
Gil Evans
Souvent, je me demande ce que je pourrais bien écrire ici, qui serait intéressant… L’intéressant, c’est ce qui peut être partagé, n’est-ce pas ? La connaissance de chacun. En faire profiter les autres. De mon côté, vu ce que j'ai déjà posté, vous vous doutez déjà que j'aime un peu toutes les musiques, et le jazz en particulier...
Si il y a eu "Aimez-vous Brahms ?", pourquoi n'y aurait-il pas un : "Aimez-vous Evans" ?
Envie de vous le faire mieux connaître… J’espère que le présent texte n’ennuiera pas trop par sa longueur et par certains de ses termes, peut-être trop techniques. Mais comment rendre justice et hommage en trois mots à l’un des arrangeurs les plus sublimes qui soit et cependant si peu connu?
Si peu connu… Cela s’explique… Gil Evans, puisque c’est de lui dont il s’agit (en fait Ian Ernest Gilmore Green de son vrai nom), est né le 13 mai 1912 à Toronto au Canada (a été ensuite naturalisé Américain) et décédé le 20 mars 1988 à Cuernavaca, au Mexique. Innovateur, autodidacte, compositeur, chef d'orchestre et pianiste, cet homme a bouleversé ma vie : j’ai eu la chance d’assister à plusieurs de ses concerts, de recevoir cette magnificence en direct.
J’imagine que s’il est si peu connu, par rapport à d’autres arrangeurs comme par exemple Quincy Jones où Lalo Schifrin (vous savez, celui de Mission impossible), c’est tout d’abord parce que sa production est finalement assez rare comparée à celles des deux autres… Là où ces derniers mettaient trois jours pour écrire un arrangement, Gil Evans, lui, y passait un mois… (et donc une production dix fois moindre). Mais s’il écrivait lentement, ce n'était pas à cause d’une méconnaissance de l’écriture, mais parce qu'il était un perfectionniste. Un artiste véritable, et donc qui doute. Il n’hésitait pas à passer une journée entière sur un enchaînement d’accords de quatre mesures, sur un mélange de timbres plutôt qu’un autre et ce, en fonction d’un climat visé. Il ne tombait jamais dans la facilité. On l’imagine mal d’ailleurs écrivant un album disco pour la grande consommation, alors que d’autres – et non des moindres – n’ont pas hésité à le faire. Ayant horreur du clinquant, du vulgaire ou de l’effet gratuit, il sera ignoré de toute une série de producteurs qui voulaient avant tout du commercial.
C’était un prince… A l’époque des vaches maigres (et il en a eu beaucoup), avec sa femme (et ses enfants) il lui arrivait fréquemment d’héberger chez lui des musiciens connaissant une mauvaise passe. Par exemple, dans sa période des disques Capitol (les années 50), il n’a pas hésité à héberger neuf musiciens pendant plus d’un an, dont Miles Davis et Sonny Stitt. Miles (eh oui, lui aussi en a chié) gagnait un peu d’argent de temps en temps et Gil Evans aussi, avec de rares arrangements. C’étaient leurs seules ressources et cela n’a pas dû être facile.
Cela a d'ailleurs été comme ça toute sa vie, quelques périodes un peu "fastes", beaucoup de moins fastes. A la fin de sa vie, Gil Evans vivait dans une relative misère.
"L’Histoire n’est pas faite par les heureux ou les malheureux, les chanceux ou les malchanceux mais par les hommes qui, se reconnaissant incapable au cours d’une vie trop courte de distinguer entre le bonheur ou le malheur, décident de les surmonter tous les deux, choisissent de tenir ferme à la place ou Dieu les a mis, selon leurs lumières et leurs consciences." Georges Bernanos.
Gill Evans était un homme brillant.
Personne à mon avis (si ce n'est maintenant Maria Schneider) n’a apporté autant dans l’écriture des timbres dans un big band, sur les successions harmoniques et leur disposition, en fonction des climats visés.
Si on avait à définir la recette de son génie (tant bien même que cela soit possible...), peut-être ce serait de dire (cela n’engage que moi) que le choix de l’utilisation des instruments devait se faire en fonction de trois éléments fondamentaux :
- le choix du musicien qui les joue (un peu comme un réalisateur fait un film pour un acteur précis qu’il admire),
- le timbre désiré en fonction de l’ambiance souhaitée,
- le tempérament personnel de Gil Evans, loin de toute agressivité, à la recherche de la beauté pure et des sons rares.
Sachez que :
concernant la rythmique, il y a bien sûr une batterie, une basse (d’ailleurs plus souvent de la contrebasse que de la guitare basse). Et comme la plupart du temps c’est lui qui joue du piano, son humilité l’empêche de se mettre en avant… On entend seulement quelques rares interventions parsemées de-ci, de-là au hasard de ses disques. Il a utilisé la guitare, mais pour des albums bien spécifiques (Look to the Rainbow avec Kenny Burrel ou encore l’album consacré à Jimmy Hendrix), rarement au sein d’une rythmique. Lorsqu’il se sert de percussions, c’est plutôt pour créer une ambiance, des effets. On entendra rarement chez lui, par exemple, une tumba qui joue le tempo du début à la fin d’un morceau. Ce seront plutôt, de préférence, de petites interventions de bongos, de crotales, de castagnettes, de triangle… des choses discrètes, jamais agressives. Pas de timbales mais en revanche des instruments apparemment assez éloignés du jazz, comme la harpe.
Les cuivres : il en utilise souvent la gamme quasi complète : 4 ou 5 trompettes, 3 ou 4 trombones, des cors, un contre-tuba. Gil Evans est l’un des premiers compositeurs a avoir amené des cors dans le jazz. Le tuba aussi était assez peu utilisé, en tous cas du moins comme Gil Evans va l’utiliser. Dans les orchestres Dixieland, il consistait à ne jouer que les basses. Dans Buzzard Song (Porgy & Bess), il y a du troisième tiers jusqu’à la fin du morceau un véritable chœur écrit pour le contre-tuba et la basse à l’unisson. Et comme Duke Ellington qu’il admirait beaucoup, il employait souvent les sourdines pour les trompettes et même parfois pour les trombones.
Les anches, bois : sauf dans certains disques avec Miles Davis, Gil Evans se sert assez peu des sections de saxophones. Lorsqu’il utilise des saxes, ce seront des personnalités (John Coltrane ou Cannonball Adderley, par exemple) plutôt que le pupitre traditionnel de 2 altos, 2 ténors et un baryton. Peut-être n’aimait-il pas trop le son du sax ? En revanche, il adorait celui des flûtes, mais plutôt utilisées dans le grave et le médium ; parfois une clarinette et même des instruments encore une fois apparemment assez éloignés du jazz, tels que hautbois, basson.
Voilà ce qu’on n’a jamais trouvé ailleurs, cette façon qu’il avait de disposer les instruments au sein d’un accord, mélange de timbres en fonction du climat, de ce qu'il voulait exprimer.
Ci-dessous [pour simplifier, j'ai tout écrit ici en ut : on n'est pas forcément familier avec ces choses-là mais il faut savoir que chaque instrument s’écrit de façon assez différente… Par exemple, si vous voulez un do au sax alto, sur la partition, il faut écrire un la (et un octave au dessus), un ré si c’est un sax ténor, un fa si c’est une flûte en sol…, un sol si c’est un cor en fa… etc.,etc.], voici la répartition chez Gil Evans des instruments sur un accord de C9 + -/11# :
Pas banal, et c’est toute la magie. Bien sûr, on se doute qu’avec une disposition pareille, un EXCELLENT ingénieur du son est indispensable lors des enregistrements pour bien équilibrer les puissances sonores si différentes de ces divers instruments.
Revenons aussi à ce que je disais plus haut, les heures et les heures passées sur les mélanges de timbres, sur les successions harmoniques ou même sur la disposition de celles-ci en fonction du climat visé. Ainsi, par exemple pour créer un climat d’incertitude, d’attente, il n’hésitait pas à employer des dispositions d’accords complètement inattendues, demandant des résolutions qui arrivent rarement ou bien, si elles arrivent, ce sera de nouveau sous la forme d’autres accords imprévus
Par exemple, dans les progressions harmoniques "normales", un accord de Do majeur 7 serait le plus souvent suivi d'un accord de Fa (c'est-à-dire d'un intervalle de quarte), quelle que soit son espèce. Gil Evans, lui, n'hésitera pas à écrire un Do maj 7 mais avec la 7ème majeure à la basse (le si), et le fera suivre d'un accord de Mi 9b/11# : il y a bien une quarte entre le Si et cet accord de Mi, mais l'effet est surprenant.
On trouve dans son écriture quantité de combinaisons de ce type. Il n’hésitera pas non plus à mettre la 9ème d’un accord mineur également en bas…
Ainsi, en multipliant les successions harmoniques inhabituelles, ces dispositions d’accords surprenantes et ces mélanges de timbres originaux, il crée ainsi des atmosphères un peu étranges, un peu incertaines qui lui sont propres et font de lui quelqu’un d’inimitable.
Mais tout d'abord place à la musique (avant d’attaquer une courte analyse de deux autres morceaux).
Voici The Barbara song (tiré d’un morceau de Kurt Weill issu de l’Opéra de quat’sous), enregistré dans le New Jersey en juillet 1964. Un chef-d’œuvre.
J’espère que grâce aux lignes qui ont précédé, vous n’entendez plus de la même façon.
Aucune trompette ici. Juste deux cors, un trombone, tuba, flûte, flûte basse, cor anglais, basson, saxophone ténor, piano, contrebasse, batterie et harpe.
C’est Wayne Shorter qui officie au sax ténor (le chorus qu’on entend), essayant de retrouver avec cet instrument la douceur du son du cor.
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Passons maintenant à deux autres morceaux, tirés du disque Sketches of Spain, enregistrés entre 1959 et 1960 à New-York.
D’abord Saeta (qui veut dire flèche).
Au départ, c’est un chant andalou religieux célébrant la Passion du Christ. Cela se passe ainsi : une fanfare (trompettes, tambours et tambourins, souvent grosse caisse) arrive sous le balcon d’un chanteur (rarement d’une chanteuse) et s’arrête. Celui-ci (ou celle-ci) apparaît, chante un flamenco et repart pendant que la procession se remet en route. Par extension, certaines saetas ont été – et sont encore - chantées pour d’autres motifs que la Passion, par exemple avant une grande corrida (ou même le martyre d’un supplicié sous le temps de l’inquisition dominicaine au XIII et XIVe siècles).
Ce morceau est parfaitement significatif des ambiances que pouvaient créer Gil Evans. On peut se rendre compte ici de tout le soin qu’il apportait dans les arrangements de ses compositions, y compris dans celles qui pourraient paraître peu spectaculaires, ce qui est le cas ici. On notera aussi dans ce morceau - et ce n'est pas banal - des séquences entières de musique atonale (un jour j’écrirai peut-être ici quelque chose sur ce genre de musique), mais sans qu’elles soient désagréablement choquantes, comme c’est souvent hélas le cas dans certaines œuvres contemporaines.
Encore ici le génie de Gil Evans.
Cette saeta consiste en une série de cellules mises les unes au bout des autres, et tournant autour de l'accord de sol.
Le premier accord est en tenues jouées par les bois (sûrement le basson, clarinette, cor anglais, mais sans flûtes) et une contrebasse jouée à l’archet qui joue la fondamentale et la quinte. Il n’y a pas de tierce, donc pas de détermination… Les fameuses ambiances à la Gil Evans.
Commence un solo, certains pensent que c’est une taragotte (instrument d’origine basque) en tous cas d’une sonorité à mi-chemin entre le cor de basset et le cor anglais, dans lequel l’influence arabe est certaine (rappelez-vous, l’Andalousie fut, du VIIIe au XIIIe/XIVe siècle le principal foyer de la culture musulmane en Espagne).
Ce solo est fondé sur le mode suivant :
ré – mib –fa – sol – sib (seulement effleuré) – do – ré b
Comme pendant un cours instant, il effleure le Bb, cela donne un caractère plutôt mineur à l’accord de Sol tenu derrière lui. Son rôle est d’installer une ambiance un peu étrange, un peu nostalgique, sans à-coups. Un village écrasé de chaleur, sans un brin de vent, et où rien ne se passe sinon les choses de la vie courante : un homme qui somnole dans un coin, une veille dame qui va chercher de l’eau au puit… Mais tout de même, une vague angoisse. Puis, dans le lointain, on entend une fanfare ; d’abord les tambours et tambourins, puis les trompettes qui arrivent, prennent de plus en plus d’importance pour couvrir la taragotte. La forme de cette fanfare est une marche militaire. Les trompettes jouent comme des clairons et il est important de remarquer que Gil Evans a même fait jouer de « petits canards », probablement pour faire plus vrai. Aux percussions : un tambour et un tambour de basque. Il n’est pas tombé dans la facilité qui consiste à prendre les éternelles castagnettes, dès qu’il est question de musique espagnole.
L’accord de Sol sans tierce laisse donc libre choix entre le si bécarre ou le si bémol pour la future improvisation du chanteur de flamenco, personnalisé ici par la trompette de Miles Davis.
La fanfare est arrivée sous le balcon du chanteur et les trompettes s’arrêtent pendant que les bois poursuivent leurs tenues, mais sans la contrebasse arco, et que le tambour et le tambourin tiennent l’auditoire en haleine par de petites touches. L’atmosphère est créée et le chant peu commencer (à 1minutes 13).
Miles reprend un peu le même que celui du début (celui qui était joué à la taragotte) : attaques un peu incertaines, vibrato identique. Mais il va plus loin et prend des options plus définies, comme par exemple l’apparition d’un si, qui donne alors un caractère Majeur à l’accord de sol sans tierce, qui devient donc un sol majeur. Dans un premier temps, il improvise dans la gamme suivante :
sol – la b – si – do – ré – mib – sol b
puis, plus tard, l’improvisation de Miles évolue (à 1 minute 46), avec l’apparition d’une 7ème, le fa. Son improvisation tourne maintenant autour de la gamme suivante :
do - ré – mib - fa - sol
Et une fois que cette nouvelle ambiance est installée (à 2 minutes 06), apparaissent de nouvelles tenues très lointaines de bois dans le médium aigu, mais cette fois avec les flûtes pendant que Miles continue sur la même gamme.
Or il joue la 11 ème (un do) de l’accord de sol pendant que les bois tiennent une 11 # (do#),
il joue aussi ensuite la 7eme (le fa), pendant que les bois tiennent la 7ème maj (fa#).
C’est donc à partir de là que commence la musique atonale.
C’est super habile ! D’une part, la basse de sol reste immuable et de l’autre le chant, font que cette atonalité passe très bien. Puis quand cette nouvelle ambiance est bien établie, le monologue de Miles évolue à nouveau (à 2 minutes 54).
Dans cette nouvelle cellule, il improvise sur cette gamme :
do – ré – mi b – (fa) – sol – sol# (très rarement) la – si b.
Il abandonne momentanément la 7ème (le fa), sur laquelle il ne fait que passer, et touche parfois le sol# (mais alors comme appoggiature du la). Mais en revanche, il insiste beaucoup sur le sib (la tierce mineure de l’accord de sol), ce qui donne cette fois un caractère mineur à l’accord de sol.
A 4 minutes 10, la fanfare reprend, avec les mêmes trompettes qu’au début et la même tenue de bois. La basse au début joue également les mêmes doubles cordes (sol et ré) et vers la toute fin ponctue sur les mêmes notes que les premiers temps de chaque mesure en pizzicato.
L’ensemble de la fanfare s’éloigne et s’éteint.
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Toujours dans le même disque, voici maintenant le morceau Solea.
Celui-ci est en gros fondé sur un amalgame d'accord A9 +- et sa résolution sur un ré min 7/11, autour duquel évoluent des variations orchestrales.
L’improvisation "espagnole" de Miles est à peu près basée sur une gamme où l’on retrouve l’amalgame de ces deux accords et où toutes les notes (sauf une, le ré), sont communes :
la – sib – do – do# - ré – mi –fa –sol
Toujours les tambours, toujours le chanteur de flamenco et riffs de cuivre et de bois. Pour reposer le chanteur (Miles et sa trompette), Gil Evans fait de temps en temps intervenir des sortes d’interludes, dont voici un exemple à 3 minutes 58 :
Un peu plus loin (à 7 minutes 57) , il exploite une ambiance un peu "klaxon" en utilisant des frottements entre la 5 et la 5+ du A9+-, qui d’ailleurs peuvent être également la tierce mineure et la 9ème de l’accord de ré min 7/11
Plus loin encore, d’autre frottements sont basés sur le mélange des deux accords, le tout pour créer petit à petit un crescendo où les instruments rentrent les uns après les autres, de plus en plus fort et de plus en plus dans l’aigu, crescendo qui débouche sur un hurlement de Miles (un contre-mi (en ut) contre fa# pour lui). On ne peut d’ailleurs que constater à quel point le jeu de Miles est ici admirable. Sans même parler de la beauté de son improvisation, il a une façon de triturer l’embouchure sur ses lèvres. On se demande comment il peut encore décrocher des notes suraiguës, après pratiquement neuf minutes de jeu presque ininterrompu, surtout de cette manière.
Gill Evans et Miles Davis s’admiraient. Il y avait une très grande complicité entre ces deux hommes qui se comprenaient, s’aimaient. Leur collaboration a donné des disques d’anthologie, dont celui-ci fait partie.
Presque tous les morceaux, tous les disques de Gill Evans mériteraient de figurer ici. Son disque hommage à Hendrix par exemple. Et bien d’autres.
Puisse cette page vous avoir aidé à mieux le connaître.
Et si le thème de l'orchestration/arrangement vous intéresse, comprendre un peu mieux de quoi il retourne,
vous trouverez aussi des choses ici.
