Les grandes étapes de la facture du piano

Ce document est extrait de l'ouvrage suivant: "Le piano de style, en Europe, des origines à 1850. Etude des éléments décoratifs et mécaniques", Liège, Pierre Mardaga, avec l'appui et la participation de l'Académie royale de Belgique, 1994, 168p

LA TESSITURE

Moins de cinq octaves

Selon l'inventaire des instruments de Ferdinand de Médicis, établi en 1700, le premier piano à queue conçu par Cristofori possédait 49 touches allant de do1 à do5. Les témoins conservés, construits par Cristofori, corroborent cette description: ils possèdent un ambitus de quatre octaves complètes.
Dans les années suivantes, la tessiture va progressivement s'étendre comme l’illustre, par exemple, le pianoforte de Gottfried Silbermann daté de 1745 environ dans lequel elle s'étend de fa-1 à ré5, soit quatre octaves et une sixte.

Cinq Octaves

A partir de 1775 environ, on constate une uniformisation de la tessiture des pianoforte. Les instruments de l'époque classique sont munis d'un clavier de cinq octaves, de fa-1 à fa5, quelle que soit leur origine. Les seules exceptions à cette norme sont, parmi les instruments observés, le pianoforte d'Anton Walter, fabriqué à Vienne vers 1785 et celui de Pascal Taskin, fabriqué à Paris en 1788, qui s'étendent tous deux jusqu'au sol5.

Cinq octaves et demie

Les premiers pianos à queue de cinq octaves et demie, auraient été fabriqués par la firme londonienne Broadwood dès 1790. Le plus ancien témoin que nous avons pu observer, possédant un ambitus accru d'une quinte dans le registre aigu, est un pianoforte de John Broadwood & Son daté de 1794. A partir de cette date, l'étendue de fa-1 à do6 se généralise, du moins dans la facture anglaise et française. Elle constitue l'ambitus standard jusqu'en 1808 environ. Les instruments provenant des centres de facture allemande ou autrichienne semblent se cantonner dans un ambitus plus restreint de cinq octaves et une seconde ou de cinq octaves et une tierce.

Six octaves

Le clavier de six octaves devient usuel à partir de 1808 bien que quelques pianos à queue de cette étendue soient antérieurs à cette date. Les Anglais élargissent la tessiture dans le registre grave, obtenant donc un instrument allant de do-1 à do6 alors que les Allemands et les Autrichiens accroissent le clavier dans l'aigu de fa-1 à fa6! Cette différence ne s'applique qu'aux pianos à queue. Remarquons également que la firme Erard, représentative de la facture française, suit le modèle allemand ou viennois en ce qui concerne la tessiture des instruments, alors qu'au niveau des mécaniques, elle suit la facture anglaise.

Plus de six octaves

Les pianos à queue de six octaves et demie datent, en dehors des prototypes, des années 1820. Mais il ne faut pas, bien entendu, " céder à la vision simplificatrice considérant que l'apparition d'une tessiture plus grande efface des modèles à l'étendue plus restreinte ". En fait, de 1820 à 1850, il n'y a pas réellement d'étendue standardisée. Le plus récent témoin de six octaves observé est l'instrument de N. Streicher & Sohn, fabriqué à Vienne en 1828, plus récent témoin si l'on excepte trois pianoforte anglais " semi-grands ", précurseurs des quart-queues actuels: celui de John Broadwood & Sons de c. 1838 et ceux de Robert Wornum de c. 1835 et 1837. Ces trois pianos à queue s'étendent de fa-1 à fa6.

Six octaves et une seconde

Il semble que ce soient exclusivement des instruments viennois qui présentent une étendue de six octaves et une seconde, de fa-1 à sol6.

Six octaves et une quarte

Plusieurs pianos à queue viennois datés de 1815 à 1825 ainsi que des pianos à queue anglais, français et belge datés de 1822 à 1840 présentent un ambitus de six octaves et une quarte, de do-1 à fa6.

Six octaves et une quinte

Nous avons relevé une vingtaine de pianoforte d'une tessiture de six octaves et une quinte, de do-1 à sol6, ce qui équivaut à six octaves et une quinte. Il s'agit d’instruments viennois datés en majorité de 1825 à 1840, de deux pianoforte de Leipzig construits respectivement aux environs de 1847 et 1848, et des pianoforte de la firme Pleyel postérieurs à 1831. Aucun instrument anglais ne possède d'étendue de six octaves et une quinte.

Six octaves et une sixte

La tessiture de six octaves et une sixte, de do-1 à la6, semble caractériser des pianos queue viennois et berlinois de 1830 à 1845 environ.

Sept octaves

Enfin, les pianos à queue d'une étendue de sept octaves sont tous postérieurs à 1845. Cette tessiture couvre, dans la majorité des cas, l'ambitus de la-2 à la6.


LES CORDES

Disposition des cordes

Dans les premiers pianos à queue, les cordes sont parallèles les unes aux autres. Le plus ancien piano à queue à cordes croisées n'est breveté qu'en décembre 1859 par la firme Steinway aux Etats-Unis, quoique plusieurs tentatives aient été faites dés le début du XIXè siècle en faveur de cette disposition. Le montage à cordes croisées possède l'avantage, notamment, de permettre l'utilisation de cordes plus longues.

Fixation des cordes

Les cordes sont attachées d'une part aux chevilles, fixées dans le sommier des chevilles, placé transversalement à l'avant de l’instrument, d'autre part aux pointes d'accroche fixées dans le sommier des pointes situé le long de la queue et de la courbe de la caisse. Différents systèmes de fixation des cordes ont été imaginés. Dans les plus vieux témoins, les cordes sont montées séparément, c'est-à-dire que chaque corde est enroulée autour d'une cheville et nouée par une bouclette à une pointe d'accroche. Au moyen de ce procédé, il est difficile de déterminer avec précision une longueur et une tension identiques pour deux cordes d'un même choeur qui doivent, bien entendu, être accordées à l'unisson. De plus, la bouclette est susceptible de se défaire. Pascal Taskin semble avoir été le premier facteur à utiliser une seule corde de longueur double par note, grâce à l'emploi en 1787 de cheville métallique en forme de " U ". Mais ce procédé est trop coûteux pour être rentable. En 1827, James Stewart fait breveter un système qui constitue la base du cordage moderne et qui est désigné par les termes de " montage à cheval ". Comme Pascal Taskin, il utilise une corde de longueur double à la place de deux cordes à l'unisson. Cette corde passe autour de la pointe d'accroche, et ses deux extrémités sont respectivement enroulées autour de deux chevilles différentes. Ce type de montage, quoique avantageux financièrement et matériellement, n'est adopté d'abord que par certains facteurs comme Clementi et Collard. La firme Broadwood reste fidèle au montage en cordes séparées jusqu'en 1850.
La longueur vibrante des cordes est délimitée d'une part par le chevalet, d'autre part par le sillet. Or, dans un piano à queue, les marteaux attaquent les corde en dessous, près du sillet. Un choc trop puissant du marteau risque de les déplacer du sillet, ce qui entraîne bien entendu un désaccord. Afin de remédier à cet inconvénient, Sébastien Erard invente l'agrafe en 1808. Il s'agit d'une petite pièce métallique percée d'autant de trous qu'il y a de cordes par touche; elle est placée devant les chevilles mais à un niveau plus bas. L'agrafe remplit trois fonctions: elle empêche tout déplacement des cordes provoqué par le choc des marteaux; elle détermine l'une des extrémités de la longueur vibrante des cordes et remplace donc le sillet; enfin, elle permet de déterminer avec précision l'axe que doit suivre la corde vers le chevalet. En 1838, Pierre Erard, neveu de Sébastien Erard, dépose un brevet pour une barre harmonique. Sorte d'agrafe continue pour les notes du registre aigu, la barre harmonique, sous laquelle passent les cordes avant de s'enrouler autour des chevilles, répond aux mêmes fonctions. La barre harmonique est perfectionnée par Antoine Bord à Paris en 1843 sous le nom de capo tasto. Mais une fois de plus, on constate que les autres facteurs n'adoptent ces différentes innovations que nettement plus tardivement.

Cordes blanches - Cordes filées

Les cordes du registre grave d'un piano sont non seulement plus longues que celles du registre aigu, mais également de diamètre plus important. Accroître le diamètre d'une corde ne peut toutefois se faire que dans une certaine mesure. Une corde trop grosse acquiert plus de rigidité. Or, le manque d'élasticité et la rigidité nuisent non seulement aux vibrations transversales de la corde mais aussi aux vibrations longitudinales et de torsion qui sont déterminantes au niveau de la qualité du timbre d'une corde, puisqu'elles régissent Ies partiels du son fondamental. C'est pour éviter ces inconvénient que les facteurs imaginèrent de filer les cordes du registre grave, obtenant de cette façon des cordes lourdes mais souples. Il est toutefois difficile de déterminer avec exactitude à partir de quelle date les cordes des pianos a queue sont filées. Le plus ancien témoin que nous avons personnellement observé est le pianoforte d'Erard de 1812 qui est tricorde sur toute l'étendue à l'exception des trois premiers choeurs qui possèdent respectivement deux cordes filées. Mais ces cordes étaient-elles, dès l'origine, filées ou est-ce un ajout postérieur ? Selon C.F. Colt, la firme Broadwood n'utilise des cordes filées qu'après 1819. Cela se vérifie dans le piano à queue de 1822 dont les six premiers choeurs bicordes sont filés. Le plus vieux témoin provenant des régions austro-allemandes et possédant des cordes filées est le pianoforte de Joseph Dohnal, construit à Vienne vers 1825-1830. L'emploi des cordes filées semble se généraliser rapidement dans le deuxième quart du XIXè siècle.

Augmentation du nombre de cordes et renforcement de la caisse

L'instrument de Cristofori de 1726, conservé à Leipzig, est bicorde sur toute l’étendue (do-1- do5), c'est-à-dire que chaque marteau frappe deux cordes à l'unisson. Le pianoforte de Gottfried Silbermann de 1745 environ est bicorde également, puisque copié sur l'instrument de Cristofori. Si l'on observe les pianoforte de la période classique, on constate des divergences importantes entre les grands centres de facture. Prenons comme exemple le pianoforte de Johann Schmidt, daté de 1788, et originaire de Salzbourg. Comme tous les instruments d'origine autrichienne et allemande, il est bicorde sur toute l'étendue à l'exception des trois notes les plus aiguës qui sont tricordes. Par contre, les pianos à queue anglais de l'époque classique sont tricordes sur toute l'étendue, comme l'illustre par exemple le piano à queue de John Broadwood & Son de 1794. Le volume sonore d'un pianoforte anglais est donc supérieur à celui d'un instrument bicorde d'Europe centrale, mais la tension exercée sur la caisse est aussi plus importante. Or dans un piano à queue, les marteaux frappent les cordes dans l'espace ménagé entre le sommier et la table d'harmonie. Cette " espace " constitue donc une région fragile de l’instrument. Les cordes sont tendues nous l'avons vu, d'une part entre les chevilles placées derrière le clavier, d'autre part entre les pointes d'accroche fixées le long de la courbe. La tension tend donc à rapprocher la table d'harmonie du sommier des chevilles. Vu le surplus de tension, dû à l'adjonction d'une troisième corde par choeur, les facteurs anglais se sont vus dans l'obligation de trouver un moyen pour consolider l'instrument. Afin de maintenir l'écartement entre le sommier et la table d'harmonie, ils ont place des pièces métalliques en forme d'arc ou de demi-cercle. Ces pièces sont fixées d'une part dans le sommier des chevilles, d'autre part à la traverse de barrage (belly rail), tirant placé à l'avant de la table d’harmonie, dans le sens de la largeur. Ces pièces sont fort justement désignées en anglais par les termes d'iron gap-stretchers. En, français, suivant le conseil du facteur de piano Claude Kelecom, convenons de les qualifier d' " arceaux métalliques ". Le plus ancien témoin connu dont la caisse est renforcée de cette façon est le piano à queue d'Americus Backers de 1772, conservé dans la collection Russel à l'Université d'Edimbourg. Les arceaux métalliques, au nombre de trois à six, sont donc utilisés dès les débuts de la facture anglaise et jusqu’en 1825 environ. La firme Erard, dont les instruments sont également tricordes, adopte cette technique de consolidation de la caisse. Par contre aucun piano forte allemand ou autrichien ne possède d'arceaux métalliques; ils sont parfois muni. d'une à deux petites barres de renforcement, qui ne sont pas en forme d'arc mais sont rectilignes. En bois ou en fer ces barres sont placées sous les cordes, entre le sommier et la traverse de barrage. Elles ne sont donc pas visibles extérieurement.
Pendant la première moitié du XIXè siècle, les facteurs (répondant par ailleurs à la demande des musiciens) vont tenter de réaliser des instruments d'un plus grand ambitus et d'une plus grande puissance sonore. A partir des années 1808, un piano à queue de six octaves constitue le type courant. Or l'accroissement du clavier équivaut à une augmentation du nombre de cordes, ce qui signifie donc une intensification de la tension exercée par les cordes sur la caisse. Si l'on observe le Broadwood & Sons de 1810, on constate que le clavier s'étend de do-1 à do6. L’instrument est toujours tricorde. Il possède cinq arceaux métalliques. Il n'y a donc pas, proportionnellement au surplus de tension dû à l'ajout d'une quarte dans le registre grave, de nouveau moyen adéquat de renforcement de la caisse. Ceci explique les déformations que ces instruments subissaient au cours des années, et plus particulièrement le gauchissement de la joue visible sur de nombreux témoins anglais de cette époque. Si l'on observe un témoin viennois de la même époque, par exemple le Johann Fritz de 1816, on constate que possédant un clavier de six octaves, de fa-1 à fa6, il est tricorde sur toute l'étendue excepté dans le registre grave. Le nombre de choeurs tricordes a augmenté puisqu'un pianoforte viennois du XVIIIè siècle ne possédait que les quelques notes supérieures du registre aigu tricordes. La profondeur de la caisse est toutefois plus importante que celle d'un instrument anglais, ce qui tend à prouver que le barrage interne est lui aussi plus considérable que celui d'un instrument anglais.
Vu les problèmes posés par un instrument de six octaves, l'accroissement supplémentaire du clavier dans les années 1820 a obligé les facteurs à recourir à l'utilisation de métal; et ce, malgré leur aversion pour ce matériau considéré comme nuisible au timbre de l'instrument. La caisse du piano à queue de John Broadwood & Sons de 1822 est renforcée par deux barres métalliques, qui prolongent deux des cinq arceaux métalliques. Ces barres sont placées longitudinalement aux cordes et fixées dans le sommier des chevilles, d'une part, et dans le sommier des pointes, d'autre part. Bien que la firme Broadwood prétende en avoir utilisées dès 1808, cet instrument de 1822 constitue le plus ancien témoin que nous avons pu relever au travers des collections étudiées. Il semble que les facteurs allemands et viennois n'adoptent ce système que beaucoup plus tardivement. Le plus vieux témoin observé, possédant ce type de renforcement de la caisse, est le piano de Kisting & Sohn, daté approximativement de 1828-1832.
Ces barres métalliques vont être combinées à un sommier de pointes métallique vers 1827. On peut observer sur le piano à queue de Clementi and Co, construit à Londres aux environs de 1827. Ce système est breveté la même année par la firme Broadwood. C'est également dans les années 1820 que l'idée de cadre métallique voit le jour. La première étape décisive est franchie en 1820 par James Thom et William Allen qui déposent un brevet pour un cadre de compensation. Le but de leur recherche était de trouver un moyen pour éviter qu'un instrument ne se désaccorde à cause des changements de température. On sait maintenant que ce ne sont pas tant les changements de température, mais bien ceux du taux d'humidité qui sont responsables du désaccord. Les droits de ce brevet furent immédiatement rachetés par William Stodart chez qui Thom et Allen étaient employés. C'est à Alpheus Babcock que revient la primauté d'avoir conçu le premier cadre métallique complet en une pièce, breveté le 17 décembre 1825 à Boston. Ce cadre était toutefois destiné à un piano carré. Enfin, en 1843, Jonas Chickering, de Boston, fait breveter un cadre métallique fondu en une pièce pour piano à queue. Celui-ci, bien qu'il solutionne les différents problèmes de tension, ne sera que progressivement adopté dans la seconde moitié du XIXè siècle.

LE CHEVALET

Le chevalet joue le rôle d'intermédiaire entre les cordes et la table d harmonie. Il communique les vibrations des cordes, mises en mouvement par les marteaux, à la table d'harmonie. En outre, le chevalet délimite l'une des extrémités de la longueur vibrante de la corde.
Le chevalet doit être conçu de manière à combiner deux axiomes apparemment opposés: une grande capacité de vibration afin de transmettre efficacement les oscillations des cordes et une résistance importante proportionnelle à la pression des cordes qui s'exerce sur lui. C'est pourquoi le chevalet est constitué de plusieurs feuilles superposées de bois dur, en général de l'érable. Ces feuilles sont collées conjointement, mais de façon à ce que les fibres d'une feuille soient perpendiculaires aux fibres de la feuille suivante. Le chevalet est ensuite collé sur la table d'harmonie. Une telle facture permet d'allier solidité et souplesse.
Dans les premiers témoins, le chevalet est fait d'une pièce continue. En 1788, John Broadwood fait breveter une nouvelle disposition du chevalet qui est scindé en deux parties: chevalet de basses, chevalet des aigus. Cette disposition permet de déterminer de façon plus précise le point d'attaque des marteaux sur les cordes. Or le point de frappe des marteaux est déterminant au niveau du timbre de l'instrument, puisqu'il régit les harmoniques du son fondamental. C'est ce principe qui va déterminer John Broadwood, aidé de deux scientifiques, Thomas Gray et Tiberius Cavallo, à diviser le chevalet afin que les marteaux frappent les cordes à un neuvième de la longueur vibrante, supprimant le neuvième partiel. Cette disposition ne sera tout d'abord pas universellement adoptée. Dans un premier temps, seuls les facteurs anglais et français suivent cet exemple. Les pianoforte d'origine allemande ou autrichienne conservent un chevalet en une pièce jusqu'aux environs des années 1820. Le plus ancien témoin que nous avons pu observer, possédant un chevalet divisé, est un pianoforte fabriqué à Munich par J. Sailer en c. 1820-1825. Les instruments d'Europe centrale postérieurs à cette date possèdent un chevalet double, à l'exception de quelques instruments tels Haschka (c. 1825) ou le Kisting & Sohn (c. 1828).

LES JEUX

L'analyse de ce paramètre illustre une nouvelle fois les divergences de facture entre les instruments continentaux (plus spécifiquement les allemands et autrichiens) et les instruments anglais.

Pianos à queue anglais

Dans les pianos à queue anglais, les jeux sont actionnés par des pédales. Celles-ci sont déjà présentes sur des instruments datant des années 1770 tels le piano à queue d'Americus Backers daté de 1772 ou encore le piano à queue de Hancock daté de 1775 environ. Il faut donc en déduire que, bien que l'on attribue l'invention des pédales à John Broadwood, les pédales étaient déjà en usage plusieurs années avant qu'il n'en dépose le brevet en 1783.
Durant toute la période envisagée dans cette étude, les pianos à queue anglais observés ne sont munis que de deux jeux: l' una corda et la forte (éventuellement divisée pour le registre grave et aigu). La pédale una corda déplace le clavier et la mécanique latéralement vers la droite (dans de très rares cas vers la gauche) de façon à ce que les marteaux ne frappent plus qu'une corde sur deux ou deux cordes sur trois. L'invention de ce jeu est attribué à Bartolomeo Cristofori puisque deux de ses pianoforte conservés sont munis de ce type de jeu, actionné par un registre. La pédale forte est un mécanisme qui soulève les étouffoirs et les tient éloignés des cordes permettant à celles-ci de vibrer librement aussi longtemps que la pédale est enfoncée. Sur la plupart des pianoforte, la pédale forte soulève l'ensemble des étouffoirs. En 1806, la firme Broadwood imagine de scinder l'action de cette pédale, allouant au pianiste le choix de soulever les étouffoirs du registre grave indépendamment de ceux du registre aigu et inversement. A partir de cette date, les pianoforte de cette firme seront donc munis de trois pédales: una corda, forte pour le registre grave, forte pour le registre aigu. Cette disposition subsistera jusqu'en 1809, époque où l'on ne trouve plus que deux pédales: una corda et forte divisée. La seconde pédale, située à droite, est scindée en deux parties. Cette pratique semble avoir été abandonnée en 1824. Mais la pédale forte (qui n'est donc plus divisée) sera encore souvent ornée en son centre d'une ligne noire symbolique.

Pianos à queue allemands et autrichiens

Les pianoforte d'origine allemande ou autrichienne se distinguent de ceux d'origine anglaise à deux niveaux. D'une part, tout au moins dans un premier temps, dans la façon dont les jeux sont actionnés; d'autre part, dans les types de jeux usités et dans leur multiplicité.
Jusqu'au début du XIXè siècle, les jeux dans les instruments allemands et autrichiens sont actionnés par des genouillères et/ou des registres, alors que les instruments anglais sont munis de pédales. Le plus ancien instrument avec pédales que nous avons relevé est un pianoforte viennois fabriqué par Michael Schweighofer vers 1808. Ultérieurement, les pianos à queue munis de genouillères sont rares, mais on en trouve encore jusqu'en 1820.
La majorité des pianofortes classiques provenant d’Allemagne et d’Autriche possèdent deux jeux. On pourrait s'attendre à ce que, comme en Angleterre, il s'agisse d'un jeu forte et d'un jeu una corda. Si, en effet, l'une des genouillères actionne un jeu forte, désigné en allemand par le terme de Dämpfung, la seconde est soit également une forte (soulevant dans ce cas uniquement les étouffoirs du registre aigu, alors que la première soulève les étouffoirs du registre grave) soit une Pianozug, c'est-à-dire l'équivalent d'une pédale céleste intercalant entre les marteaux et les cordes une lame de bois sur laquelle sont collées des petites languettes de cuir ou de tissu d'environ deux centimètres et demi. K. Mobbs explique l'absence d'una corda sur les premiers pianoforte allemands et autrichiens par le fait que, les marteaux étant très larges, ils frapperaient après déplacement latéral du clavier la première corde de la note suivante.
On trouve également, comme c'est le cas dans le pianoforte d'Anton Walter de 1785 environ et celui de J. Schantz daté de la fin du XVIIIè siècle, une genouillère ou un registre actionnant un jeu de basson (Fagottzug). Celui-ci consiste en une tige de bois, recouverte de parchemin, qui, mise en contact avec les cordes basses, produit une sonorité nasillarde assimilée à celle du basson ou Fagott en allemand.
Au début du XIXè siècle, les pianos à queue austro-allemands se munissent enfin de pédales. On constate, par ailleurs, une augmentation du nombre de jeux. De 1808 à 1840 environ, les pianoforte allemands et autrichiens présentent trois à huit pédales. Il s'agit en fait de six jeux différents, dont certains peuvent être dédoublés. On trouve la pédale forte ou Dampfung qui peut éventuellement être répartie sur deux pédales différentes; la pédale céleste ou Pianozug ou Piano; la pédale una corda, due corde, Verschiebung; la pédale de luth ou Lautenzug, soit une lame de bois recouverte de tissu ou de peau dure que l'on appuie sur les cordes le long du sillet; la pédale de basson ou Fagottzug, la pédale de janissaire ou turquerie ou Janitscharenmusik. Cette dernière est composée de clochettes, d'une cymbale et d'un tambour. L'effet de clochettes est obtenu grâce à trois clochettes concentriques de diamètre différent qui sont frappées simultanément par trois mailloches lorsque la pédale est enfoncée. La cymbale consiste en une bande de laiton qui " tombe " sur les cordes du registre grave. Le son du tambour est, quant à lui, imité grâce à un coup frappé par un maillet sur la table d'harmonie. En général, ces trois effets sont actionnés par une seule pédale. On peut toutefois faire résonner cymbale et clochettes indépendamment du tambour en appuyant sur la pédale avec un peu moins de force. A partir de 1840, on constate une standardisation progressive des jeux. Qu'ils soient d'origine allemande, autrichienne, anglaise ou française, les pianos à queue possèdent deux pédales: l'una corda et la forte.

Pianos à queue français

Le plus ancien témoin français, le piano à queue de Pascal Taskin daté de 1788, est muni de deux genouillères: l’une actionnant un jeu forte, l'autre un jeu céleste. Les témoins suivants, notamment les pianoforte d'Erard datés entre 1801 et 1818, possèdent quatre à cinq pédales et éventuellement une genouillère. La facture française est donc semblable sur ce paramètre à la facture austro-allemande. Constatons que le piano à queue de la firme Pleyel de 1831 ne possède plus que deux pédales: una corda et forte, tout comme les témoins français ultérieurs.

CONCLUSION

Des origines à 1850, un piano à queue est très différent d'un pays à l'autre. Il se distingue tant au niveau des éléments décoratifs qu'au niveau des éléments mécaniques.

Pianos à queue anglais

Meuble. Les structures du meuble, analogues à celles des clavecins anglais du XVIIIè siècle, évoluent peu jusqu'en 1825-1830. A partir de cette époque, les formes et les angles sont arrondis, les placages d'acajou et la division des surfaces en panneaux sont abandonnés. D'autres bois comme le palissandre, le noyer ou l'érable moucheté sont employés.

Pieds. Des débuts de la facture à 1810 environ, la caisse repose sur un piétement, dont les montants sont en pilastre, à partir de 1804 en gaine. Après 1810, la caisse repose sur quatre pieds tournés en balustre. Vers 1830, elle n'est plus supportée que par trois pieds en balustre.

Clavier. Le clavier, dégagé à partir de 1821, possède des marches blanches en ivoire et des feintes noires en ébène. Les frontons des touches sont moulurés.

Mécanique. Un piano à queue anglais est muni d'une mécanique de type English grand action, associée avec des étouffoirs individuels pour chaque note, en forme de sautereau, désignés par les termes de crank dampers.

Tessiture. Sa tessiture évolue de la manière suivante:

- 5 octaves, de 1775 à 1790-1795 environ;
- 5 octaves et une quinte, de 1790-1795 à 1808 environ;
- 6 octaves, de 1808 à 1820 environ;
- 6 octaves et une quarte, de 1820 à 1850 environ;
- 7 octaves, à partir de 1850.

Cordes. Les témoins de la fin du XVIIIè siècle sont tricordes et munis d'arceaux métalliques. A partir de 1820, les notes du registre grave sont progressivement munies de deux cordes filées, la caisse étant renforcée par des barres métalliques et vers 1827, par un sommier de pointes métallique.

Chevalet. Le chevalet est divisé dès 1788.

Jeux. L'instrument possède deux jeux, una corda et forte (éventuellement divisée). Ces jeux sont actionnés par des pédales.

Pianos à queue allemands et autrichiens

Meuble. Les plus anciens pianos à queue viennois et allemands se différencient des pianos à queue anglais par la structure légère du meuble. L'équilibre parfait entre les courbes et les droites, la finesse de l'exécution concourent à donner à ces instruments un caractère d'élégance. Le meuble acquiert un aspect plus froid et plus sévère sous l'influence du style Empire français. La courbe est bannie des structures, les arêtes des angles sont nettes. Dès 1820, dans le courant stylistique du Biedermeier, l'instrument acquiert un aspect nettement plus volumineux et plus massif. Les courbes réintroduites sont présentes dans toutes les parties du meuble: ceinture pieds, Iyre, barre d'adresse...

Pieds. La majorité des pianoforte allemands et viennois classiques reposent sur quatre à cinq pieds fins en gaine. A partir de 1808, les pédales se substituant aux genouillères et aux registres, les pieds avant de l'instrument sont reliés par une traverse portant une lyre décorative. De 1810 à 1815-1820 environ, certains facteurs viennois sculptent les pieds des instruments en caryatide. A partir de 1820 environ les pianoforte reposent sur trois pieds en forme de colonnes doriques, posés sur un socle épais. Vers 1828, les pieds en balustre se substituent aux autres formes.

Clavier. Les plus anciens témoins possèdent un clavier aux marches de couleur noire et aux feintes de couleur blanche. Au début du XIXè siècle, cette disposition est abandonnée au profit de touches diatoniques blanches (en os, plus rarement en ivoire) et de touches chromatiques noires, en poirier noirci, hêtre teinté ou ébène. Les frontons des touches ne sont jamais moulurés. Jusqu'au début du XIXè siècle, le clavier est semi-dégagé. Vers 1805-1810, le clavier n'est plus visible: les joues sont droites comme dans les plus anciens pianos à queue anglais et français. Ce n'est que vers 1842 que le clavier est à nouveau dégagé.

Mécanique. Les pianos à queue allemands et autrichiens sont munis d'une mécanique austro-allemande (Prellzungenmechanik), associée avec des étouffoirs de type Kastendämpfer (Einzeldampfer). Vers 1840, un nouveau type d'étouffoir désigné par le terme Hebeldämpfer est progressivement utilisé.

Tessiture. Leur tessiture évolue de la manière suivante:

- 5 octaves à partir de 1775 environ.
- plus de 5 octaves, à partir de 1794 environ: 5 octaves et une seconde, 5 octaves et une tierce, 5 octaves et une quinte;
- 6 octaves, à partir de 1808 environ;
- plus de 6 octaves vers 1815-1820;
- 6 octaves et une seconde : instruments viennois de 1820 à 1835 environ;
- 6 octaves et une quarte: instruments viennois de 1815 à 1825 environ;
- 6 octaves et une quinte: instruments viennois et allemands de 1825 à 1850 environ;
- 6 octaves et une sixte de 1830 à 1845 environ;
- 7 octaves, à partir de 1845.

Cordes. Les plus anciens témoins sont bicordes sur toute leur tessiture, excepté les dernières notes aiguës qui sont, elles, tricordes. Progressivement, les choeurs tricordes vont devenir plus nombreux par opposition aux choeurs bicordes qui se limiteront au registre grave. Les cordes filées apparaissent vers 1820-1825. Les premières barres métalliques ne sont utilisées que dans les années 1830.

Chevalet. Le chevalet n'est pas divisé avant les années 1820-1825.

Jeux. Jusqu'au début du XIXè siècle, les pianoforte allemands et viennois sont munis de deux jeux: Fortezug (forte) et Pianozug (céleste), actionnés par des genouillères ou des registres. De 1808 à 1840 environ, ils possèdent trois à huit pédales qui actionnent six jeux différents éventuellement dédoublés : Fortezug (forte), Pianozug (céleste), Verschiebung (una corda), Lautenzug (luth);Fagottzug (basson), Janitscharenmusik (turquerie). A partir de 1840, le nombre de pédales se réduit à deux Verschiebung (una corda) et Fortezug (forte).

Pianos à queue français

La facture française, à la fois liée à la facture anglaise sur certains points, et à la fois tout à fait autonome sur d'autres points, présente les caractéristiques suivantes :

Meuble. L'évolution du meuble des pianos à queue est nettement plus marquée en France que dans les autres pays. Elle suit assez fidèlement les courants des arts décoratifs, en particulier au niveau de l'ornementation. Le pianoforte de P. Taskin est l'unique représentant du style Louis XVI. La production de Sébastien Erard illustre, quant à elle, le style Empire. Après 1830, les lignes et structures assouplies des pianos à queue témoignent du goût nouveau caractéristique du style Louis-Philippe.

Pieds. Le pianoforte de Taskin, de 1788, possède des pieds en carquois, typiques du style Louis XVI. Les témoins postérieurs, de 1801 à 1818, sont munis de pieds tronconiques. Ce type de pied est abandonné vers 1825 en faveur de pieds tournés en balustre.

Clavier. Le clavier de l'instrument de Taskin est identique à celui d'un viennois ou d'un allemand de la même époque. Les témoins ultérieurs possèdent des claviers de type anglais: marches en ivoire, feintes en ébène. frontons moulurés En 1831, les frontons sont plats tout comme dans les décennies suivantes, la firme Erard conçoit dès 1808, un nouveau genre de " piano en forme de clavecin " dans lequel le clavier est dégagé, visible sur le côté.

Mécanique. Les pianos à queue français sont munis d'une mécanique de type English grand action. En 1822, Sébastien Erard met au point la mécanique à double échappement, associée avec des étouffoirs qui agissent par en dessous des cordes. Cette mécanique constitue la base des pianos à queue modernes.

Tessiture. L'instrument de Taskin de 1788 possède une tessiture de cinq octaves et une seconde. Les pianoforte d’Erard datés de 1801 à 1808 ont un clavier de cinq octaves et une quinte. Les pianoforte de 1812 et 1818, toujours de la firme Erard, possèdent une tessiture de six octaves, tessiture caractéristique des pianos à queue allemands et viennois. Le Pleyel de 1831 couvre un ambitus de six octaves et une quarte. Mais les pianoforte de cette firme des années ultérieures (1838, 1839, 1843) ont un clavier de six octaves et une quinte, tessiture observée sur des instruments viennois et allemands uniquement et non sur des anglais. La facture française semble donc suivre, sur ce paramètre, l'exemple allemand et autrichien plutôt que l'anglais.

Cordes. En dehors de l'instrument de Taskin qui est bicorde, les instruments français sont tricordes et munis d’arceaux métalliques. Erard semble employer des cordes filées dès 1812, elles remplacent progressivement les choeurs tricordes du registre grave.

Chevalet. Le chevalet est divisé dans les pianos à queue français, excepté dans l'instrument de Taskin.

Jeux. Semblable aux instruments austro-allemands, le pianoforte de Taskin est muni de deux jeux, céleste et forte, actionnés par des genouillères. Au début du XIXè siècle, les pianos à queue de la firme Erard possèdent quatre à six jeux, ce qui semble donc indiquer un goût commun aux facteurs continentaux, pour les variétés de timbre. Les pédales semblent adoptées un peu plus tôt en France qu'en Autriche et en Allemagne, puisque dès 1801, elles sont présentes sur le pianoforte d'Erard. Après 1831, on constate que les instruments français s'alignent sur les anglais et ne sont plus munis que de deux pédales: una corda, forte.