que ses sonates ne prennent véritablement leur sens que sur les piano d'antan (impression que je sens beaucoup moins pour Mozart ou Haydn). Certains aspects de l'écriture me donnent l'impression que s'il avait eu notre piano d'aujourd'hui, il/on n'aurait pas écrit de la même manière du tout.

Dans ce sens, cela m'a pas mal bloqué pour interpréter Beethoven. (Je ne sais pas si d'autres ont également eu la même sensation ?). Mais en comprenant cela, je suis amené à ne plus lire la partition de façon aussi "littérale" (ce qu'il faut faire pour n'importe quelle oeuvre en fait), mais à comprendre que son écriture est la recherche d'effets sonores particuliers envisagés pour leurs sonorités mêmes (voire "bruits" [sans connotation péjorative], puisqu'il est l'un des rares à s'éloigner des "bonnes dispositions sonores" des accords harmoniques, ce qui est très surprenant et difficile à interpréter de façon juste). Donc quelque part je vois chez Beethoven un "au-delà" des notes, tout en acceptant depuis peu la possibilité de "matérialisation sonore" sur notre piano d'aujourd'hui (mais moins aisément qu'avec Bach et Chopin, pour moi actuellement).

Au final je préfère quand même penser que la pensée musicale se confond avec la traductions en notes (la partition quoi :mrgreen: ), car c'est comme ça que j'arrive à redonner le vrai sens aux notes.
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Oupsi »

C'est intéressant, merci BluePhoenix.
J'ai lu dans un libre sur Beethoven que certaines écritures étaient plus "idiomatiquement pianistiques" que d'autres. Chopin champion absolu bien sûr, Mozart plus que Haydn, etc. et effectivement dans le livre en question je crois me rappeler que Beethoven était un peu dans un entre deux. J'ai travaillé deux Bagatelles de l'op. 126, il va chercher les extrêmes du clavier, il y a une vraie joie sonore (là pour le coup... vous voyez ce que je veux dire? ça ne pouvait être que du sonore abstrait!) mais aussi tactile d'aller "là où il y a souvent de la poussière sur les pianos".

Si on arrivait à voir dans le cerveau d'un compositeur cela correspondrait peut-être à un degré de précision de l'affect sonore ou tactile lié plus ou moins intimement à l'instrument et pour revenir à ce que dit Okay certainement l'une des composantes du style propre à chaque compositeur est sa manière de se placer sur cette sorte d'échelle. Juste un aspect, mais important. N'avez-vous pas l'impression que c'est à travers ces sensations qu'on peut avoir l'impression merveilleuse d'être vraiment "en contact" avec le compositeur, en tout cas c'est l'effet que ça me fait. Non pas d'interpréter ce qu'il a "voulu dire", mais d'être en contact avec lui, par moments (vous commencez à vous apercevoir que je suis légèrement foldingue)
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par JPS1827 »

Oupsi, je ne suis pas sûr qu'on puisse poursuivre "l'idée" ou bien "ce qu'il y' a dans le cerveau du compositeur" au fil de la partition. Le problème de la partition est son insuffisance notoire. Nos maîtres n'arrêtent pas de nous dire que tout est écrit, mais en fait rien n'est écrit. Je me rappelle il y'a quelques mois un cours sur le 3ème nocturne de Chopin avec une amie pianiste. Nous avons passé une heure sur la première page à "chercher le son" j'entends par là le son de la main droite (pas l'équilibre entre la droite et la gauche, ni la pédalisation, juste un son très particulier qui selon elle convenait le mieux à cette pièce) ; bien entendu on est obligé (ou pas) de faire confiance au maître, mais il est clair que la partition ne donne qu'une idée très vague de ce que serait un rendu sonore "idéal", et qu'il y a bien entendu beaucoup de manières différentes d'y arriver (de même, alors qu'un roman n'est habituellement pas lu à haute et voix et est "entendu" par son lecteur comme il l'entend, une pièce de théâtre écrite n'est qu'une vague esquisse à laquelle seule une réalisation complète donnera réellement un sens, même de nombreuses didascalies ne peuvent préciser le timbre de voix à employer sur chaque syllabe !). Je constate d'ailleurs que plus on s'éloigne d'un compositeur dans le temps, moins on a de témoins directs de ses souhaits et plus la partition devient quelque chose qui appartient à notre patrimoine culturel et peu à son compositeur en fait. Au bout de quelques siècles il ne reste qu'une feuille de papier ou un fichier pdf avec quelques signes, soutenus par une "tradition" qui se fragilise. Personne n'est sûr que Bach aujourd'hui reconnaîtrait un de ses préludes et fugues joué au piano avec nos standards d'aujourd'hui. "L'affect sonore ou tactile" du compositeur est perdu, et il ne reste que notre imagination pour essayer de se le représenter, avec plus ou moins de pertinence. Entrer en contact avec le compositeur comme tu le dis reste une illusion, parfois grisante, mais quand même une illusion.
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Oupsi
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Oupsi »

Ah la la... Soit, une illusion. Je ne suis pas prête de m'en défaire...
Il faut déjà être lucide sur tant de choses dans la vie réelle, que ma foi, cette illusion là, pour l'instant, je la garde !
(bon mais je tiens compte de ce que tu dis, bien sûr... tu as très certainement raison!)
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Lee
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Lee »

Oupsi, je vois cette question autrement.

Si jamais c'était possible d'écrire la musique exactement comment le compositeur a imaginé et a voulu qu'on le joue, serait-il vraiment meilleur pour la musique et pour nous les interprètes ? Serait-il pas au contraire, trop intimidant, rigide et étroite ? Même on peut dire que ça nuirait à l'art d’interpréter étant pianiste. J'irai plus loin, pour moi (je sais qu'il y en a qui ne seront pas d'accord !) la musique et les partitions avec ces flous et ces points d'interrogations rendent jouer la musique plus intéressant, même s'il est chaotique. C'est un beau chaos. Nous avons des choses à regarder, raconter ou disputer, ça met du piment dans la vie. S'il fallait robotiquement reproduire comme le compositeur voulait, quel intérêt ?

On aura toujours un juge qui crie "mais il se moque !" d'un interprète qui joue une mazurka différemment comme Davsad, mais on a le droit d’interpréter de notre façon. Je préfère cette liberté, et tant pis si finalement il est très différent que le compositeur a voulu. En quelque sort, l'oeuvre prend une autre vie qui n'est pas du compositeur, et c'est la beauté de l'art.

"Your children are not your children.
They are the sons and daughters of Life's longing for itself.
They come through you but not from you,
And though they are with you yet they belong not to you." - Kahlil Gibran
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par JPS1827 »

Je suis d'accord avec ce que tu viens d'écrire Lee. Je pense que l''œuvre appartient plus à son public qu'à son compositeur, mais qu'aucun individu du public ne peut prétendre qu'elle lui appartient à lui, c'est le côté fédérateur de l'art.
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Oupsi »

Ah mais je n'ai pas dit que j'avais la sensation de jouer "ce que le compositeur a voulu dire", mais d'être en contact avec lui, physiquement, amoureusement si vous préférez, ce qui est très différent, même si ça tient grosso modo du délire bien évidemment; mais bien entendu, je n'imagine pas être dans la vérité, je crois plutôt être dans une douce folie.
Enfin bon, c'est ma petite cuisine perso.
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Gracou »

Oupsi a écrit : mais d'être en contact avec lui, physiquement, amoureusement
Mais est-ce que le physique du compositeur compte, alors ? :twisted:
Oui, bon, c'était facile
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Oupsi »

Ben dans mon monde imaginaire, ils sont magnifiques!

Mais bon, ça ne rime à rien ce que je raconte. J'ai travaillé une dizaine de pages de musique en un an, j'ai du mal à aligner trois accords de suite sans en mettre la moitié à côté etc., donc pour le bien de ces chers compositeurs il vaut mieux en effet garder quelque distance, hein.
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Lee
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Re: L'écrit, la pensée musicale, l'écart entre les deux

Message par Lee »

Dommage, Beethoven n'avait pas de descendants (connus). Apparemment le talent de musique, différent que l'art ou autre, est assez génétique.

Nous prenons une machine à remonter le temps, Oupsi ? =P~
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