Comme il ne s'agit pas d'un disque proprement de piano (ne correspondant alors pas au fil "CD - Nouveautés piano"), j'ouvre ici ce nouveau fil.
J'ai reçu ce double CD hier, qui vient juste de sortir ces derniers jours. Ne le cherchez pas chez les disquaires (si cela existe encore), on ne peut trouver ce disque que sur le site de crowfunding ArtistShare, spécialisé dans les artistes plutôt jazz. Cela dit, est-ce vraiment du jazz ?
Ceux qui me lisent un peu sur PM connaissent certainement l'attachement que j'ai pour Maria Schneider qui, pour moi, fait partie des grandes compositrices du XXème et XXIème siècle.
Au cours du quart de siècle qui a suivi la sortie de son premier album, Evanescence, en 1994, arrangeuse, compositrice et leader à mon avis de l'un des meilleurs grands ensembles de jazz actuels, Maria Schneider a toujours montré la façon dont une artiste intransigeante peut continuer à écrire et enregistrer de la musique selon ses propres conditions. Après trois albums pour le label allemand Enja, elle a financé et produit ses projets d'enregistrement via la plateforme pionnière ArtistShare, en utilisant un patchwork de subventions, de commandes et de soutien de mécènes pour créer une oeuvre magnifique, le plus souvent inspirée par ses rencontres avec la nature.
Son amour de la splendeur naturelle imprègne ce neuvième album "Data Lords", projet ambitieux, entreprise majeure à mon avis, qui emmène aujourd'hui son groupe de dix-huit musiciens dans un territoire où elle n’était jamais encore allée.
Récit pour une moitié édifiant (et terrifiant) et pour l'autre célébration ravissante : son message est aussi brutal et direct que ses compositions et orchestration sont subtiles.
L'idée de réaliser ce double CD lui est venue le jour où Jeff Bezos d'Amazon, Tim Cook d'Apple, Mark Zuckerberg de Facebook et Sundar Pichai de Google ont comparu devant le Congrès américain pour répondre à des questions sur leur impact hégémonique de "purs seigneurs de données" ("Data Lords"). Et ce dernier CD veut parler également de l’impact que ces entreprises ont non seulement sur les États-Unis mais sur le reste du monde.
Maria Schneider est parfaitement consciente de l'effet du monde numérique sur la créativité. Elle sent que le monde numérique réduit notre propre espace intérieur, réduit la créativité : «Je ne peux pas imaginer que je suis la seule à me sentir souvent désespérée de m'éloigner de tous les appareils qui me bombardent de bavardages sans fin, de choses sans fin - des demandes sans fin. En fermant tout et en rencontrant l’espace et le silence, je me retrouve facilement attirée par la nature, les gens, le silence, les livres, la poésie, l’art, la terre et le ciel."
À certains égards, c’est un résumé de l’album.
Maria Schneider travaille par passion. Elle a souvent témoigné sur les abus de droits d'auteur et la façon dont les structures économiques sont biaisées contre les artistes de ce nouveau monde. Elle travaille avec ArtistShare, un groupement financé par des fans qui s'assure que les artistes reçoivent une juste récompense pour leur travail.
Data Lords comprend deux CD : "The Digital World" et "Our Natural World". Une réalisation considérable, qui à mon avis emmène le jazz dans d'autres domaines, repoussant les frontières.
La première partie de "Data Lords", "Digital World" nous plonge dans une musique bouleversante, un peu terrifiante aussi, semblant avoir basculé dans un pessimisme noir .
Le premier morceau "A World Lost" exploite les cuivres de l'orchestre pour créer une espèce de ressac lourd. Une espèce de requiem moderne à l'ambiance inquiétante, servie de main de maître par les solistes, le guitariste Ben Monder (qui a joué sur le dernier album de David Bowie, «Blackstar»), et Richard Perry (sax ténor),
«Don't be Evil» (Ne soyons pas le mal), la devise de Google est raillée ici par la musique, comparée à la puissance enveloppante de l'entreprise qui nous cerne sans relâche, récoltant impitoyablement toutes nos données, le trombone de Ryan Keberle distillant ici une ambiance sombre.
Maria Schneider compose toujours ses morceaux en fonction de ses solistes : «Je veux que leur improvisation soit une partie importante du développement. Mais je dois créer ce qui va les emmener, et le point d'arrivée qui doit être senti comme inévitable".
"CQ CQ, Is Anybody There ?" est intéressant pour de nombreuses raisons : il faut savoir que le père de l'artiste était un adepte de la messagerie en code Morse, entrée précoce dans le monde numérique. CQ, CQ , is anybody there? vient de la radio amateur, domaine qui, pour Maria Schneider, a apporté à son époque un nirvana de connexion, d'échanges très fort avec des inconnus de part et d'autres du monde. Et pour elle, les médias sociaux d'aujourd'hui n'en sont qu'une pâle copie, n'ayant jamais tenu les promesses dont on nous abreuve... Selon elle, au lieu d'augmenter la connectivité, Internet a rendu les gens plus déconnectés du monde que jamais. Ce morceau, dont les rythmes sont influencés par les tempi du Morse, sonne comme si nous tombions encore plus loin dans l’abîme. Certains mots sont rythmés dans la pièce tels que: "données", "pouvoir" et "cupidité.
"Spoutnik" concerne en réalité les satellites en général, les satellites d’aujourd’hui qui sont, entre autres, utilisés comme outils de surveillance, souvent de manière néfaste. La majesté de l’espace est ici transmise, tout comme les craintes suscitées par la course à l’espace véhiculée par le saxophone baryton endolori de Scott Robinson.
"Data Lords", le dernier morceau du premier CD, commence lentement avec des accords hésitants joués par les cuivres, gardant tout le long de la pièce un rythme lent et implacable. Les passionnés d'Intelligence artificielle soulignent les vastes avantages qu'elle est censée apporter. Sauf que pour Maria Schneider, qui semble se rallier à une citation de Stephen Hawking, le développement d'une intelligence artificielle complète pourrait signifier la fin (ou l’asservissement total) de la race humaine. Les humains, limités par une lente évolution biologique, ne pourraient pas rivaliser et seraient remplacés. Dans ce morceau, Mike Rodriguez à la trompette (reliée à des systèmes électronique) et Dave Pietro à l'alto se battent contre des cuivres de plus en plus agressifs jusqu'à ce que l'alto soit noyé et que l'orchestre se calme avec lassitude.
Il faut savoir que l'enfance de Maria Schneider a été nourrie dans ce qui semble avoir été pour elle une richesse, idyllique et rurale à Windom (dans le Minnesota). Son dernier album «The Thompson Fields» teinté de nostalgie rendait hommage à cette vie tout en se penchant sur de grands thèmes actuels comme le besoin de préservation de notre planète.
Le deuxième CD qui compose Data lords, "Our natural World" est dédié à ce monde naturel et intérieur en nous-mêmes (cette partie de notre être encore non affectée par les effets secondaires laids de la technologie) et, en conséquence, la musique donne ici une teinte nettement plus optimiste que précédemment.
Il débute par le morceau "Sanzenin", nom qui évoque un ancien jardin situé à l'extérieur de Kyoto. Gary Versace à l'accordéon se promène alors dans ce jardin, sur un rythme méditatif.
"Stone Song", le morceau suivant est pour sa part farceur et espiègle, rempli de légèreté, de joie et d'invention. On y entend notamment un magnifique chorus au sax soprano.
La mélodie de "Look Up", le morceau suivant a été inspirée à la compositrice sur cette idée de "lever les yeux au ciel", vers les arbres, les oiseaux, les nuages, ou simplement vers nous mêmes, regarder à l'intérieur de nous. Ici, le tromboniste Marshall Gilkes dialogue avec le pianiste Frank Kimbrough.
"Braided Together" a été inspiré par le poème «29 décembre» du poête Ted Kooser (un des favoris de Maria Schneider). Le travail de Kooser est évoqué comme une "magnificence tranquille".
Il s'agit ici en fait de la réhamonisation d'un morceau qu'elle avait écrit pour la cantatrice Dawn Upshaw en 2012.
"Bluebird" traite, une fois n'est pas coutume, des vertus d’Internet, en particulier du site d’observation des oiseaux géré par l’Université Cornell, qui permet aux passionnés et aux universitaires de mieux comprendre les oiseaux. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que la compositrice rend hommage aux oiseaux (si un jour vous écoutez Cerulean sky, vous m'en direz des nouvelles, composition qui a été couronnée d'un Grammy Award).
Le dernier morceau "The sun waited for me" (Le soleil m'a attendu) est également inspiré d'un autre poème de Ted Kooser. Un morceau rempli d'un espoir énergique.
Signalons que le livret qui accompagne l'album est également magnifiquement conçu (illustrations d'Aaron Horkey, et objet original d'emballage réalisé par Cheri Dorr) et tout aussi essentiel que la musique par l'enrichissement de textes au scalpel de la compositrice, explicitant ses idées.
J'aime ce disque, non seulement pour la beauté des compositions et des orchestrations, mais aussi pour son message politique. Le risque et le courage pris pour créer et produire une musique comme celle-ci doivent être à mon avis applaudis. Il mérite toute notre attention. Avec "Data Lords", Maria Schneider veut nous envoyer un message fort sur la menace d'une manipulation massive de l'humanité. Grâce à son niveau de composition et d’arrangement grandiose, livré par les meilleurs musiciens de jazz qu'on puisse trouver, elle fait passer à mon avis le message de la manière la plus prégnante possible.
Maria Schneider est une personne magnifique.
Ecouter des extraits
Les musicien(ne)s :
- Maria Schneider : compositrice,direction d'orchestre
- Steve Wilson - sax alto/soprano/clarinette/flûte/flûte alto
- Dave Pietro - sax alto/clarinette/piccolo/flûte/flûte alto
- Rich Perry - sax ténor
- Donny McCaslin - sax ténor/flûte
- Scott Robinson - sax baryton/clarinettes Bb, bass & contrebasse/muson
- Tony Kadleck - trompette/bugle
- Greg Gisbert - trompette/bugle
- Nadje Noordhuis - trompette/bugle
- Mike Rodriguez - trompette/bugle
- Keith O'Quinn - trombone
- Ryan Keberle - trombone
- Marshall Gilkes - trombone
- George Flynn - trombone basse
- Gary Versace - accordéon
- Ben Monder - guitare électrique
- Frank Kimbrough - piano
- Jay Anderson - contrebase basse
- Johnathan Blake - batterie/percussion
Et pour finir, je vous mets ci-dessous la présentation par Maria Schneider du projet, lors de son lancement (en 2019) sur la plateforme de crowfunding Artist Share :
"En revisitant mes enregistrements passés, il m’est facile de voir comment ma musique a toujours reflété le monde qui m’entoure. Mais ces jours-ci, je sens que ma vie est grandement influencée par deux mondes très polarisés: le monde numérique et le monde organique. Alors qu'un monde réclame désespérément notre attention constante, l'autre n'a vraiment besoin d'aucun de nous. Au milieu du bruit et des clameurs, il nous faut maintenant de grands efforts pour observer de réelles pauses face au monde numérique afin que nous puissions accéder pleinement au monde organique qui nous soutient. Sentant ces deux mondes opposés représentés dans ma musique récente, j'ai décidé d'en faire une sortie de deux albums reflétant ces deux extrêmes polaires.
Dans le monde numérique, "les seigneurs des données", qui sont dans une course pour amasser les informations du monde entier, nous hypnotisent avec des commodités, des informations sans fin à portée de main, des divertissements illimités, du contenu «organisé» et une infinité d’autres attraits. Alors que beaucoup de ces choses nous offrent de merveilleux outils qui améliorent nos vies et nos sociétés de manière hallucinante, un grand nombre de tentations engourdissent nos esprits et nous attirent dans la soumission. Et presque sans faute, les attraits, les outils et les facilités qui nous sont fournis par ces seigneurs de données, nous obligent à négocier avec Faust notre vie privée et notre individualité contre ces avantages souvent éphémères. Avec la conséquence supplémentaire de moins en moins de contacts réels en face à face, l’absence de responsabilité réelle : les boussoles internes des humains qui mesurent l'empathie, le sens de soi et nos buts d'existence sont souvent détournées. Alimenté par des puces de silicium, des métaux des terres rares, des fermes de serveurs gourmands en énergie, ce monde numérique semble souvent tout droit sorti d'un roman de science-fiction.
Dans le monde naturel, la magie est révélée si nous détournons intentionnellement notre attention du monde virtuel pour embrasser le silence. Il n'y a pas longtemps, le monde naturel était notre seul monde. Avec un cerveau beaucoup plus libre de tout encombrement, nos esprits pouvaient se balancer et rêver - un état d’esprit qui a produit bon nombre des plus grandes idées sur cette planète. Cet espace a également laissé nos sens en alerte. Nos yeux et nos oreilles avaient vraiment faim d'absorber de nouvelles créations artistiques. Et bien que beaucoup moins de musique soit instantanément disponible littéralement au bout de nos doigts, je pense que la plupart d'entre nous se souviennent avec envie à quel point notre écoute était intentionnelle et profonde. Beaucoup plus de gens se délectaient de la nature, et la myriade de mystères qu'on y rencontrait, suscitait des questions et une recherche de sens et de but. Un vide d'espace dans nos vies a laissé les humains se tourner vers les autres pour un discours et une connexion réelle. Dans ce monde organique et analogique, nous nous sentons enracinés sur la terre en tant qu'êtres uniques. Alimenté par la lumière du soleil et l'oxygène, ainsi que 117 autres éléments, ce monde incroyablement complexe et déroutant, à l'inverse, nous offre également une simplicité à se centrer.
On pourrait dire ce que ces deux mondes représentent: numérique / analogique, virtuel / réel, inorganique / organique, yin / yang, ou une perte de soi / récupération de soi. Tout ce que je sais, c'est que je recherche la beauté sonore dans tout cela, ainsi que mon propre sens de l'équilibre entre ces deux mondes opposés.